Huit journalistes ont été tués au cours des sept dernières années alors qu’ils étaient censés bénéficier de l’aide du Mécanisme mexicain de protection des défenseur·e·s des droits humains et des journalistes, un chiffre qui souligne l’urgente nécessité de renforcer et de réformer cette institution, ont déclaré Amnesty International et le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) mercredi 6 mars, à l’occasion de la publication d’une enquête conjointe sur ce mécanisme.
Ce rapport, intitulé ‘No one guarantees my safety’: The urgent need to strengthen Mexico’s federal policies for the protection of journalists, analyse le mécanisme fédéral créé en 2012 dans le but de protéger les défenseur·e·s des droits humains et les journalistes du pays exposés à un risque extrême de menaces et d’agressions en raison de leur travail. Si Amnesty International a précédemment rendu publics les résultats de ses recherches sur les lacunes de ce mécanisme en matière de protection des défenseur·e·s des droits humains, ce nouveau rapport, élaboré avec le CPJ, groupe de défense de la liberté de la presse, porte spécifiquement sur son travail axé sur la protection des journalistes.
« Le Mécanisme fédéral de protection des défenseur·e·s des droits humains et des journalistes continue d’être un élément essentiel des efforts déployés par le gouvernement mexicain pour faire du pays un endroit plus sûr pour les journalistes, mais il ne peut remplir ce rôle que s’il pallie ses propres lacunes de manière adéquate », a déclaré Jan-Albert Hootsen, représentant du CPJ au Mexique. « Après des années d’effusions de sang incessantes et d’impunité destructrice, le temps est venu pour l’État mexicain d’agir et de montrer qu’il est enfin prêt à prendre au sérieux ses obligations en matière de liberté de la presse.
D’après le travail de recherche approfondi mené par le CPJ depuis 1992, le Mexique est le pays occidental le plus dangereux pour les journalistes. Depuis le début du siècle, au moins 141 journalistes et autres professionnel·le·s des médias ont été tués, selon les recherches du CPJ ; au moins 61 de ces homicides se sont avérés être directement liés à leur travail. L’impunité est la norme dans les crimes contre la presse. Selon l’indice mondial de l’impunité établi chaque année par le CPJ, le Mexique se classe systématiquement parmi les dix pays où le nombre de meurtres de journalistes non élucidés est le plus élevé. Le CPJ a également constaté que le Mexique est le pays qui compte le plus grand nombre de journalistes disparus dans le monde ; pourtant, aucune affaire de disparition de journaliste n’a jamais abouti à une condamnation au Mexique.
Le temps est venu pour l’État mexicain d’agir et de montrer qu’il est enfin prêt à prendre au sérieux ses obligations en matière de liberté de la presse.
Jan-Albert Hootsen, représentant du CPJ au Mexique
L’homicide de Rubén Pat
Vêtu d’un tee-shirt, d’un short et de baskets, le journaliste Rubén Pat Cauich a quitté Arre, un bar et lieu de concert du centre-ville de Playa del Carmen, avec une compagne peu avant 6 heures du matin le 24 juillet 2018. Selon des enquêteurs de l’État, un homme mince d’une trentaine d’années s’est approché d’eux alors qu’ils descendaient les marches en bois devant l’établissement. Se présentant comme un vendeur ambulant, l’homme leur a offert une fleur avant de sortir un pistolet…
Outre les assassinats et les disparitions, les journalistes mexicains sont constamment victimes de menaces, de harcèlement et d’agressions physiques et psychologiques de la part de fonctionnaires et de membres de groupes criminels organisés. La plupart des menaces et des agressions sont liées à la lutte constante du pays contre des groupes criminels violents, à la militarisation de la soi-disant « guerre contre la drogue » et à l’incapacité des forces de l’ordre à assurer la sécurité des journalistes et du public dans un contexte de corruption présumée. Le Mécanisme lui-même a constaté que des fonctionnaires étaient responsables de près de la moitié des attaques qu’il a enregistrées contre des journalistes au Mexique.
Une protection faible et inefficace
Le Mécanisme de protection des défenseur·e·s des droits humains et des journalistes a été créé en 2012 par le gouvernement fédéral mexicain, après des années de pressions exercées par des journalistes et des organisations de la société civile afin de l’inciter à lutter contre les menaces et les agressions constantes contre les défenseur·e·s et les professionnel·le·s des médias.
Au cours des 18 derniers mois, Amnesty International et le CPJ se sont penchés sur le mécanisme, en passant en revue un vaste éventail d’informations accessibles au public sur cette institution, ainsi que des documents obtenus par le biais de demandes d’accès à l’information auprès de l’Institut national mexicain pour l’accès à l’information et la protection des données personnelles. Amnesty International et le CPJ ont également mené des recherches sur le terrain dans les États d’Oaxaca, de Quintana Roo et de Tlaxcala, et ont soumis un questionnaire à 28 journalistes s’étant inscrits afin de recevoir l’aide du Mécanisme.
Les autorités mexicaines doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour protéger la presse et garantir les droits des journalistes à la vie et à la liberté d’expression.
Edith Olivares Ferreto, directrice d’Amnesty International Mexique
Sur le papier, le mécanisme évalue les risques encourus par les journalistes, leur fournit des mesures de protection et assure la coordination avec des organes étatiques et fédéraux dans le but d’atténuer les risques. Dans les faits, si le mécanisme a apporté une protection indispensable à certains journalistes, il n’en protège pas suffisamment d’autres.
Au mois de novembre 2023, 651 journalistes s’étaient inscrits pour bénéficier de l’aide du Mécanisme : 469 hommes et 182 femmes. Le nombre de demandes de protection rejetées par le Mécanisme a cependant fortement augmenté ces dernières années, passant d’une seule en 2020 à 14 en 2021, 49 en 2022 et 49 autres au cours des 11 premiers mois de 2023.
Presque tous les journalistes avec lesquels Amnesty International et le CPJ se sont entretenus ont déclaré que leur sécurité avait continué à être menacée après leur inscription au Mécanisme, et beaucoup ont décrit la réaction de celui-ci comme lente, bureaucratique et manquant d’empathie. De nombreuses femmes journalistes ont également eu l’impression que le personnel du Mécanisme minimisait les risques auxquels elles étaient exposées et ne tenait pas compte de leur genre.
Des cas emblématiques
Amnesty International et le CPJ ont présenté trois cas représentatifs de journalistes censés bénéficier de l’aide du Mécanisme : Gustavo Sánchez Cabrera, Rubén Pat Cauich et Alberto Amaro Jordán. Gustavo Sánchez et Rubén Pat ont tous deux été tués alors qu’ils se trouvaient sous la protection du Mécanisme, et leurs histoires sont de douloureux rappels des conséquences d’une protection inadéquate de la part de cette agence gouvernementale. Le cas d’Aberto Amaro, qui a demandé au Mécanisme de ne pas lever ses mesures de protection après qu’elles ont été jugées inutiles, donne un aperçu des difficultés rencontrées par les journalistes face à la bureaucratie, de l’incapacité du Mécanisme à évaluer correctement les risques et du manque d’intérêt choquant des fonctionnaires pour les menaces pesant sur les journalistes.
L’homicide de Gustavo Sánchez
Une petite croix en métal, à moitié cachée par des broussailles desséchées, marque l’endroit où le journaliste Gustavo Sánchez Cabrera a été abattu. Ce modeste mémorial, où seul son nom est inscrit en lettres capitales blanches, se trouve au bord d’un chemin de terre menant au village de Morro de Mazatán, où Gustavo Sánchez vivait avec sa femme et leur fils de 15 ans, dans l’État d’Oaxaca (sud du pays)…
« Vous appelez le Mécanisme au téléphone et parfois c’est comme s’ils vous ignoraient. Ils pensent que vous leur mentez », a déclaré Alberto Amaro « J’ai vraiment insisté sur le fait que l’évaluation des risques contenait de nombreuses erreurs. Ils m’ont ignoré et ont décidé de me retirer mes gardes du corps. »
« Notre enquête montre que les assassinats de journalistes comme Gustavo Sánchez et Rubén Pat Cauich auraient pu être évités si les autorités avaient pris des mesures plus rapides et plus décisives pour les protéger. Les autorités mexicaines doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour protéger la presse et garantir les droits à la vie et à la liberté d’expression des journalistes », a déclaré Edith Olivares Ferreto, directrice générale d’Amnesty International Mexique.
Recommandations
L’enquête brosse un tableau alarmant d’une institution profondément défaillante nécessitant une refonte majeure afin de pouvoir répondre aux besoins des journalistes dans l’un des pays les plus violents au monde pour la presse. L’absence manifeste de connaissances de base en matière de droits humains au sein de son personnel, l’incapacité du Mécanisme à évaluer correctement les risques auxquels les journalistes sont exposés ou à prendre en compte les considérations de genre, ainsi que les mauvaises pratiques de l’institution en matière de communication avec les bénéficiaires, sont particulièrement préoccupantes. L’enquête révèle également que le mécanisme a de plus en plus tendance à refuser, à affaiblir ou à retirer les mesures de protection des journalistes, malgré les dangers clairs et présents auxquels les journalistes continuent de faire face.
Entre autres recommandations, Amnesty International et le CPJ demandent aux autorités mexicaines de garantir un financement adapté et de fournir au personnel du Mécanisme une formation adéquate, de revoir ses processus d’évaluation des risques et d’intégrer une perspective de genre à ses protocoles afin de mieux répondre aux besoins spécifiques des femmes journalistes.
Les deux organisations préconisent par ailleurs une collaboration beaucoup plus étroite entre le mécanisme et les organes d’enquête fédéraux et étatiques du Mexique, afin de lutter contre l’impunité et de s’attaquer aux causes profondes des menaces et des agressions contre les journalistes.
Le gouvernement mexicain doit prendre des mesures immédiates pour résoudre les problèmes auxquels le mécanisme est confronté. Cela est tout particulièrement urgent, alors que le Mexique entre dans un nouveau cycle électoral qui pourrait avoir un impact sur la manière dont le pays traite les graves violations des droits humains et les droits fondamentaux tels que la liberté de la presse.
La difficile situation d’Alberto Amaro
Pour Alberto Amaro Jordán, journaliste de 35 ans originaire de l’État de Tlaxcala, juste à l’est de Mexico, son métier n’est pas seulement une passion, c’est aussi un héritage familial. Suivant les traces de son père et de son grand-père, qui étaient tous deux journalistes, Alberto Amaro a fondé le média numérique La Prensa de Tlaxcala en 2018. Mais au bout de quelques mois, il a commencé à recevoir des menaces liées à ses enquêtes sur la politique locale, la criminalité et la corruption…
Les journalistes indépendants Primavera Téllez Girón, Luis Miguel Carriedo, Juan Pablo Villalobos Díaz et Cecilia Suárez ont tous et toutes contribué à cette enquête.