- Le Rapport annuel d’Amnesty International pour 2022 met en évidence l’existence à travers le monde de deux poids deux mesures en matière de droits humains, ainsi que l’incapacité de la communauté internationale à s’unir autour d’une application systématique des valeurs universelles de protection des droits fondamentaux.
- La réaction ferme de l’Occident à l’agression menée par la Russie contre l’Ukraine contraste fortement avec le manque déplorable d’actions dignes de ce nom face aux graves violations commises par certains de ses alliés, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte et Israël.
- Les droits des femmes et la liberté de manifester sont menacés par les États, qui manquent à leur obligation de protéger et de respecter les droits sur leur territoire.
- À l’approche des 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Amnesty International tient à rappeler qu’un système international fondé sur des règles doit s’appuyer sur les droits humains et s’appliquer à tous et à toutes, partout dans le monde.
L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie en 2022 a donné lieu à de nombreux crimes de guerre, déclenché une crise mondiale dans les secteurs de l’énergie et des denrées alimentaires, et cherché à perturber encore davantage un système multilatéral déjà faible. Elle a aussi dévoilé au grand jour l’hypocrisie des États occidentaux, qui ont réagi avec force à l’agression russe mais ont fermé les yeux sur de graves violations commises ailleurs, voire en ont été complices, a déclaré Amnesty International lors de la publication de son bilan annuel de la situation des droits humains à travers le monde.
Le Rapport 2022/23 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde constate que la pratique de deux poids deux mesures et les réponses insuffisantes aux atteintes aux droits humains commises aux quatre coins de la planète ont alimenté l’impunité et l’instabilité. Citons par exemple le silence assourdissant sur le bilan de l’Arabie saoudite en matière de droits fondamentaux, la passivité à propos de l’Égypte et le refus d’affronter le système d’apartheid mis en place par Israël contre les Palestinien·ne·s.
Ce rapport dénonce aussi le recours par la Chine à la manière forte pour étouffer toute action internationale sur les crimes contre l’humanité qu’elle a commis, ainsi que l’incapacité des institutions mondiales et régionales (paralysées par la priorité donnée par leurs membres à leurs propres intérêts) à répondre de manière satisfaisante à des conflits qui font des milliers de morts, par exemple en Éthiopie, au Myanmar et au Yémen. « L’invasion de l’Ukraine par la Russie est un exemple glaçant de ce qui peut se produire quand des États pensent pouvoir faire fi du droit international et violer les droits humains en toute impunité », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
« La Déclaration universelle des droits de l’homme est née il y a 75 ans des cendres de la Seconde Guerre mondiale. Sa pierre angulaire est la reconnaissance universelle du fait que tout le monde a des droits et des libertés fondamentales. Les droits humains ne doivent pas se perdre dans le chaos de la dynamique mondiale du pouvoir. Ils doivent guider le monde alors qu’il évolue dans un environnement de plus en plus instable et dangereux. Nous ne devons pas attendre que le monde brûle une nouvelle fois. »
Les droits humains ne doivent pas se perdre dans le chaos de la dynamique mondiale du pouvoir.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International
La pratique honteuse de deux poids, deux mesures ouvre la voie à de nouvelles atteintes aux droits humains
L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie a déclenché l’une des pires crises humanitaires et relatives aux droits humains de l’histoire européenne récente. Ce conflit a non seulement entraîné des déplacements massifs, des crimes de guerre et une insécurité énergétique et alimentaire, mais aussi réveillé le spectre effrayant de la guerre nucléaire.
La réaction a été rapide. L’Occident a imposé des sanctions économiques à Moscou et envoyé une aide militaire à Kiev, tandis que la Cour pénale internationale ouvrait une enquête sur les crimes de guerre en Ukraine et que l’Assemblée générale des Nations unies votait la condamnation de l’invasion russe, qualifiée d’acte d’agression. Cependant, cette réponse ferme et bienvenue a fortement contrasté avec les précédentes réactions aux violations massives commises par la Russie et d’autres pays, ainsi qu’avec l’insuffisance affligeante des réactions à d’autres conflits, comme en Éthiopie et au Myanmar.
Si, pour l’avenir, il est une leçon à tirer de la guerre d’agression menée par la Russie, c’est qu’il est fondamental de disposer d’un ordre international fondé sur des règles appliquées de manière effective et cohérente.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International
« Si le système avait fonctionné et demandé des comptes à la Russie pour ses crimes avérés en Tchétchénie et en Syrie, des milliers de vies auraient pu être sauvées à l’époque et aujourd’hui, en Ukraine et ailleurs. Au lieu de cela, nous nous retrouvons avec encore plus de souffrance et de dévastation », a déclaré Agnès Callamard.
« Si, pour l’avenir, il est une leçon à tirer de la guerre d’agression menée par la Russie, c’est qu’il est fondamental de disposer d’un ordre international fondé sur des règles appliquées de manière effective et cohérente. Tous les États doivent accentuer leurs efforts pour aboutir à un tel ordre renouvelé qui bénéficie à tout le monde, partout sur la planète. »
Pour les Palestinien·ne·s de Cisjordanie occupée, l’année 2022 a été la plus meurtrière depuis que les Nations unies ont commencé à recenser systématiquement le nombre de victimes, en 2006. Au moins 151 personnes, dont plusieurs dizaines d’enfants, ont ainsi été tuées par les forces israéliennes. Les autorités israéliennes ont continué de chasser des Palestinien·ne·s de chez eux, et le gouvernement a lancé des projets d’extension drastique des colonies illégales dans toute la Cisjordanie occupée. Au lieu d’exiger la fin du système d’apartheid mis en place par Israël, nombre de gouvernements occidentaux ont préféré s’en prendre à celles et ceux qui le dénonçaient.
Les États-Unis ont critiqué haut et fort les violations commises par la Russie en Ukraine et ont accueilli des dizaines de milliers d’Ukrainiennes et Ukrainiens fuyant la guerre mais, en vertu de politiques et de pratiques ancrées dans un racisme à l’égard des personnes noires, ils ont expulsé plus de 25 000 Haïtiennes et Haïtiens entre septembre 2021 et mai 2022, et infligé à nombre de ces personnes des actes de torture et d’autres mauvais traitements.
Les pays de l’Union européenne ont ouvert leurs frontières aux Ukrainien·ne·s qui fuyaient l’agression russe, montrant que, en tant que bloc parmi les plus riches du monde, ils étaient plus que capable de recevoir un grand nombre de personnes en quête de sécurité et de leur donner accès à la santé, à l’éducation et au logement. En revanche, beaucoup ont laissé leurs portes fermées à celles et ceux qui cherchaient à échapper à la guerre et à la répression en Afghanistan, en Libye et en Syrie.
« Les réactions à l’invasion de l’Ukraine par la Russie nous montrent ce qui peut être fait dès lors que la volonté politique existe. Nous avons assisté à des condamnations mondiales, à des enquêtes sur les crimes commis, et à l’ouverture des frontières aux personnes réfugiées. C’est ainsi que nous devrions réagir à toutes les violations massives des droits humains », a déclaré Agnès Callamard.
Cette politique de deux poids, deux mesures de l’Occident a enhardi des pays comme la Chine, et a permis à l’Arabie saoudite et à l’Égypte d’échapper aux critiques sur leur bilan en matière de droits humains, ou de les ignorer et de s’en détourner.
Ainsi, malgré des violations généralisées, constituant des crimes contre l’humanité, perpétrées contre les Ouïghour·e·s et d’autres minorités musulmanes, la Chine a échappé à toute condamnation internationale de la part de l’Assemblée générale, du Conseil de sécurité et du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Nous avons besoin de moins d’hypocrisie, de moins de cynisme et de plus d’action cohérente, fondée sur des principes et ambitieuse de la part de tous les États pour promouvoir et protéger l’ensemble des droits.
Agnès Callamard, secrétaire générale, Amnesty International
Le Conseil des droits de l’homme a créé un mandat de rapporteur·euse spécial·e sur la situation des droits humains en Russie et un mécanisme d’enquête sur l’Iran à la suite de la répression meurtrière des manifestations dans ce pays, mais il a décidé par un vote de ne pas enquêter davantage ni même de débattre au sujet des éléments recueillis par les Nations unies elles-mêmes indiquant que des crimes contre l’humanité pouvaient avoir été commis dans le Xinjiang (Chine), et il a renoncé à une résolution sur les Philippines.
« Les pays ont appliqué le droit relatif aux droits humains au cas par cas, faisant preuve au fil du temps d’une hypocrisie flagrante et de deux poids, deux mesures. Les États ne peuvent pas un jour critiquer des violations et le lendemain tolérer des actes similaires dans d’autres pays uniquement parce que leurs intérêts sont en jeu. C’est un comportement inadmissible, qui affaiblit la trame même des droits fondamentaux universels », a déclaré Agnès Callamard.
« Il est aussi nécessaire que les pays qui n’ont pas encore fait entendre leur voix prennent position contre les atteintes aux droits humains quel que soit l’endroit où elles se produisent. Nous avons besoin de moins d’hypocrisie, de moins de cynisme et de plus d’action cohérente, fondée sur des principes et ambitieuse de la part de tous les États pour promouvoir et protéger l’ensemble des droits. »
Une répression brutale de la dissidence partout dans le monde
En 2022, en Russie, des dissident·e·s ont été traduits en justice et des médias fermés pour avoir simplement osé mentionner la guerre en Ukraine. Des journalistes ont été emprisonnés en Afghanistan, au Bélarus, en Éthiopie, au Myanmar, en Russie et dans des dizaines d’autres pays du monde frappés par des conflits.
En Australie, en Inde, en Indonésie et au Royaume-Uni, les autorités ont adopté de nouvelles lois imposant des restrictions sur les manifestations, tandis qu’au Sri Lanka elles ont utilisé des pouvoirs d’exception pour réprimer le mouvement de protestation massif contre la crise économique croissante. La législation du Royaume-Uni donne aux policiers des pouvoirs extrêmement larges, notamment la possibilité d’interdire les « manifestations bruyantes », ce qui porte atteinte aux droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique.
La technologie a été utilisée comme une arme contre de nombreuses personnes, pour les réduire au silence, empêcher des rassemblements publics ou faire de la désinformation.
Les autorités iraniennes ont répondu au soulèvement sans précédent contre des décennies d’oppression par une force illégale, tirant des balles réelles, des projectiles en métal et du gaz lacrymogène, et rouant de coups les protestataires. Plusieurs centaines de personnes, dont des dizaines d’enfants, ont été tuées. En décembre, les forces de sécurité péruviennes ont eu recours à une force illégale, en particulier contre des membres de peuples autochtones et des campesinos, en réaction aux manifestations pendant la crise politique qui a suivi la destitution du président Pedro Castillo. La répression a aussi touché des journalistes, des défenseur·e·s des droits humains et des opposant·e·s politiques, par exemple au Mozambique et au Zimbabwe.
En réaction aux menaces croissantes visant le droit de manifester, Amnesty International a lancé en 2022 une campagne mondiale destinée à contrer les efforts redoublés que déploient certains États pour saper le droit fondamental à la liberté de réunion pacifique. Dans le cadre de cette campagne, l’organisation demande l’adoption d’un traité contre le commerce des instruments de torture, qui interdirait la fabrication et le commerce des équipements de maintien de l’ordre intrinsèquement abusifs et contrôlerait le commerce de ceux qui sont souvent utilisés pour commettre des actes de torture et d’autres mauvais traitements.
Les femmes frappées de plein fouet en l’absence de protection et de respect de leurs droits par les États
La répression de la dissidence et l’incohérence des politiques en matière de droits humains ont aussi eu de lourdes répercussions sur les droits des femmes.
La Cour suprême des États-Unis a invalidé la garantie constitutionnelle qui protégeait depuis des années le droit à l’avortement, remettant ainsi en cause d’autres droits humains, tels que les droits à la vie, à la santé, au respect de la vie privé, à la sécurité et à la non-discrimination de millions de femmes, de filles et d’autres personnes pouvant être enceintes.
À la fin de 2022, plusieurs États des États-Unis avaient adopté des lois interdisant ou restreignant l’accès à l’avortement, tandis qu’en Pologne des militant·e·s étaient poursuivis en justice pour avoir aidé des femmes à se procurer des pilules abortives.
La volonté des États de contrôler le corps, la sexualité et la vie des femmes et des filles est source de terribles violences, d’oppression et de pertes de potentiel.
Agnès Callamard, secrétaire générale, Amnesty International
Aux États-Unis, les femmes autochtones continuaient d’être touchées de manière disproportionnée par les viols et les autres formes de violences sexuelles. Au Pakistan, plusieurs meurtres de femmes tuées par un membre de leur famille ont eu un grand retentissement. Malgré cela, le Parlement n’avait toujours pas adopté à la fin de l’année le projet de loi sur la violence domestique en instance depuis 2021. En Inde, des violences contre des femmes dalits (opprimées) et adivasis (aborigènes), ainsi que d’autres crimes motivés par la haine liée à la caste, ont été commis en toute impunité.
L’Afghanistan a été le théâtre d’une régression particulièrement forte des droits des femmes et des filles à l’autonomie personnelle, à l’éducation, au travail et à l’accès aux espaces publics, due à de nombreux décrets pris par les talibans. En Iran, la « police des mœurs » a violemment arrêté Mahsa (Zhina) Amini parce qu’elle avait laissé des mèches de cheveux dépasser de son foulard. Cette jeune fille est morte en détention quelques jours plus tard après avoir, selon des témoignages crédibles, été torturée, ce qui a déclenché des manifestations dans tout le pays, au cours desquelles de nombreuses autres femmes et filles ont été blessées, arrêtées ou tuées.
« La volonté des États de contrôler le corps, la sexualité et la vie des femmes et des filles est source de terribles violences, d’oppression et de pertes de potentiel », a déclaré Agnès Callamard.
Une action mondiale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
En 2022, le monde entier a continué de souffrir des conséquences de la pandémie de COVID-19. Le changement climatique, les conflits et les crises économiques provoquées en partie par l’invasion russe de l’Ukraine ont encore aggravé les menaces pesant sur les droits humains.
Du fait de la crise économique, 97 % de la population vivait dans la pauvreté en Afghanistan. En Haïti, plus de 40 % de la population se trouvait en situation d’insécurité alimentaire aiguë à cause de la crise politique et humanitaire, exacerbée par la violence généralisée des gangs.
Nous n’avons aucune chance de survivre à ces crises sans institutions internationales aptes à s’acquitter de leurs fonctions.
Agnès Callamard, secrétaire générale, Amnesty International
Les phénomènes météorologiques extrêmes accentués par le réchauffement rapide de la planète ont provoqué la famine et la maladie dans plusieurs pays d’Asie du Sud et d’Afrique subsaharienne, tels que le Nigeria et le Pakistan, où les inondations ont eu des effets catastrophiques sur la vie et les moyens de subsistance de la population et ont provoqué des épidémies de maladies à transmission hydrique, qui ont fait des centaines de morts.
Dans ce contexte, les États n’ont pas agi dans l’intérêt supérieur de l’humanité et n’ont pas su réduire leur dépendance aux énergies fossiles, principal facteur qui nous pousse vers la plus grande menace à la vie que nous ayons jamais connue. Cet échec collectif est un autre exemple flagrant de la faiblesse des systèmes multilatéraux actuels.
« Le monde est assailli de crises qui se télescopent : multiplication des conflits armés, cruauté de l’économie mondiale, qui laisse trop d’États accablés par une dette insoutenable, abus en matière de fiscalité des entreprises, utilisation de la technologie comme une arme, crise climatique, évolution des rapports de pouvoir, etc. Nous n’avons aucune chance de survivre à ces crises sans institutions internationales aptes à s’acquitter de leurs fonctions », a déclaré Agnès Callamard.
Des institutions internationales défaillantes à remettre en état de marche
Il est indispensable que les institutions et les systèmes internationaux destinés à protéger nos droits soient renforcés plutôt qu’affaiblis. La première étape est de financer pleinement les mécanismes de défense des droits humains des Nations unies, afin que des enquêtes puissent être menées, que l’obligation de rendre des comptes soit garantie et que justice soit rendue.
Amnesty International demande aussi une réforme du principal organe de prise de décisions de l’ONU, le Conseil de sécurité, afin de faire entendre la voix des pays et des situations qui sont traditionnellement ignorés, en particulier dans l’hémisphère sud.
« Le système international a besoin d’être sérieusement réformé pour tenir compte des réalités actuelles. Nous ne pouvons pas laisser les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies continuer de brandir leur pouvoir de veto et d’abuser de leurs privilèges sans contrôle. Le manque de transparence et d’efficacité du processus de prise de décisions du Conseil de sécurité expose la totalité du système à la manipulation, aux abus et aux dysfonctionnements », a déclaré Agnès Callamard.
Heureusement, tandis que les gouvernements obnubilés par leurs propres intérêts ne font rien pour mettre nos droits fondamentaux au premier plan, le mouvement de défense des droits humains montre qu’il reste possible de tirer de l’inspiration et de l’espoir des populations mêmes que les États devraient protéger.
En Colombie, l’action militante et judiciaire persistante en faveur des droits des femmes a joué un rôle dans la décision de la Cour constitutionnelle de dépénaliser l’avortement pendant les 24 premières semaines de la grossesse. Au Soudan du Sud, Magai Matiop Ngong, condamné à mort à l’âge de 15 ans en 2017, a été libéré de prison. Sa remise en liberté est intervenue après qu’une pétition réclamant sa libération a recueilli plusieurs milliers de signatures à travers le monde.
Alors qu’il serait facile de céder au désespoir face aux atrocités et aux atteintes aux droits humains, des gens ont montré tout au long de l’année 2022 que nous ne sommes pas impuissant·e·s.
Agnès Callamard, secrétaire générale, Amnesty International
Au Guatemala, le militant écologiste autochtone maya Bernardo Caal Xol a bénéficié d’une libération conditionnelle après avoir passé quatre ans en détention sur la base d’accusations forgées de toutes pièces. En Espagne, après des années de campagne des mouvements de défense des femmes, le Parlement a adopté une loi plaçant le consentement au cœur de la définition juridique du viol. Le Kazakhstan et la Papouasie-Nouvelle-Guinée ont abrogé la peine de mort.
« Alors qu’il serait facile de céder au désespoir face aux atrocités et aux atteintes aux droits humains, des gens ont montré tout au long de l’année 2022 que nous ne sommes pas impuissant·e·s », a déclaré Agnès Callamard.
« Nous avons été témoins d’actes de défiance iconiques, comme les manifestations de femmes afghanes contestant le régime taliban et des femmes iraniennes marchant tête nue en public ou se coupant les cheveux pour protester contre les lois sur le port obligatoire du voile. Des millions de personnes soumises à l’oppression systématique du patriarcat ou du racisme sont descendues dans la rue pour réclamer un avenir meilleur. Elles l’avaient déjà fait les années précédentes et ont recommencé en 2022. Cela devrait rappeler aux détenteurs du pouvoir que nous ne serons jamais des spectateurs et spectatrices passifs de leurs attaques contre notre dignité, notre égalité et notre liberté. »
Les conflits continuent d’engendrer des souffrances sur fond d’inégalités de traitement et de défaillance des responsables politiques
L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie en 2022 a déclenché une crise mondiale dans les secteurs de l’énergie et des denrées alimentaires, qui a frappé l’Afrique de plein fouet, et visait à perturber encore davantage le système multilatéral et les systèmes régionaux déjà faibles qui étaient censés protéger les droits humains sur le continent. Elle a également mis au jour l’incohérence des réactions face aux crises survenues à différents endroits de la planète. Alors que les États occidentaux ainsi que certains États africains ont réagi avec force à l’agression russe en Ukraine, ils ont fermé les yeux sur de graves atteintes commises dans des pays africains, notamment au Burkina Faso, en Éthiopie, au Mali, au Mozambique, en République centrafricaine et en République démocratique du Congo (RDC), a déclaré Amnesty International lors de la publication de son bilan annuel de la situation des droits humains à travers le monde.
Selon le Rapport 2022/23 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, la pratique consistant à faire « deux poids, deux mesures » et les réactions insuffisantes aux atteintes aux droits humains ont favorisé l’impunité et l’instabilité. Le rapport montre également que les conflits, les perturbations économiques découlant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les conditions météorologiques extrêmes, accentuées par le changement climatique, ont entravé les efforts de redressement face à la pandémie de COVID-19. Par conséquent, les droits de millions de personnes à l’alimentation, à la santé et à un niveau de vie suffisant étaient gravement menacés sur l’ensemble du continent africain.
Alors que l’attention de la communauté internationale s’est tournée vers l’Ukraine, l’Afrique est demeurée en proie à des conflits, qui ont continué à causer des souffrances et des déplacements de personnes en grand nombre.
Samira Daoud, directrice pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, Amnesty International
En outre, le rapport met en évidence le fait que les institutions mondiales et régionales, telles que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Union africaine, n’ont pas pris les mesures nécessaires face aux crimes de droit international commis dans des pays comme la Chine, le Myanmar ou le Yémen, ainsi que sur le continent africain, y compris au Burkina Faso, en Éthiopie et au Soudan du Sud.
« Alors que l’attention de la communauté internationale s’est tournée vers l’Ukraine, l’Afrique est demeurée en proie à des conflits, qui ont continué à causer des souffrances et des déplacements de personnes en grand nombre, notamment au Burkina Faso, au Cameroun, en Éthiopie, au Mali, au Mozambique, en République centrafricaine et au Soudan du Sud », a déclaré Samira Daoud, directrice du programme Afrique de l’Ouest et Afrique centrale à Amnesty International.
« L’Afrique tardait déjà à se remettre du COVID-19, mais la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a entraîné une explosion des cours du pétrole, qui a fait augmenter le coût des produits de base, d’où la difficulté pour la population de se procurer des aliments et d’autres produits de première nécessité. Dans des économies fragiles comme au Liberia, au Soudan du Sud et au Zimbabwe, de nombreuses personnes peinent à survivre, ce qui compromet leurs droits socioéconomiques. »
La pratique honteuse qui consiste à faire « deux poids, deux mesures » ouvre la voie à de nouvelles atteintes aux droits humains
L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie a déclenché l’une des pires crises humanitaires et relatives aux droits humains de l’histoire européenne récente, mettant en exergue la situation qui est celle de nombreuses personnes en RDC, en République centrafricaine, au Soudan du Sud et au Mozambique, ainsi qu’au Sahel, et les terribles défaillances des responsables politiques s’agissant de résoudre ces conflits.
En dépit des nombreux conflits qui faisaient rage dans l’ouest, le centre, l’est et le sud de l’Afrique, quelques progrès ont été constatés en ce qui concerne la concrétisation des droits des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations, ainsi que l’obligation de rendre des comptes pour les graves atteintes aux droits humains qui pouvaient s’apparenter à des crimes de droit international.
En 2022, l’Union africaine (UA) a célébré son 20e anniversaire. Il était attendu qu’elle redouble d’efforts dans la résolution des conflits et la lutte contre l’impunité, et qu’elle se recentre sur son objectif ambitieux de « faire taire les armes » et de débarrasser le continent du fléau des conflits d’ici à 2030. Au lieu de cela, la réaction de cette organisation continentale face aux graves atteintes aux droits humains commises dans le contexte des conflits sévissant dans la région a été au mieux timide, voire inexistante.
Au Soudan du Sud, les victimes de crimes de droit international attendaient toujours, pour la septième année consécutive, que l’UA agisse de manière décisive et mette en place le Tribunal mixte. L’année 2022 a marqué le septième anniversaire de l’accord de paix conclu à l’instigation de l’UA en vue de la création du Tribunal mixte pour le Soudan du Sud et la neuvième année de conflit dans le pays.
En Éthiopie, l’UA a joué un rôle de médiation efficace dans la signature d’un accord de paix après deux années d’un conflit violent dans le nord du pays. Néanmoins, elle est demeurée tristement silencieuse lorsque les autorités éthiopiennes ont continué à discréditer la commission d’enquête sur la situation dans le Tigré diligentée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et à lui interdire l’accès à la région. En outre, l’accord ne prévoyait pas clairement comment garantir le respect de l’obligation de rendre des comptes pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et passait sous silence l’impunité qui prévalait dans le pays.
Bien que les efforts de médiation de l’UA aient abouti à des accords de cessation des hostilités dans certains pays comme l’Éthiopie, de nombreux autres conflits continuaient de faire rage. Encouragés par le manque d’attention et d’action décisive de la part de l’UA et de l’ONU, des groupes armés et des forces gouvernementales ont continué à prendre pour cible des civil·e·s dans le contexte de conflits sur tout le continent, semant la mort et la destruction.
Au Burkina Faso, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) et l’État islamique au Sahel (EIS), deux groupes armés, ont attaqué plusieurs villes et villages, tuant des personnes et bafouant le droit humanitaire. À Djibo, le GSIM a détruit une infrastructure hydraulique qui approvisionnait plus de 300 000 habitant·e·s. Au moins 80 personnes, principalement des civil·e·s, ont été tuées par des combattants de l’EIS qui ont attaqué Seytenga en juin 2022. Les assaillants seraient allés de maison en maison pour abattre les hommes présents.
Au Mali, des membres du GSIM ont attaqué trois villages du cercle de Bankass, tuant au moins 130 personnes en mai 2022. À Moura, plusieurs dizaines de personnes ont été exécutées sommairement par des militaires maliens et leurs alliés en mars. Ces mêmes forces ont tué 50 civil·e·s à Hombori en avril 2022.
Au Cameroun, des groupes armés séparatistes s’en sont pris à des personnes, des établissements de santé et des écoles dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Des groupes armés ont aussi attaqué des villages dans la région de l’Extrême-Nord, tuant et enlevant des dizaines de civil·e·s. En République centrafricaine, au moins 100 civil·e·s ont été tués par des groupes armés ou par les forces gouvernementales entre février et mars 2022.
Les attaques contre la population civile se sont aussi intensifiées dans l’est de la RDC, où des groupes armés ont tué plus de 1 800 civil·e·s. Dans le Nord-Kivu, les combats entre l’armée congolaise et les rebelles du M23 ont contraint plus de 200 000 personnes à fuir leur domicile. Selon des données recueillies par l’ONU, au moins 250 personnes déplacées, dont 180 rien qu’en Ituri, ont été tuées pendant l’année dans des attaques délibérées lancées contre les camps où elles vivaient dans l’est du pays.
Des acteurs étatiques et non étatiques continuent de bafouer les droits humains et le droit international humanitaire en toute impunité.
Tigere Chagutah, directrice pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe, Amnesty International
Au Mozambique, un groupe armé se faisant appeler Al Shabaab a commis des crimes de guerre en décapitant des civil·e·s, en enlevant des femmes et des filles, et en pillant et brûlant des villages dans le nord du pays. Le 21 mai 2022, il a attaqué les villages de Chicomo, Nguida et Nova Zambezia, dans le district de Macomia, et a incendié des maisons, ravagé les cultures, décapité 10 personnes et enlevé des femmes et des filles.
« L’impunité de longue date dont jouissent les auteurs d’atteintes aux droits humains du Burkina Faso jusqu’à la République centrafricaine, en passant par l’Éthiopie, le Cameroun, le Mozambique et le Soudan, ne fait que favoriser les conflits et les atteintes aux droits humains en Afrique. Des acteurs étatiques et non étatiques continuent de bafouer les droits humains et le droit international humanitaire en toute impunité. Les atteintes aux droits humains ne peuvent rester sans conséquences », a déclaré Tigere Chagutah, directeur du programme Afrique de l’Est et Afrique australe à Amnesty International.
« Les parties aux différents conflits armés doivent protéger les personnes civiles, notamment en cessant de mener des assauts délibérés contre la population et les infrastructures civiles et en mettant fin aux attaques aveugles. Elles doivent aussi permettre aux organisations humanitaires d’accéder sans entraves et en toute sécurité aux populations en danger. »
Une répression brutale de la dissidence partout dans le monde
En 2022, dans le monde entier, les autorités ont fait appel à différentes stratégies pour réduire au silence la dissidence pacifique. En Afrique, la répression a aussi touché des journalistes, des défenseur·e·s des droits humains et des opposant·e·s politiques, par exemple au Cameroun, en Éthiopie, en Eswatini, en Guinée, au Mali, au Mozambique, au Sénégal et au Zimbabwe.
La répression du droit à la liberté de réunion pacifique s’est intensifiée, les autorités se servant de la sécurité nationale ou du COVID-19 comme prétexte pour interdire, étouffer ou disperser violemment des manifestations. En Guinée, des procédures judiciaires ont été lancées à l’égard de militant·e·s ayant protesté contre les autorités de transition, lesquelles imposaient une interdiction totale de manifester depuis mai.
La mort de nombreux manifestant·e·s attribuée au recours excessif à la force par les forces de sécurité a été signalée en Guinée, au Kenya, au Nigeria, en RDC, au Sénégal, en Sierra Leone, en Somalie, au Soudan et au Tchad, entre autres.
Dans de nombreux pays, des opposant·e·s politiques, des militant·e·s, des blogueurs et blogueuses, des journalistes et des défenseur·e·s des droits humains ont été ou demeuraient détenus arbitrairement en 2022 simplement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression. Au Cameroun, plus d’une centaine de personnes des régions anglophones et de sympathisant·e·s du principal parti d’opposition sont détenus pour avoir exprimé leur opinion. Au Zimbabwe, le dirigeant de l’opposition Job Sikhala, arrêté en juin 2022, est toujours détenu, bien qu’il n’ait été déclaré coupable d’aucune infraction.
Des médias ont été suspendus ou se sont vu infliger de lourdes amendes, notamment au Mali, au Togo et au Sénégal, pour avoir diffusé ou publié des informations critiques à l’égard du régime.
La technologie a été utilisée comme une arme contre de nombreuses personnes, pour les réduire au silence, empêcher des rassemblements publics ou faire de la désinformation. En réaction aux menaces croissantes visant le droit de manifester, Amnesty International a lancé en 2022 une campagne mondiale destinée à contrer les efforts redoublés que déploient certains États pour saper le droit fondamental à la liberté de réunion pacifique. Dans le cadre de cette campagne, l’organisation demande l’adoption d’un traité contre le commerce des instruments de torture, qui interdirait la fabrication et le commerce des instruments de maintien de l’ordre intrinsèquement abusifs et permettrait de contrôler le commerce de ceux qui sont souvent utilisés pour commettre des actes de torture et d’autres mauvais traitements.
Les femmes frappées de plein fouet en l’absence de protection et de respect de leurs droits par les États
La répression de la dissidence et l’incohérence des politiques en matière de droits humains ont aussi eu de lourdes répercussions sur les droits des femmes.
Les filles enceintes étaient toujours exclues du système scolaire en Guinée équatoriale et en Tanzanie. Les violences fondées sur le genre sont restées très fréquentes dans toute la région. En Afrique du Sud, les féminicides ont connu une hausse de 10,3 % : 989 femmes ont été tuées entre juillet et septembre 2022. Les viols et les autres infractions à caractère sexuel ont progressé de 10,8 % et 11 %, respectivement.
Dans de nombreux pays, notamment en Guinée, les victimes de viol ont continué de souffrir du manque de prévention et de protection contre ce type d’infractions et n’avaient pas suffisamment accès aux soins médicaux, aux services et aux soins de santé sexuelle et reproductive, à un soutien psychologique ni à une aide juridique et sociale.
Cependant, quelques évolutions positives ont eu lieu. Le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant a estimé que la politique d’exclusion pratiquée par la Tanzanie à l’égard des filles enceintes en milieu scolaire violait la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant et a recommandé qu’elle soit revue.
Au Zimbabwe, une loi interdisant les mariages précoces et les mariages d’enfant a été adoptée.
En Sierra Leone, 800 mineur·e·s ont été rescolarisés, notamment des filles enceintes et des filles qui avaient abandonné leur scolarité à cause d’une grossesse.
Une action mondiale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a interrompu l’approvisionnement en blé dont de nombreux pays africains dépendaient. La hausse des prix des combustibles, autre conséquence de la guerre en Europe, a entraîné une explosion des prix des denrées alimentaires qui a touché de manière disproportionnée les groupes les plus marginalisés.
L’insécurité alimentaire s’est aggravée du fait du conflit et de la sécheresse dans plusieurs pays d’Afrique, une grande partie de la population se retrouvant ainsi confrontée à une famine aiguë, notamment en Angola, au Burkina Faso, au Kenya, à Madagascar, au Niger, en République centrafricaine, en Somalie, au Soudan, au Soudan du Sud et au Tchad. En Angola, dans les provinces de Cunene, Huíla et Namibe, l’insécurité alimentaire était parmi les pires au monde et, à certains endroits, des adultes et des enfants en ont été réduits à manger de l’herbe pour survivre.
Des institutions internationales défaillantes à remettre en état de marche
Il est indispensable que les institutions et les systèmes internationaux destinés à protéger nos droits soient renforcés plutôt qu’affaiblis. La première étape est de soutenir et de financer pleinement les mécanismes de protection des droits humains des Nations unies et du continent africain, y compris l’UA et la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, afin que des enquêtes puissent être menées, que l’obligation de rendre des comptes soit garantie et que justice soit rendue.
Amnesty International demande aussi une réforme du principal organe de prise de décisions de l’ONU, le Conseil de sécurité, afin de faire entendre la voix des États et de faire connaître les situations qui sont habituellement ignorés, en particulier dans les pays du Sud.
« Le système international a besoin d’être sérieusement réformé pour tenir compte des réalités actuelles. Nous ne pouvons pas laisser les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU continuer de brandir leur droit de veto et d’abuser de leurs privilèges sans contrôle. Le manque de transparence et d’efficacité du processus de prise de décisions du Conseil de sécurité expose la totalité du système à la manipulation, aux abus et aux dysfonctionnements », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
Heureusement, tandis que les gouvernements obnubilés par leurs propres intérêts ne font rien pour mettre nos droits fondamentaux au premier plan, le mouvement de défense des droits humains montre qu’il reste possible de tirer de l’inspiration et de l’espoir des populations mêmes que les États devraient protéger.
Nous ne serons jamais des spectateurs et spectatrices passifs de leurs attaques contre la dignité, l’égalité et la liberté.
Agnès Callamard, secrétaire générale, Amnesty International
Au Soudan du Sud, Magai Matiop Ngong, condamné à mort à l’âge de 15 ans en 2017, a été libéré de prison. Sa remise en liberté est intervenue après qu’une pétition réclamant sa libération a recueilli plusieurs milliers de signatures à travers le monde.
« Alors qu’il serait facile de céder au désespoir face aux atrocités et aux atteintes aux droits humains, des personnes ont montré tout au long de l’année 2022 que nous ne sommes pas impuissant·e·s », a déclaré Agnès Callamard.
« Des millions de personnes soumises à l’oppression systématique du patriarcat ou du racisme sont descendues dans la rue pour réclamer un avenir meilleur. Elles l’avaient déjà fait les années précédentes et ont recommencé en 2022. Cela devrait rappeler aux détenteurs et détentrices du pouvoir que nous ne serons jamais des spectateurs et spectatrices passifs de leurs attaques contre la dignité, l’égalité et la liberté. »
Des droits humains affaiblis par une politique de « deux poids, deux mesures » et par l’absence de réponses satisfaisantes
Dans toute l’Amérique, des États ont manqué à leurs devoirs envers leurs populations tout au long de l’année dernière, en faisant des promesses sans lendemain, en appliquant le principe du « deux poids, deux mesures » et en ne respectant pas leurs obligations internationales en matière de droits humains. Une réalité dénoncée par Amnesty International à l’occasion de la sortie, mardi 28 mars, de son Rapport annuel dans la région. « Malgré les promesses de prospérité, de sécurité, de progrès social et de sauvegarde de l’environnement, de nombreux gouvernements américains ont tourné le dos aux femmes, aux réfugié·e·s et aux autres groupes historiquement marginalisés, tout en ne prenant pas la mesure de la crise climatique et en réprimant férocement celles et ceux qui osaient s’élever contre les injustices et les inégalités. Il est grand temps que les États assument leurs responsabilités en matière de droits fondamentaux et mettent un terme aux injustices qui ravagent la région », a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice d’Amnesty International pour la région Amériques.
Il est grand temps que les États assument leurs responsabilités en matière de droits fondamentaux et mettent un terme aux injustices qui ravagent la région.
Erika Guevara-Rosas, directrice pour les Amériques, Amnesty International
Amériques : faits et chiffres
Des dissidentes et des dissidents cibles d’une répression impitoyable
En réaction aux menaces croissantes visant le droit de manifester, Amnesty International a lancé en 2022 une campagne mondiale destinée à contrer les efforts redoublés que déploient certains États pour saper le droit fondamental à la liberté de réunion pacifique.
Sur tout le continent américain, des millions de personnes, aux côtés des organisations sociales et des militant·e·s, sont descendues dans la rue pour réclamer la concrétisation de droits économiques et sociaux fondamentaux, la fin des violences liées au genre, la remise en liberté de personnes injustement détenues et le respect de l’environnement. Dans de nombreux pays, les autorités ont réagi par des atteintes aux droits à la vie, à la liberté, à un procès équitable et à l’intégrité physique des personnes.
Les cas de recours excessif à la force et d’homicides illégaux imputables aux forces de sécurité étaient monnaie courante dans toute la région, les quartiers à faibles revenus et racisés étant particulièrement touchés. Au Brésil, 84 % des personnes tuées par la police étaient noires (c’était le cas de 23 personnes tuées dans une opération de police menée en mai à Rio de Janeiro). Aux États-Unis, plus de 75 personnes ont été arrêtées après avoir participé à des manifestations en réaction à la mort de Jayland Walker, un homme noir abattu de 46 balles par la police en juin à Akron, dans l’Ohio.
Au Venezuela, selon le Comité des parents des victimes du caracazo (COFAVIC), une organisation de défense des droits humains, les forces de sécurité auraient procédé à 488 exécutions extrajudiciaires entre janvier et septembre. La mission d’établissement des faits sur le Venezuela instaurée par l’ONU a recueilli des informations mettant en évidence une manipulation du système judiciaire en vue de soustraire à la justice les policiers et les militaires responsables de violations des droits humains. Elle a aussi identifié les chaînes de commandement reliant directement les auteurs présumés de ces actes au gouvernement de Nicolás Maduro. Le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur les crimes contre l’humanité qui auraient été commis au Venezuela. Il s’agissait de la première procédure de ce type visant une situation dans la région.
En décembre, les forces de sécurité péruviennes ont eu recours à des moyens excessifs et meurtriers, en ayant un comportement raciste à l’égard de membres de peuples autochtones et de petits paysans et paysannes, en réaction aux manifestations pendant la crise politique qui a suivi la destitution du président Pedro Castillo, en décembre. Les actions de répression menées par les États ont fait au moins 49 morts. Onze personnes sont décédées en raison de blocages du réseau routier. Un policier et six soldats ont été tués. Des centaines de personnes ont également été blessées depuis le début des troubles.
La détention arbitraire restait une pratique courante dans toute la région. Les personnes détenues étaient souvent torturées ou maltraitées et, dans certains cas, soumises à une disparition forcée. En mars 2022, les autorités salvadoriennes ont décrété l’état d’urgence en réponse à une forte augmentation des homicides attribués à des bandes armées. Cette mesure a donné lieu à des violations massives des droits humains, plus de 65 000 arrestations et un grand nombre de procès inéquitables.
Au Nicaragua, les autorités avaient révoqué fin décembre le statut juridique d’au moins 3 144 organisations, fermé au moins 12 universités, emprisonné des journalistes et harcelé des militant·e·s et des opposant·e·s politiques. En février 2023, elles ont contraint à l’exil plus de 222 personnes et déchu de leur nationalité plus de 300 individus, dont des défenseur·e·s des droits humains de premier plan, des écrivain·e·s et des journalistes.
La défense des droits fondamentaux reste une mission périlleuse dans toute la région. Pour ne prendre que l’exemple de la Colombie, au moins 189 personnalités de la société civile et défenseur·e·s des droits humains y ont été tués au cours de l’année. Il y a eu l’an dernier au Venezuela au moins 396 attaques contre des défenseur·e·s des droits humains (actes d’intimidation, stigmatisation, menaces, etc.) ; au Guatemala, des juges, des procureur·e·s, des défenseur·e·s des droits humains et des manifestant·e·s ont fait l’objet de poursuites pénales infondées. La liberté de la presse restait menacée, comme au Mexique, qui a connu l’année la plus meurtrière de son histoire dans ce domaine (13 personnes travaillant pour les médias tuées), ou en Colombie, en Haïti et au Venezuela, où des journalistes ont également été tués.
Deux poids, deux mesures : une attitude éhontée qui porte atteinte aux droits des réfugié·e·s
Dans le contexte des crises humanitaires et des droits humains qui touchaient le continent américain, le nombre de personnes qui quittaient leur pays en quête d’une protection s’est fortement accru. Au moins 7 170 000 personnes ont quitté le Venezuela et le nombre de personnes fuyant Cuba et Haïti a par ailleurs fortement augmenté, venant s’ajouter au flux constant d’hommes et de femmes qui fuyaient les pays d’Amérique centrale. L’UNICEF a enregistré 5 000 mineur·e·s ayant traversé le dangereux « bouchon du Darién » entre la Colombie et le Panama au premier semestre 2022, soit le double du nombre recensé pour la même période en 2021.
Pourtant, aux États-Unis, des juridictions fédérales ont confirmé l’application des Protocoles de protection des migrants et des dispositions du chapitre 42 du Code des États-Unis, causant un tort irréparable à des dizaines de milliers de demandeuses et demandeurs d’asile expulsés vers le Mexique, où ils étaient en danger. De leur côté, les autorités mexicaines ont continué de collaborer avec les pouvoirs publics américains pour empêcher d’autres personnes d’aller se réfugier aux États-Unis, plaçant en détention au moins 281 149 personnes dans les centres surpeuplés des services de l’immigration et expulsant au moins 98 299 personnes, venant principalement d’Amérique centrale, dont des milliers de mineur·e·s non accompagnés.
Les États-Unis ont critiqué haut et fort les violations commises par la Russie en Ukraine et ont accueilli des dizaines de milliers d’Ukrainiennes et Ukrainiens fuyant la guerre mais, en vertu de politiques et de pratiques ancrées dans un racisme à l’égard des personnes noires, ils ont expulsé plus de 25 000 Haïtiennes et Haïtiens entre septembre 2021 et mai 2022, et soumis nombre de ces personnes à des pratiques de détention arbitraire et à des traitements humiliants constituant de fait des actes de torture racistes.
Les femmes et les personnes LGBTQI+ au premier rang des victimes de la démission des États en matière de respect des droits fondamentaux
Les droits des femmes ont fait l’objet d’attaques incessantes dans plusieurs pays de la région, où les autorités ont pris des mesures portant gravement atteinte aux droits sexuels et reproductifs. La Cour suprême des États-Unis a invalidé la garantie constitutionnelle qui protégeait depuis des années le droit à l’avortement, remettant ainsi en cause d’autres droits humains, tels que les droits à la vie, à la santé, au respect de la vie privé, à la sécurité et à la non-discrimination de millions de femmes, de filles et d’autres personnes pouvant être enceintes. Fin 2022, plusieurs États des États-Unis avaient adopté des lois interdisant ou restreignant l’accès à l’avortement.
Au Salvador, où l’avortement restait totalement interdit, deux femmes au moins étaient toujours incarcérées pour des faits liés à des urgences obstétriques, dont l’une purgeait une peine de 50 ans d’emprisonnement, la sanction maximale prévue en pareilles circonstances. En République dominicaine, le Congrès n’avait toujours pas remis à l’ordre du jour une réforme du Code pénal prévoyant la dépénalisation de l’avortement.
La volonté des États de contrôler le corps, la sexualité et la vie des femmes et des filles est source de terribles violences, d’oppression et de pertes de potentiel,
Agnès Callamard, secrétaire générale, Amnesty International
Dans un certain nombre de pays, les autorités ont failli à leur obligation de protection des femmes et des filles contre les violences liées au genre et n’ont pas pris de mesures pour remédier à l’impunité des responsables de ces crimes. Aux États-Unis, les femmes autochtones continuaient d’être touchées de manière disproportionnée par les viols et les autres formes de violences sexuelles. Des centaines de féminicides ont été enregistrés dans des pays comme l’Argentine, le Mexique ou le Venezuela. Au Mexique, le gouvernement a continué de stigmatiser les féministes qui dénonçaient son inaction face aux violences fondées sur le genre. Dans certains États du pays, les forces de sécurité n’ont pas hésité à frapper brutalement des manifestant·e·s et à procéder à des arrestations arbitraires.
« La volonté des États de contrôler le corps, la sexualité et la vie des femmes et des filles est source de terribles violences, d’oppression et de pertes de potentiel », a déclaré Agnès Callamard.
Des progrès ont cependant été enregistrés dans le domaine des droits sexuels et reproductifs, ainsi que dans celui des droits des personnes LGBTI. En Colombie, la mobilisation déterminée des militant·e·s et une action judiciaire complexe et persistante en faveur des droits des femmes a joué un rôle dans la décision de la Cour constitutionnelle de dépénaliser l’avortement au cours des 24 premières semaines de la grossesse. Dans un arrêt qui fera jurisprudence dans les affaires liées à la diversité de genre, cette même Cour constitutionnelle a également reconnu la légitimité d’un marqueur de genre non binaire sur les papiers d’identité colombiens. Dans le même temps, à Cuba, un nouveau Code de la famille ouvrant aux couples de même sexe la possibilité de se marier et d’adopter des enfants a été approuvé par référendum.
Toutefois, les personnes LGBTI risquaient toujours d’être victimes d’un homicide ou d’une agression, de faire l’objet de discriminations ou d’être visées par des menaces. Dans plusieurs pays, elles se heurtaient en outre à des obstacles pour être reconnues juridiquement. Le risque de se faire tuer était particulièrement élevé pour les personnes transgenres au Brésil, en Colombie, au Guatemala, au Honduras et au Mexique. Le Brésil restait d’ailleurs le pays le plus dangereux au monde pour les personnes transgenres, même si, pour la première fois de son histoire, deux femmes transgenres ont été élues au Congrès fédéral.
Une action régionale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
Le continent américain a continué de souffrir des conséquences de la pandémie de COVID-19, tandis que le changement climatique et l’instabilité économique venaient encore accroître les risques pour les droits humains. Un peu partout dans la région, faute d’action efficace des autorités, des millions de personnes étaient privées d’accès aux droits fondamentaux à l’alimentation, à l’eau et à la santé. Les systèmes de santé restaient par ailleurs gravement sous-financés. L’inflation est venue aggraver les difficultés économiques, tandis que le nombre de personnes vivant dans la pauvreté est resté supérieur aux niveaux d’avant la pandémie.
Au Venezuela, la plupart des habitant·e·s se trouvaient en situation d’insécurité alimentaire. En août 2022, ce pays était au troisième rang des États affichant les taux d’inflation les plus élevés au monde pour les prix des denrées alimentaires. À Cuba, les pénuries alimentaires ont contraint les habitant·e·s à faire la queue pendant des heures pour obtenir des produits de première nécessité, tandis qu’en Haïti, plus de 40 % de la population était en situation de crise ou d’urgence alimentaire, dans un contexte de réapparition du choléra. Plus de la moitié de la population brésilienne n’avait pas accès de manière sûre et adéquate à l’alimentation.
Bien que la pandémie ait montré la nécessité de réformer en profondeur les systèmes de santé, la plupart des États n’ont pas renforcé la protection du droit à la santé. Au Chili, la population a rejeté à une large majorité une proposition de nouvelle constitution qui aurait renforcé la protection des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux.
Dans ce contexte, les États n’ont pas agi dans l’intérêt supérieur de l’humanité et n’ont pas su réduire leur dépendance aux énergies fossiles, principal facteur de la crise climatique menaçant la vie telle que nous la connaissons. De nombreux États ne mettaient pas leurs actes en accord avec leurs discours en faveur de la réduction des émissions au niveau mondial.
Le Congrès des États-Unis a adopté le premier ensemble de mesures législatives en matière de changement climatique de l’histoire du pays. Il a, en revanche, rétabli les ventes de concessions de pétrole et de gaz sur des terres fédérales et dans le golfe du Mexique que le gouvernement de Joe Biden avait tenté d’annuler, obligeant l’administration à organiser de nouvelles ventes aux enchères de concessions. Pendant ce temps, au Canada, l’organisme Exportation et développement a injecté au premier semestre 2,5 milliards de dollars des États-Unis dans le secteur pétrolier et gazier, alors même que le pays lançait parallèlement un plan visant à mettre progressivement fin au financement public de nouveaux projets liés aux énergies fossiles.
Malgré les graves problèmes auxquels nous sommes confrontés, les habitant·e·s du continent américain montrent chaque jour qu’ils et elles ont le pouvoir de peser sur le changement dans la région.
Erika Guevara-Rosas
Le Brésil a pour sa part soumis un programme national d’atténuation climatique insuffisant au regard de la responsabilité qui est la sienne dans le changement climatique. Toutefois, au lendemain de sa victoire aux élections présidentielles, Luiz Inácio Lula da Silva a annoncé son intention de protéger les biomes du pays, en particulier l’Amazonie, une région que les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ont déclarée très vulnérable à la sécheresse et aux températures élevées.
Au Guatemala, le militant écologiste autochtone maya Bernardo Caal Xola bénéficié d’une libération conditionnelle après avoir passé quatre ans en détention sur la base d’accusations forgées de toutes pièces. Les militant·e·s écologistes et les populations autochtones qui cherchent à faire face à la crise climatique continuent cependant d’être la cible d’agressions. Certain·e·s ont payé de leur vie leur engagement, au Brésil, en Colombie, en Équateur et au Mexique.
« Malgré les graves problèmes auxquels nous sommes confrontés, les habitant·e·s du continent américain montrent chaque jour qu’ils et elles ont le pouvoir de peser sur le changement dans la région », a déclaré Erika Guevara-Rosas. « Qu’il s’agisse des militant·e·s autochtones qui mènent la lutte pour la défense de la planète ou de celles et ceux qui ont le courage de s’opposer à des injustices fondamentalement racistes, en passant par les femmes et les filles qui revendiquent la maîtrise de leur corps, de nouvelles générations de défenseur·e·s des droits humains continuent d’apparaître pour exiger des gouvernements qu’ils rendent des comptes. »
La réaction à la détérioration des droits dans la région révèle un système international inadapté à la gestion des crises mondiales
- La réponse ferme à la crise ukrainienne en Occident offre un vif contraste avec l’absence déplorable d’action forte face à l’effondrement des droits en Afghanistan et à l’intense répression du droit de manifester au Sri Lanka, au Pakistan, au Bangladesh, aux Maldives, en Inde et au Népal.
- Les droits des femmes et la liberté de manifester sont menacés par les États, qui manquent à leur obligation de protéger et de respecter les droits sur leur territoire.
- À l’approche des 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Amnesty International tient à rappeler qu’un système international fondé sur des règles doit s’appuyer sur les droits humains et s’appliquer à toutes et tous, partout dans le monde.
L’incapacité des institutions régionales et mondiales – paralysées par les intérêts nationaux de leurs membres – à répondre de manière adéquate aux conflits à travers le monde, au changement climatique et aux crises mondiales énergétique et alimentaire fait vaciller un système multilatéral déjà affaibli, a déclaré Amnesty International à l’occasion du lancement de son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde.
Le Rapport 2022/23 sur la situation des droits humaines dans le monde, conclut que l’existence de deux poids, deux mesures concernant les violations des droits humains perpétrées à travers le monde alimente l’impunité et l’instabilité ; c’est notamment le cas pour l’absence déplorable d’action concertée face au bilan catastrophique des droits humains en Afghanistan, la réponse inadaptée à la crise économique qui s’aggrave au Sri Lanka, ou encore le refus de faire face à la répression visant la dissidence et à la persécution des minorités dans plusieurs États d’Asie du Sud.
Alors que l’Asie du Sud se trouve à l’orée d’un avenir explosif et imprévisible, il est plus important que jamais de maintenir les droits au cœur de toutes les négociations et de toutes les discussions.
Deprose Muchena, directeur général, Amnesty International
« La Déclaration universelle des droits de l’homme est née il y a 75 ans et reconnaît les droits inaliénables et les libertés fondamentales de toutes et tous. La dynamique économique mondiale et les structures de pouvoir mouvantes provoquent un chaos dans lequel il est aisé de perdre de vue les droits humains. Alors que l’Asie du Sud se trouve à l’orée d’un avenir explosif et imprévisible, il est plus important que jamais de maintenir les droits au cœur de toutes les négociations et de toutes les discussions », a déclaré Deprose Muchena, directeur général au sein d’Amnesty International.
Répression brutale de la dissidence
À travers la région, les gens sont descendus dans la rue pour dénoncer les injustices, les privations et les discriminations, mais dans la plupart des pays, dont l’Afghanistan, le Bangladesh, l’Inde, le Népal, les Maldives, le Pakistan et le Sri Lanka, les pouvoirs publics ont réagi par une répression intense et avec une force excessive, voire meurtrière.
Au Sri Lanka, les pouvoirs d’exception ont été activés pour réprimer les manifestations de masse. La police a tiré à balles réelles et a fait usage de gaz lacrymogènes et de canons à eau, faisant des morts et des blessés parmi des foules majoritairement pacifiques qui protestaient contre l’aggravation de la crise économique. Des manifestant·e·s ont été arrêtés, placés arbitrairement en détention et inculpés de diverses infractions, notamment d’atteintes à la législation sri-lankaise sur le terrorisme.
Ils ne critiquent les violations des droits humains que lorsque cette position correspond à leur politique régionale et internationale, et observent en silence les violations similaires perpétrées devant leur porte, simplement parce que leurs intérêts sont en jeu.
Yamini Mishra, directrice régionale pour l’Asie du sud, Amnesty International
En Afghanistan, des manifestant·e·s pacifiques ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, d’actes de torture et de disparitions forcées. Au Bangladesh, la police a tiré des balles réelles et des balles en caoutchouc, ainsi que des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes pour disperser des manifestations d’étudiant·e·s et de travailleurs·euses. Au Pakistan, les autorités ont dispersé par la force des rassemblements pacifiques de militant·e·s et de proches de victimes de disparitions forcées. Au Népal, des personnes victimes d’usuriers qui manifestaient pour réclamer justice ont été chargées par des policiers armés de matraques et arrêtées de façon arbitraire. En Inde, deux personnes, dont un adolescent de 15 ans, ont été abattues par la police lors de manifestations dans l’État de Jharkhand.
Les attaques contre la liberté de la presse ont persisté dans bon nombre de pays. En Afghanistan, des journalistes qui ont osé critiquer les talibans ont fait l’objet d’arrestations et de placements en détention arbitraires, ainsi que d’actes de torture et d’autres mauvais traitements. Au Bangladesh, où les agressions, le harcèlement judiciaire et, plus généralement, les actes de représailles contre les journalistes étaient monnaie courante, un projet de loi sur la protection des données menaçait de limiter davantage encore la liberté d’expression. Au Pakistan, les personnes travaillant dans la presse étaient elles aussi en butte à des pressions croissantes, les autorités n’hésitant pas à les arrêter pour des motifs fallacieux.
De même, le gouvernement indien a tenté d’empêcher que la situation dans le pays en matière de droits humains ne soit commentée hors de ses frontières, en interdisant à des défenseur·e·s des droits humains de se rendre à l’étranger et en les plaçant en détention sans jugement. En Inde, des ONG et des organes de presse étaient harcelés sous couvert de lutte contre le blanchiment d’argent et d’autres prétextes. Au Népal, des humoristes risquaient d’être condamnés à des peines d’emprisonnement en raison de propos tenus lors de leurs spectacles. Aux Maldives, le Parlement a adopté une loi qui pourrait contraindre les journalistes à révéler leurs sources. Signe encourageant, le gouvernement envisageait cependant de modifier cette loi, mais il a essuyé de vives critiques.
« Les pays d’Asie du Sud semblent appliquer le droit relatif aux droits humains de manière sélective, faisant preuve d’une hypocrisie flagrante et de deux poids, deux mesures. Ils ne critiquent les violations des droits humains que lorsque cette position correspond à leur politique régionale et internationale, et observent en silence les violations similaires perpétrées devant leur porte, simplement parce que leurs intérêts sont en jeu. C’est un comportement inadmissible, qui affaiblit la trame même des droits fondamentaux universels », a déclaré Yamini Mishra, directrice régionale d’Amnesty International pour l’Asie du Sud.
En réaction aux menaces croissantes visant le droit de manifester, Amnesty International a lancé en 2022 une campagne mondiale destinée à contrer les efforts redoublés que déploient certains États pour saper le droit fondamental à la liberté de réunion pacifique.
Les femmes frappées de plein fouet en l’absence de protection et de respect de leurs droits par les États
En Inde, la Cour suprême a adopté deux arrêts progressistes : elle a confirmé le droit à la dignité des travailleuses et travailleurs du sexe, et donné son interprétation d’une loi existante en étendant l’accès à l’interruption de grossesse à toutes les femmes, quelle que soit leur situation matrimoniale.
La réalité, pour nombre de femmes et de filles de la région, restait cependant marquée par une discrimination systémique.
En Afghanistan, les femmes et les filles ont été de fait effacées de la vie et de l’espace publics, de nouveaux décrets venant limiter davantage encore leurs droits et leurs libertés. Désormais, elles n’avaient plus le droit de travailler pour des ONG, de voyager sans être accompagnées par un chaperon de sexe masculin, de faire des études secondaires et supérieures ou de se rendre dans un jardin public, pour ne citer que quelques exemples de restrictions.
Au Népal, les femmes n’avaient toujours pas les mêmes droits que les hommes en matière de citoyenneté et, bien que le délai de prescription pour le viol ait été allongé, le temps excessivement court imposé pour porter plainte constituait un obstacle majeur empêchant les victimes d’exercer leur droit à un recours effectif.
Les violences faites aux femmes restaient en outre endémiques dans la région. Des expert·e·s des Nations unies ont demandé aux autorités des Maldives de prendre des mesures afin de juguler la montée des violences fondées sur le genre constatée dans le pays. Au Bangladesh, plusieurs centaines de viols ou de meurtres de femmes perpétrés par le mari ou d’autres proches de la victime ont été recensés. L’impunité pour ces crimes demeurait très répandue. Au Pakistan, plusieurs affaires de femmes tuées par leur compagnon ou un autre membre de la famille ont eu un grand retentissement. Pourtant, l’Assemblée nationale n’a toujours pas adopté la proposition de loi sur la violence domestique déposée en 2021. En Inde, des violences contre des femmes dalits et adivasis ainsi que d’autres crimes motivés par la haine liée à la caste ont été commis en toute impunité. L’État du Karnataka interdisait en outre aux filles de porter le hijab dans les établissements scolaires publics.
« Les femmes sont en première ligne des manifestations dans la région, contestant souvent le contrôle patriarcal sur leur corps, leur vie, leurs choix et leur sexualité imposé au nom de l’État, de la société et de la famille. Le fait que les États et les institutions ne fassent pas respecter la justice de genre laisse un terrible héritage marqué par le musellement, la violence et la réduction des potentiels », a déclaré Yamini Mishra.
Une action mondiale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
Les crises économiques alimentées par la récession liée à la pandémie, la mauvaise gestion de l’économie et les catastrophes générées par le changement climatique, au sein de la région et au-delà, ont eu de graves incidences sur les droits économiques et sociaux, notamment en Afghanistan et au Sri Lanka, où l’accès aux denrées alimentaires, aux soins de santé et à un niveau de vie suffisant était de plus en plus compromis.
En Afghanistan, le durcissement de la crise économique a plongé 97 % de la population dans la pauvreté, tandis qu’au Sri Lanka, l’inflation a dépassé 73 % en septembre 2022 – et ce sont les personnes les plus pauvres et les plus marginalisées qui subissent les plus lourdes conséquences.
Nous n’avons aucune chance de survivre à ces crises sans institutions nationales et internationales aptes à s’acquitter de leurs fonctions.
Yamini Mishra, directrice régionale pour l’Asie du Sud, Amnesty International
Le coût catastrophique de la crise climatique hors de contrôle est apparu dans toute son ampleur en 2022. Tout particulièrement au Pakistan, où les canicules, les sécheresses puis les inondations dévastatrices ont eu un impact catastrophique sur la vie et les moyens de subsistance de près de 750 000 personnes. Dans ce contexte, il est navrant de constater que la communauté internationale n’a pas agi dans l’intérêt supérieur de l’humanité et n’a pas réduit sa dépendance aux énergies fossiles, principal facteur qui nous pousse vers la plus grande menace pour la vie telle que nous la connaissons. Cet échec collectif illustre de manière criante la faiblesse des systèmes multilatéraux en place.
« L’Asie du Sud est assiégée par une avalanche de crises qui s’entrecroisent et se relient, dont des crises “d’origine humaine” – au moins trois pays de la région sont en pleine crise économique et croulent sous les dettes – et des crises naturelles, l’Asie du Sud étant souvent le point de départ de vagues de chaleur extrêmes et d’inondations destructrices de grande ampleur. Nous n’avons aucune chance de survivre à ces crises sans institutions nationales et internationales aptes à s’acquitter de leurs fonctions », a déclaré Yamini Mishra.
Des institutions internationales défaillantes à remettre en état de marche
En Afghanistan, il n’était désormais quasiment plus possible pour les observateurs·trices indépendants de suivre l’évolution de la situation en matière de droits fondamentaux et d’en rendre compte. Des crimes de guerre ont en outre été commis dans le cadre de la campagne de représailles menée par les talibans contre les personnes s’opposant à eux, les membres du précédent régime et ses forces de sécurité. Le système de justice tel que le conçoivent les talibans n’a absolument aucune crédibilité et la reprise des exécutions en Afghanistan a constitué une régression majeure. En Inde, dans plusieurs États, les autorités ont illégalement démoli un grand nombre de biens immobiliers appartenant principalement à des musulman·e·s, avivant les craintes qu’il ne s’agisse d’une forme de sanction collective destinée à punir une participation présumée à des affrontements entre communautés. Au Népal, les efforts visant à garantir la vérité, la justice et des réparations pour les crimes de droit international et autres violations des droits humains perpétrés lors du conflit de 1996-2006 demeuraient très insuffisants.
Les personnes réfugiées ou demandeuses d’asile étaient toujours extrêmement marginalisées et menacées d’expulsion. Le Bangladesh a encore eu beaucoup de difficultés à garantir les droits humains des Rohingyas au sein de l’un des plus grands camps de réfugié·e·s du monde. Si l’accès des enfants rohingyas à l’éducation s’est légèrement amélioré, on estimait que 100 000 d’entre eux n’étaient toujours pas scolarisés. En dépit des inquiétudes de la communauté internationale et des organisations de défense des droits humains, le gouvernement bangladais a poursuivi son projet de réinstaller des réfugié·e·s rohingyas à Bhasan Char, une île éloignée sujette aux inondations, portant leur nombre à 30 079 selon les chiffres officiels.
Les Afghanes et les Afghans fuyant les persécutions dans leur pays faisaient l’objet de renvois forcés illégaux depuis les pays voisins, comme l’Iran, et des pays de transit, comme la Turquie.
L’incapacité du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à se saisir efficacement de la plupart de ces problèmes graves n’a fait que perpétuer l’impunité. Il est indispensable que les institutions et les systèmes internationaux censés protéger nos droits soient renforcés plutôt qu’affaiblis.
Amnesty International demande aussi une réforme du principal organe de prise de décisions de l’ONU, le Conseil de sécurité, afin de faire entendre la voix des pays et des situations traditionnellement ignorés, en particulier dans le Sud.
La pratique honteuse du deux poids, deux mesures ouvre la voie à de nouvelles atteintes aux droits humains
La guerre opposant la Russie à l’Ukraine a détourné des ressources, mais également l’attention, de la crise climatique, de conflits plus anciens et de bien des souffrances humaines partout dans le monde, et en Asie du Sud en particulier. Cette politique du deux poids, deux mesures de l’Occident a enhardi certains pays et leur a permis d’échapper aux critiques sur leur bilan en matière de droits humains, ou de les ignorer et de s’en détourner.
Le deux poids, deux mesures des pays riches se manifeste tout autant dans le nationalisme vaccinal maladif pendant la pandémie de COVID-19 que dans leur large contribution au changement climatique.
Deprose Muchena, directeur général, Amnesty International
« Nul ne saurait nier que ce qu’il faut désormais, c’est un ordre international fondé sur des règles efficaces et appliquées de manière cohérente. La guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine a montré que certains des pays les plus riches du monde étaient plus que capables de recevoir un grand nombre de personnes en quête de sécurité et de leur donner accès à la santé, à l’éducation et au logement. Force est de constater que l’Occident n’a pas offert le même traitement aux Afghan·e·s et aux Rohingyas qui cherchaient à échapper à la guerre et à la répression. Cette politique honteuse du deux poids, deux mesures doit être remise en question et les États doivent accentuer leurs efforts pour aboutir à un ordre renouvelé fondé sur des règles, a déclaré Deprose Muchena.
« Le deux poids, deux mesures des pays riches se manifeste tout autant dans le nationalisme vaccinal maladif pendant la pandémie de COVID-19 que dans leur large contribution au changement climatique. Tandis que l’Asie du Sud devient peu à peu le point de départ de nombreuses urgences climatiques, il est primordial de réparer les pertes et préjudices subis dans ces nations en investissant davantage dans la réduction globale de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. Il faut également que les pays, y compris en Asie du Sud, qui n’ont pas encore pris position contre les atteintes aux droits humains perpétrées dans le monde fassent entendre leur voix maintenant, avant qu’il ne soit trop tard pour tous, partout. »
La réaction à l’invasion russe de l’Ukraine révèle un système international inadapté à la gestion des crises mondiales
L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie en 2022 a donné lieu à de nombreux crimes de guerre, déclenché une crise mondiale dans les secteurs de l’énergie et des denrées alimentaires, et encore davantage perturbé un système multilatéral déjà déficient. Elle a aussi exposé au grand jour l’hypocrisie des pays européens, qui ont réagi avec force à l’agression russe mais ont fermé les yeux sur de graves violations commises ailleurs, voire en ont été complices. Si on peut saluer l’adoption immédiate de mesures juridiques destinées à protéger les réfugié·e·s ukrainiens qui fuyaient la guerre, on ne peut que regretter que, dans le même temps, les pays européens aient cherché à s’opposer à l’arrivée d’autres personnes qui tentaient d’échapper aux conflits et à la répression au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne, a déclaré Amnesty International à l’occasion de la publication de son Rapport 2022/23 sur la situation des droits humains dans le monde.
« L’année 2022 entrera dans l’histoire comme celle où la Russie a lancé une invasion militaire à grande échelle de l’Ukraine, commettant des crimes de guerre et de possibles crimes contre l’humanité, avec des répercussions dans le monde entier, notamment le plus grand exode de réfugié·e·s qu’ait connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale », a constaté Nils Muižnieks, directeur d’Amnesty International pour l’Europe.
Une politique du « deux poids, deux mesures » et un racisme éhontés
L’Union européenne a activé pour la première fois sa Directive de protection temporaire quelques jours seulement après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, accordant ainsi une protection immédiate aux Ukrainiens, aux Ukrainiennes et à un certain nombre d’autres personnes déplacées qui fuyaient l’agression russe. Elle a ainsi montré que, en tant qu’union de pays parmi les plus riches du monde, elle était plus que capable de recevoir un grand nombre de personnes en quête de sécurité et de leur donner rapidement accès à un logement, au marché du travail et à l’éducation. Amnesty International avait demandé par le passé que cette Directive soit appliquée à d’autres groupes de personnes souhaitant obtenir la protection de l’Europe.
Or, les personnes se présentant aux frontières de l’Europe pour solliciter une protection, en particulier en provenance d’Afghanistan, de Syrie et d’Afrique subsaharienne et faisant l’objet de préjugés liés à leurs origines, continuaient d’être victimes de racisme, d’être soumises à des actes de torture et à d’autres mauvais traitements et d’être violemment rejetées. Leurs besoins en matière de protection et leurs histoires individuelles n’étaient bien souvent même pas examinés. En juin, 37 personnes originaires d’Afrique subsaharienne ont été tuées lors d’interventions des forces de sécurité espagnoles et marocaines à la frontière de l’enclave espagnole de Melilla. On était en outre sans nouvelles de 77 autres personnes depuis ces événements.
Zacharias, un jeune Tchadien de 22 ans, a déclaré à Amnesty International : « Les forces de sécurité marocaines et espagnoles nous jetaient de tout : bombes lacrymogènes, pierres, balles et munitions en caoutchouc […] Nous ne voyions rien et nous pouvions à peine respirer. »
Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été renvoyés depuis la Bulgarie et la Grèce vers la Turquie, depuis la Turquie vers l’Iran ou la Syrie, depuis Chypre vers le Liban, depuis la Croatie vers la Bosnie-Herzégovine, depuis la Hongrie vers la Serbie, et depuis la Lettonie, la Lituanie et la Pologne vers le Bélarus. Celles et ceux qui ont réussi à entrer sur le territoire de l’Union européenne ont été placés arbitrairement en détention, parfois de longue durée, ou renvoyés au-delà des frontières, souvent violemment. Les personnes parvenues en Lituanie, en Lettonie ou en Pologne ont été victimes d’actes de torture et d’autres mauvais traitements.
Le racisme, la violence, les détentions arbitraires et les renvois forcés illégaux doivent disparaître, pour céder la place à la compassion et au respect du droit international.
Nils Muižnieks, directeur pour l’Europe, Amnesty International
Les personnes qui tentent d’atteindre les côtes européennes par bateau sont souvent interceptées par les garde-côtes libyens, qui sont financés par l’Union européenne, et ramenées en Libye, où elles sont systématiquement placées en détention arbitraire et prolongée, dans des conditions épouvantables, et souvent victimes d’actes de torture, notamment de violences sexuelles, de meurtres, de disparitions forcées, de travail forcé ou d’exploitation. Les ONG qui affrètent des navires de sauvetage en Méditerranée font l’objet de poursuites en justice de la part des autorités, qui s’efforcent en outre de s’opposer à leurs activités de diverses manières – en retardant le débarquement des personnes secourues ou en exigeant que celui-ci se fasse dans un port éloigné de l’endroit où celles-ci ont été retrouvées, par exemple.
« Les nations européennes ont montré qu’elles savaient parfaitement ce qu’il fallait faire pour venir en aide aux personnes en quête de protection internationale et, surtout, qu’elles en avaient les moyens », a déclaré Nils Muižnieks, directeur d’Amnesty International pour l’Europe. « Le racisme, la violence, les détentions arbitraires et les renvois forcés illégaux doivent disparaître, pour céder la place à la compassion et au respect du droit international. Au lieu de fortifier les frontières, les autorités doivent ouvrir des voies sûres et légales pour les personnes cherchant refuge en Europe. »
Des dissidentes et des dissidents cibles d’une répression impitoyable
Plusieurs pays de la région ont pris des mesures arbitraires ou excessives visant à interdire les manifestations. En Republika Srpska (Bosnie-Herzégovine), les autorités ont interdit les manifestations destinées à commémorer les persécutions commises pendant la guerre. En Turquie, ce sont les marches des fiertés et les rassemblements à la mémoire des victimes de disparitions forcées qui ont été interdites. D’autres mesures répressives ont été mises en œuvre par les autorités de différents pays : détention préventive en Suède, recours excessif à la force en Serbie, lourdes amendes en Slovénie, arrestations arbitraires en Grèce ou licenciements injustes de personnes ayant participé à des manifestations en Hongrie. De nombreux gouvernements ont cherché à sanctionner les actes de désobéissance civile, en particulier de la part de manifestant·e·s écologistes.
La Turquie et la France ont limité la liberté d’association, en cherchant à pénaliser ou à dissoudre certaines associations – une plateforme de défense des droits des femmes, un groupe de citoyen·ne·s et l’un des principaux partis politiques d’opposition en Turquie ; une organisation antifasciste, des groupes pro-palestiniens et un collectif écologiste en France. La Turquie a engagé des poursuites sans le moindre fondement contre un certain nombre de défenseur·e·s des droits humains. La Turquie, la Grèce et l’Italie s’en sont prises aux défenseur·e·s des droits humains militant pour les droits des migrant·e·s et des réfugié·e·s. En Pologne et en Andorre, ce sont des défenseur·e·s des droits des femmes de renom, militant en faveur de la santé et des droits en matière de sexualité et de procréation, qui ont été pris pour cibles.
La technologie a été utilisée comme une arme pour faire taire et espionner les personnes critiques à l’égard des autorités. En Espagne, en Pologne et en Grèce, des journalistes et des opposant·e·s politiques ont été la cible de logiciels espions. En Serbie, le gouvernement a cherché à faire adopter une loi facilitant la surveillance biométrique et le traitement des données. Ailleurs, des ONG se sont inquiétées de projets de loi qui étendraient les pouvoirs des services du renseignement (Suisse) ou introduiraient la technologie de la reconnaissance faciale dans les activités de maintien de l’ordre (Irlande). Le Parlement turc a adopté une nouvelle loi sur la désinformation qui renforçait les pouvoirs de contrôle du gouvernement sur les réseaux sociaux.
Dans l’ouest des Balkans, les autorités ont fait pression sur des journalistes, en particulier lorsqu’ils ou elles travaillaient sur la criminalité organisée, la corruption ou les crimes de guerre, n’hésitant pas à les harceler et à les menacer. Les poursuites judiciaires stratégiques contre la mobilisation du public, qui sont des procès abusifs intentés à des journalistes et à des militant·e·s écologistes, étaient de plus en plus fréquentes. Le recours à ces procédures-bâillons constituait une pratique inquiétante en Autriche, en Bosnie-Herzégovine, en Bulgarie et en Grèce, voire d’une banalité effrayante en Croatie, en Serbie et en Slovénie.
Les femmes au premier rang des victimes, en l’absence de protection de leurs droits au sein du foyer
Les droits des femmes ont enregistré certains progrès mais également des régressions. En Pologne, une décision de justice de 2020 limitait toujours très fortement l’accès à l’avortement et une militante a été poursuivie en 2022 pour avoir aidé une femme à se procurer des pilules abortives.
En revanche, les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Espagne ont décidé de lever certaines restrictions concernant l’avortement. Malte a pour sa part commencé à envisager la possibilité d’une interruption de grossesse lorsque la vie ou la santé de la personne enceinte était en danger.
Alors que le niveau de violence à l’égard des femmes restait élevé dans toute la région, la Belgique, la Finlande et l’Espagne ont entrepris de modifier leur législation sur le viol, en y faisant figurer le principe du consentement. L’Ukraine et le Royaume-Uni ont ratifié la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Un projet de directive sur ce sujet était en discussion au sein de la Commission européenne.
Montée du racisme et des discriminations
Un nombre record d’actes antisémites ont été signalés dans plusieurs pays, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Ailleurs, comme en Andorre ou en France, les autorités ont adopté de nouvelles mesures (ou en ont renforcé d’anciennes) visant les femmes musulmanes. En Belgique, en Suisse, au Royaume-Uni et en Allemagne, des observateurs·rices ont relevé des éléments indiquant qu’il existait dans ces pays un racisme structurel à l’égard des personnes noires ou d’origine africaine. Les Roms faisaient l’objet dans de nombreux pays de discours méprisants et étaient victimes d’une discrimination qui se traduisait notamment par une ségrégation dans l’éducation en Albanie, en Croatie, au Kosovo, en Macédoine du Nord et en Slovaquie.
Les discriminations et les violences à l’égard des personnes LGBTI dans certains pays contrastaient avec les avancées judiciaires et juridiques accomplies dans d’autres. En Slovaquie, un homme qui a tué deux personnes LGBTI avant de se donner la mort avait, avant de passer à l’acte, publié sur Twitter un manifeste anti-LGBTI et antisémite. Des figures de proue LGBTI ont été agressées ou menacées au Monténégro, en Macédoine du Nord et en Pologne. En Croatie, en Slovénie et en Lettonie, des tribunaux ont confirmé le principe d’égalité de droits des personnes LGBTI (respectivement en matière d’adoption, en autorisant le mariage gay ou en reconnaissant les couples de personnes du même sexe). L’Espagne a adopté une loi sur la reconnaissance des personnes transgenres qui fera date. En Hongrie, en revanche, le gouvernement a organisé un référendum s’inspirant d’une loi anti-LGBTI adoptée en 2021. Et en Pologne, les militant·e·s étaient la cible de procès-bâillons et de mesures de détention arbitraire.
Une action mondiale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
Nombreux sont ceux et celles qui ont vraiment pris conscience de la crise climatique lors des vagues de chaleur sans précédent qui ont frappé la région en été, le thermomètre dépassant par endroits pour la première fois les 40°C.
La guerre en Ukraine et les effets sur l’approvisionnement et les prix de l’énergie devraient inciter les responsables politiques à accélérer une transition juste, plutôt que de se tourner vers davantage de carburants fossiles, qui menacent toujours plus notre santé et notre droit à la vie.
Nils Muižnieks, directeur pour l’Europe, Amnesty International
L’urgence de l’action climatique s’est heurtée aux effets de la guerre menée par la Russie en Ukraine. La nécessité de réduire la dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes a entraîné une ruée vers d’autres sources de carburants fossiles, l’extension de la durée de vie des centrales nucléaires et à charbon, et une baisse provisoire des taxes sur les combustibles.
« Le changement climatique constitue l’une des plus graves menaces pour le respect des droits fondamentaux », a souligné Nils Muižnieks. « La guerre en Ukraine et les effets sur l’approvisionnement et les prix de l’énergie devraient inciter les responsables politiques à accélérer une transition juste, plutôt que de se tourner vers davantage de carburants fossiles, qui menacent toujours plus notre santé et notre droit à la vie. »
Le « deux poids, deux mesures » et la réponse faible de la communauté internationale alimentent la répression
Le Rapport 2022/23 d’Amnesty International met en évidence la politique du « deux poids, deux mesures » en matière de droits humains, ainsi que l’incapacité de la communauté internationale à s’unir autour des valeurs universelles de protection des droits fondamentaux.
- La réaction ferme de l’Occident à l’agression menée par la Russie contre l’Ukraine contraste fortement avec le manque déplorable d’actions dignes de ce nom face aux graves violations commises par certains pays alliés, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte ou Israël.
- À l’approche des 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Amnesty International tient à rappeler qu’un système international fondé sur des règles doit s’appuyer sur les droits humains et s’appliquer à toutes et tous, partout dans le monde.
La politique du « deux poids, deux mesures » de la communauté internationale et son incapacité à s’unir autour d’une application systématique des droits humains ont encouragé plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à intensifier la répression et la violence, a déclaré Amnesty International à l’occasion du lancement de son rapport annuel.
Selon le Rapport 2022/23 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, la réaction ferme de l’Occident à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie contraste fortement avec le manque d’actions dignes de ce nom face aux graves violations commises par certains de ses alliés dans la région, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte et Israël. Cette négligence délibérée a alimenté l’impunité et l’instabilité dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord marqués par les conflits armés prolongés, la répression des libertés et des droits fondamentaux, la discrimination envers les femmes et les filles et l’impunité pour les disparitions forcées, la torture, les homicides illégaux et d’autres crimes de droit international.
« Si le système avait fonctionné et demandé des comptes à la Russie pour ses crimes avérés en Tchétchénie et en Syrie, des milliers de vies auraient pu être sauvées à l’époque et aujourd’hui, en Ukraine et ailleurs. Au lieu de cela, nous nous retrouvons avec encore plus de souffrance et de dévastation. Si, pour l’avenir, il est une leçon à tirer de la guerre d’agression menée par la Russie, c’est qu’il est fondamental de disposer d’un ordre international fondé sur des règles appliquées de manière effective et cohérente. Tous les États doivent accentuer leurs efforts pour aboutir à un tel ordre renouvelé qui bénéficie à tout le monde, partout sur la planète », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
Les gouvernements de la région ont fermé encore davantage les espaces de contestation et préféré investir dans des campagnes de communication tape-à-l’œil et des événements internationaux pour donner une apparence de progrès et de réforme.
Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
Le rapport de l’organisation souligne l’absence de protection apportée par les États du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord aux droits fondamentaux de millions de personnes confrontées aux difficultés économiques, à la privation de droits civils et politiques, aux conflits régionaux et aux catastrophes naturelles liées au changement climatique. Des pays se sont servi d’événements internationaux pour redorer leur blason et afficher une image de progrès sur le plan des droits humains, par exemple lorsque l’Égypte a accueilli la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP27) ou que l’Arabie saoudite a organisé des événements sportifs et culturels.
« Au lieu de répondre aux demandes formulées par leur population visant à obtenir plus de justice sociale et économique et d’espace politique pour exprimer leurs revendications sur Internet et ailleurs, les gouvernements de la région ont fermé encore davantage les espaces de contestation et préféré investir dans des campagnes de communication tape-à-l’œil et des événements internationaux pour donner une apparence de progrès et de réforme », a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
Répression brutale de la dissidence
Dans toute la région, les autorités ont continué de museler les voix critiques, de réprimer les manifestations et de limiter la liberté d’expression, notamment en utilisant des lois répressives, en recourant illégalement à la force meurtrière et en procédant à des arrestations massives
En Iran, la mort en détention de Mahsa (Zhina) Amini le 16 septembre a déclenché un soulèvement national contre la répression en cours depuis plusieurs décennies. Cette Kurde iranienne est morte alors que des informations dignes de foi faisaient état de torture et d’autres formes de mauvais traitements, trois jours après son arrestation brutale par la « police des mœurs » iranienne, qui soumettait régulièrement des femmes et des filles à des arrestations et détentions arbitraires, des actes de torture et d’autres mauvais traitements en leur reprochant de ne pas respecter la législation discriminatoire et abusive sur le port obligatoire du voile.
Encouragées par l’impunité régnant depuis des dizaines d’années, les autorités iraniennes ont répondu à ce soulèvement populaire sans précédent en utilisant fréquemment et illégalement des munitions réelles, des projectiles en métal et du gaz lacrymogène et en tuant illégalement des centaines de manifestant·e·s, dont au moins 44 mineur·e·s. Les autorités ont reconnu avoir arrêté plus de 22 000 personnes en lien avec les manifestations. Les victimes de cette vague d’arrestations, y compris des mineur·e·s, ont été soumises à des actes de torture et d’autres mauvais traitements, des poursuites injustifiées, des disparitions forcées et des procès iniques. Deux jeunes hommes ont été exécutés arbitrairement dans ce contexte. Les autorités ont en outre fermé ou interrompu les réseaux d’accès à Internet et de téléphonie mobile, et bloqué ou filtré les communications sur WhatsApp et Instagram.
En Tunisie, le président Kaïs Saïed a intensifié ses attaques contre les protections des droits humains et consolidé son accaparement du pouvoir depuis 2021 au moyen de textes législatifs répressifs et d’une nouvelle Constitution concentrant les pouvoirs entre les mains de l’exécutif. Les autorités tunisiennes ont pris pour cible de grandes voix dissidentes et des ennemis supposés du chef de l’État, qui ont fait l’objet de poursuites pénales, d’arrestations arbitraires et d’interdictions de quitter le pays.
Dans d’autres pays de la région, les autorités ont renforcé les restrictions législatives de la liberté d’expression et pris des mesures pour faire taire les voix dissidentes. L’Arabie saoudite a condamné au moins 15 personnes en 2022 à des peines de 10 à 45 ans d’emprisonnement uniquement en raison de leurs activités pacifiques sur Internet, à l’aide de dispositions vagues et excessivement générales relatives au terrorisme et à la cybercriminalité. Au Yémen, les autorités houthies de facto ont fermé au moins six stations de radio dans la capitale et maintenaient en détention au moins huit journalistes, dont quatre étaient sous le coup d’une condamnation à mort. Au Maroc, la défenseure des droits humains Saïda El Alami a été condamnée à trois ans d’emprisonnement pour ses publications sur les réseaux sociaux dans lesquelles elle dénonçait la répression subie par les journalistes et les militant·e·s.
En Syrie, une nouvelle loi sur la cybercriminalité prévoyait de lourdes peines d’emprisonnement pour les personnes critiquant les autorités ou la Constitution sur Internet. Les Émirats arabes unis ont adopté une nouvelle loi faisant encourir des poursuites pénales à quiconque se rendrait « coupable de moquerie, d’insulte ou d’atteinte à l’égard du prestige ou de la réputation de l’État » ou de « ses dirigeants fondateurs ».
Les femmes frappées de plein fouet en l’absence de protection et de respect de leurs droits par les États
Les femmes et les filles ont été en première ligne des manifestations en Iran, remettant en cause des décennies de discrimination et de violences liées au genre et défiant la législation abusive imposant le port du voile. Leur slogan « Femmes. Vie. Liberté » a résonné à travers le pays et a été repris par des millions de manifestant·e·s dans la région et aux quatre coins du monde.
Cependant, l’incohérence des politiques en matière de droits humains a continué d’avoir de lourdes répercussions sur les droits des femmes et des filles dans la région. Celles-ci subissaient toujours une discrimination institutionnalisée et des violences liées au genre très répandues, telles que les « crimes d’honneur » et les féminicides, étaient généralement commises en toute impunité. Au lieu de traiter ces violences, les autorités égyptiennes, irakiennes et yéménites ont fait subir des poursuites pénales et d’autres formes de harcèlement à des victimes et des défenseur·e·s des droits des femmes.
Les femmes yéménites avaient l’interdiction de voyager sans être accompagnées d’un tuteur masculin ou munies d’une autorisation des autorités houthies de facto. Ces pratiques discriminatoires, qui ne sont pas inscrites dans la législation du Yémen, ont eu des conséquences directes sur l’accès des femmes et des filles aux soins médicaux et à leurs droits à la santé reproductive, les travailleuses humanitaires yéménites ayant de plus en plus de difficultés à mener à bien leurs missions de terrain dans les zones sous contrôle houthi.
Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, malgré les efforts déployés sans relâche pour les dominer et les soumettre, les femmes et les filles continuent de se battre courageusement pour leurs droits, comme nous l’avons vu en Iran.
Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
Quelques pays ont réalisé de modestes avancées dans la lutte contre les inégalités de genre. Le Maroc a ratifié le Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, la Jordanie a déclaré l’égalité entre hommes et femmes devant la loi et le Koweït a mis en place des mesures pour accroître la représentation des femmes dans la fonction publique et aux postes d’encadrement. Les autorités d’Oman ont mis à disposition une permanence téléphonique pour les victimes de violence domestique, mais elles n’ont pas créé de centres d’hébergement d’urgence ni adopté de lois définissant ce type de violence.
En mars 2022, l’Arabie saoudite a adopté sa première loi relative au statut personnel, que les autorités ont présentée comme une grande victoire pour les droits des femmes alors qu’elle perpétuait le système de tutelle masculine, ne protégeait pas les femmes des violences domestiques et codifiait la discrimination liée au genre dans le cadre du mariage, du divorce, de la garde des enfants et de la succession.
« Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, malgré les efforts déployés sans relâche pour les dominer et les soumettre, les femmes et les filles continuent de se battre courageusement pour leurs droits, comme nous l’avons vu en Iran. Certaines risquent leur vie pour dénoncer la violence et la discrimination endémiques et demander l’égalité. Il est temps que les gouvernements de la région écoutent enfin ces revendications », a déclaré Heba Morayef.
Une réponse internationale inadaptée aux crises en matière de droits humains dans la région
Les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ont profité du désintérêt de nombreux gouvernements occidentaux pour les questions de droits humains dans le cadre de leur politique étrangère à l’égard de cette région du monde.
Pour les Palestinien·ne·s de Cisjordanie occupée, y compris de Jérusalem-Est, l’année 2022 a été la plus meurtrière depuis que les Nations unies ont commencé à recenser systématiquement le nombre de victimes, en 2006. Au moins 151 personnes, dont plusieurs dizaines d’enfants, ont ainsi été tuées par les forces israéliennes. Les autorités d’Israël ont continué de chasser des Palestinien·ne·s de chez eux, et le gouvernement a lancé des projets d’extension drastique des colonies illégales dans toute la Cisjordanie occupée. Pourtant, au lieu d’exiger la fin du système d’apartheid mis en place par Israël, nombre de gouvernements occidentaux ont réagi par le silence ou de façon inadaptée, en fermant les yeux sur les attaques et les bombardements subis par la population palestinienne.
La condamnation sélective des violations des droits humains par l’Occident a renforcé le mépris dont font preuve depuis longtemps les autorités israéliennes pour les droits des Palestinien·ne·s et permis à l’Égypte et à l’Arabie saoudite d’échapper aux critiques légitimes sur leur bilan en matière de droits humains.
Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
La communauté internationale n’a pas non plus demandé de comptes à l’Arabie saoudite pour son bilan désastreux en matière de droits humains. En dépit de la promesse faite par Joe Biden pendant sa campagne d’exiger le respect de l’obligation de rendre des comptes pour le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, qui avait le statut de résident des États-Unis lorsqu’il a été tué en 2018, et d’un rapport des services de renseignement américains qui a conclu que le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman avait approuvé ce crime, le président des États-Unis s’est rendu en Arabie saoudite pour rencontrer ce dernier en juillet 2022. En novembre, le gouvernement américain a trahi une nouvelle fois les droits humains en déposant une requête auprès d’une juridiction fédérale en vue d’accorder l’immunité à Mohammed bin Salman dans une procédure intentée par la fiancée de Jamal Khashoggi.
La réponse de la communauté internationale à la crise des droits humains en Égypte a été totalement inadaptée. Les autorités égyptiennes ont arrêté des centaines de personnes en amont de la COP27, simplement parce qu’elles les soupçonnaient d’avoir appelé à des manifestations pacifiques durant ce sommet très médiatisé qui s’est déroulé en novembre 2022. Le sort du militant Alaa Abdel Fattah, qui a cessé de boire de l’eau le 6 novembre alors qu’il observait une grève de la faim depuis avril 2022, a été évoqué publiquement à maintes reprises par plusieurs dirigeant·e·s pendant la COP27, mais leurs déclarations ne se sont pas traduites en mesures concrètes pour obtenir sa libération et celle des milliers d’autres personnes détenues arbitrairement dans des conditions épouvantables et punitives.
« L’absence de cohérence dans l’évocation des problèmes de droits humains nuit au message envoyé, car cette incohérence dénote un manque de volonté. La condamnation sélective des violations des droits humains par l’Occident a renforcé le mépris dont font preuve depuis longtemps les autorités israéliennes pour les droits des Palestinien·ne·s et permis à l’Égypte et à l’Arabie saoudite d’échapper aux critiques légitimes sur leur bilan en matière de droits humains. Le droit international relatif aux droits humains ne peut pas être appliqué au cas par cas », a déclaré Heba Morayef.
Une politique du « deux poids, deux mesures » et un racisme éhontés
Le « deux poids, deux mesures » pratiqué par l’Occident a également été flagrant dans la façon dont beaucoup de pays de l’UE et les États-Unis ont gardé leurs frontières fermées aux personnes fuyant la guerre et la répression en Syrie et en Libye, notamment, mais ont ouvert leurs portes aux Ukrainien·ne·s exposés à l’agression russe.
Quelques jours seulement après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Union européenne a activé pour la première fois sa Directive de protection temporaire, accordant ainsi une protection immédiate aux Ukrainiennes et Ukrainiens et à un certain nombre d’autres personnes déplacées qui fuyaient cette offensive. Elle a ainsi montré qu’elle était plus que capable de recevoir un grand nombre de personnes en quête de sécurité et de leur donner rapidement accès à un logement, au marché du travail et à l’éducation.
En revanche, les personnes se présentant aux frontières de l’Europe pour solliciter une protection, en particulier les personnes racisées en provenance de Syrie, d’Afghanistan et d’Afrique subsaharienne, continuaient d’être victimes de racisme, soumises à des actes de torture et d’autres mauvais traitements et violemment rejetées. Leurs besoins en matière de protection et leurs histoires individuelles n’étaient bien souvent même pas examinés. En juin, 37 personnes originaires d’Afrique subsaharienne ont été tuées lors d’interventions des forces de sécurité espagnoles et marocaines à la frontière de l’enclave espagnole de Melilla. On était en outre sans nouvelles de 77 autres personnes depuis ces événements.
Zacharias, un Tchadien de 22 ans, a déclaré à Amnesty International : « Les forces de sécurité marocaines et espagnoles nous jetaient de tout : bombes lacrymogènes, pierres, balles et munitions en caoutchouc […] Nous ne voyions rien et nous pouvions à peine respirer. »
Tandis que les personnes réfugiées ukrainiennes ont été accueillies à bras ouverts en Europe et dans d’autres pays, celles en provenance d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont fait l’objet de détentions arbitraires, de renvois forcés et d’expulsions massives.
Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été renvoyés sommairement depuis la Bulgarie et la Grèce vers la Turquie, depuis la Turquie vers l’Iran ou la Syrie, depuis Chypre vers le Liban, depuis la Croatie vers la Bosnie-Herzégovine, depuis la Hongrie vers la Serbie, et depuis la Lettonie, la Lituanie et la Pologne vers le Bélarus. Celles et ceux qui ont réussi à entrer sur le territoire de l’Union européenne ont été placés arbitrairement en détention, parfois pendant de longues périodes, ou renvoyés illégalement et souvent violemment dans leur pays d’origine. Les personnes parvenues en Lituanie, en Lettonie ou en Pologne ont été victimes d’actes de torture et d’autres mauvais traitements.
Les personnes qui tentaient d’atteindre les côtes européennes par bateau étaient souvent interceptées par les garde-côtes libyens, avec l’appui financier de l’Union européenne, et ramenées en Libye, où elles étaient systématiquement placées en détention arbitraire et prolongée, dans des conditions épouvantables, et souvent victimes d’actes de torture, notamment de viols, d’homicides arbitraires, de disparitions forcées, de travail forcé et d’exploitation.
« Les nations européennes ont montré qu’elles savaient parfaitement ce qu’il fallait faire pour venir en aide aux personnes en quête de protection internationale et, surtout, qu’elles en avaient les moyens. Tandis que les personnes réfugiées ukrainiennes ont été accueillies à bras ouverts en Europe et dans d’autres pays, celles en provenance d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont fait l’objet de détentions arbitraires, de renvois forcés et d’expulsions massives. L’Union européenne a sciemment financé les garde-côtes libyens pour qu’ils interceptent des réfugié·e·s et des migrant·e·s et les détiennent indéfiniment dans des conditions épouvantables », a déclaré Heba Morayef.
Des institutions internationales affaiblies
La politique du « deux poids, deux mesures » et les incohérences ont par ailleurs diminué la confiance des habitant·e·s de la région envers les institutions internationales et les mécanismes de protection des droits humains, qui sont pourtant de plus en plus indispensables face à l’absence de recours au niveau national pour faire respecter l’obligation de rendre des comptes.
En Syrie, malgré des éléments crédibles montrant que le gouvernement et les groupes armés d’opposition continuaient de commettre des atrocités, notamment des attaques illégales contre des civil·e·s, des arrestations arbitraires et de la torture, les mécanismes internationaux n’ont pas permis d’amener les responsables à rendre compte de leurs actes. La Russie a utilisé son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU non seulement pour protéger le gouvernement syrien, mais aussi pour limiter fortement l’aide apportée par les Nations unies aux personnes vivant dans les zones du nord de la Syrie contrôlées par l’opposition, qui étaient plus de quatre millions. Cependant, certains pays comme l’Allemagne ou la France ont ouvert des enquêtes et des poursuites contre des personnes soupçonnées de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis en Syrie dans le cadre de procédures nationales, en vertu du principe de compétence universelle.
Au Liban, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies n’a encore pas donné suite aux demandes d’enquête internationale sur l’explosion meurtrière du port de Beyrouth émanant des familles de victimes, des survivant·e·s et de la société civile. Une lueur d’espoir est toutefois apparue lorsqu’au moins 38 États ont signé une déclaration commune lors de la 52e session du Conseil des droits de l’homme, le 7 mars 2023, pour appeler les autorités libanaises à mener dans les meilleurs délais une enquête indépendante et digne de foi sur cette explosion.
Il est indispensable que les institutions et les systèmes internationaux destinés à protéger nos droits soient renforcés et non affaiblis.
Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
En novembre, le Conseil des droits de l’homme a mis en place une mission d’établissement des faits pour enquêter sur les violations des droits humains liées aux manifestations qui se sont déroulées à partir du 16 septembre en Iran, une mesure bienvenue quoique tardive. Amnesty International œuvre depuis plusieurs années en faveur de la mise en place d’un mécanisme international d’enquête et de reddition de comptes sur l’Iran, en faisant valoir que l’impunité systématique dans ce pays alimente les crimes de droit international.
« De la Syrie au Liban, d’Israël au Yémen, des gens ordinaires ont payé le prix de l’affaiblissement des institutions et des systèmes internationaux. Amnesty International demande que les mécanismes de défense des droits humains des Nations unies soient pleinement financés, afin que des enquêtes puissent être menées, que l’obligation de rendre des comptes soit garantie et que les pays coopèrent avec les mécanismes d’enquête internationaux au lieu de tenter de les mettre à mal. Il est indispensable que les institutions et les systèmes internationaux destinés à protéger nos droits soient renforcés et non affaiblis », a déclaré Heba Morayef.