Illustration des portraits de l'avocate Ana Lorena Delgadillo Pérez, de la journaliste Marcela Turati Muñoz et de l'anthropologue légiste Mercedes Doretti

Mexique. Les autorités utilisent le système pénal pour enquêter sur trois défenseures des droits humains et les espionner

  • Le service d’enquête sur le crime organisé (la SEIDO) du Bureau du procureur général de la République de l’époque (PGR) – aujourd’hui la FEMDO du FGR – a mené une enquête injustifiée et s’est rendu coupable d’espionnage illégal contre trois femmes défenseures des droits humains en 2016.
  • On ignore à ce jour si ces faits d’espionnage et cette enquête se poursuivent. Il apparaît cependant clairement qu’aucun fonctionnaire n’a été poursuivi ni sanctionné pour ces faits.
  • Le harcèlement de ces trois défenseures des droits humains a été autorisé aux plus hauts niveaux du parquet à l’époque.

S’est imposée au Mexique la pratique consistant à utiliser arbitrairement le système de justice pénale contre des personnes qui dénoncent des violations des droits humains, qui enquêtent sur celles-ci et qui accompagnent les victimes de ces violations dans leur quête de justice, de vérité et de réparation intégrale des préjudices. C’est ce que dénonce Amnesty International Mexique dans son dernier rapport en date, intitulé Perseguidas : criminalización de mujeres defensoras de derechos humanos en México.

Ce rapport, rendu public mardi 21 mai, présente les cas de l’avocate Ana Lorena Delgadillo Pérez, de la journaliste Marcela Turati Muñoz et de l’anthropologue légiste Mercedes Doretti, qui ont fait l’objet d’une enquête injustifiée et d’espionnage de la part de l’État mexicain pour les infractions présumées de participation au crime organisé et d’enlèvement.

Les autorités sont intervenues alors qu’il n’existait pas suffisamment de preuves établissant que les trois défenseures ont été impliquées dans l’un des crimes mentionnés. Cette enquête et ces faits d’espionnage ont eu lieu alors que les trois défenseures œuvraient, chacune dans son domaine, à faire la lumière sur les massacres de personnes de différentes nationalités découverts en août 2010 et en avril 2011 à San Fernando, dans l’État de Tamaulipas.

Bien que l’enquête et les faits d’espionnage remontent à 2016, on ignore à ce jour s’ils se poursuivent. L’incertitude qui perdure depuis huit ans a laissé ces trois défenseures des droits humains sans défense, car il existe une menace constante que le système judiciaire continue à être utilisé à mauvais escient, et qu’elles fassent l’objet d’une enquête sans que les normes de base d’une procédure régulière ne soient garanties.

« Amnesty International a fait à plusieurs reprises état de son inquiétude face à la grave crise des droits humains que traverse le Mexique. Dans ce contexte, le cas d’Ana Lorena, Marcela et Mercedes est emblématique de la manière dont l’État mexicain utilise le système de justice pénale de manière arbitraire pour persécuter, menacer et poursuivre les défenseur·e·s des droits humains », a déclaré Edith Olivares Ferreto, directrice exécutive d’Amnesty International Mexique.

Dans ce contexte, le cas d’Ana Lorena, Marcela et Mercedes est emblématique de la manière dont l’État mexicain utilise le système de justice pénale de manière arbitraire pour persécuter, menacer et poursuivre les défenseur·e·s des droits humains.

Edith Olivares Ferreto, directrice exécutive d’Amnesty International Mexique.

« Avec ces actes de persécution, les autorités mexicaines effraient non seulement ces trois militantes, mais aussi d’autres défenseur·e·s des droits humains qui ont tout à fait le droit de contribuer à la protection des libertés individuelles par leur action. Il est inconcevable qu’une personne soit visée par des poursuites pénales pour ce travail. Les trois niveaux de gouvernement ont l’obligation de veiller au respect des droits humains et de ne pas aggraver l’impunité », a déclaré Edith Olivares Ferreto.

Il est inconcevable qu’une personne soit visée par des poursuites pénales pour ce travail. Les trois niveaux de gouvernement ont l’obligation de veiller au respect des droits humains et de ne pas aggraver l’impunité.

Edith Olivares Ferreto, directrice exécutive d’Amnesty International Mexique.

Qui enquête et qui espionne ?

Les autorités responsables de l’espionnage et de l’enquête relevait du service d’enquête sur le crime organisé (la Subprocuraduría Especializada en Investigación de Delincuencia Organizada, SEIDO) de l’ancien parquet (la Procuraduría General de la República, PGR), aujourd’hui connu sous le nom de Fiscalía Especializada en Materia de Delincuencia Organizada (FEMDO) de l’actuel parquet (Fiscalía General de la República, FGR), qui a reçu l’autorisation de la haute hiérarchie de la PGR à l’époque.

À ce jour, aucun fonctionnaire n’a fait l’objet d’une enquête en relation avec les violations présumées des droits humains décrites dans le rapport d’Amnesty International.

Le rapport montre que le personnel de la SEIDO a détourné des ressources destinées à l’enquête sur l’une des plus graves violations des droits humains, l’affaire des « charniers de San Fernando » ou « San Fernando II », pour espionner sur ces trois femmes défenseures des droits humains.

Afin de poursuivre ces défenseures, la SEIDO a utilisé le cadre juridique relatif à l’enlèvement et au crime organisé sans aucun motif dans le but de demander illégalement des informations sur les télécommunications des trois femmes.

La SEIDO a alors établi qui les trois défenseures appelaient au téléphone et où ces personnes se trouvaient. Il a illégalement demandé leurs données personnelles afin d’analyser leurs signatures. Tout cela a eu lieu sans que les formalités requises par la loi n’aient été respectées, en particulier l’obtention d’une autorisation judiciaire.

Il est important de mentionner qu’Ana Lorena Delgadillo Pérez, Marcela Turati Muñoz et Mercedes Doretti ont été espionnées et ont fait l’objet d’investigations dans le cadre du dossier d’enquête préliminaire sur les charniers de San Fernando, dans le volume 221 de ce dossier.

Les agents de la SEIDO ont mené une enquête sans donner à aucune des trois miliantes le statut d’« accusée » ; ils ne les ont pas non plus informées de l’accusation portée contre elles, ni de la raison pour laquelle elles faisaient l’objet d’une enquête.

Injustice sur injustice

L’enquête et l’espionnage dont ont fait l’objet Ana Lorena Delgadillo Pérez, Marcela Turati Muñoz et Mercedes Doretti ont ainsi bafoué leurs droits à la vie privée, à la liberté d’expression, à la défense des droits humains, à la non-discrimination et à une procédure régulière. Aucune d’entre elles n’a obtenu justice, ni ne s’est vu accorder des réparations intégrales pour le préjudice subi. L’affaire a par ailleurs eu de graves conséquences physiques, interpersonnelles, psychologiques et professionnelles sur les défenseures.

À tout cela s’ajoute une nouvelle injustice. La Commission nationale des droits humains (CNDH) a classé la plainte déposée par ces défenseures, sans procéder à une analyse détaillée et correcte des violations des droits humains. La CNDH n’a rouvert la plainte qu’après que les défenseures ont déposé un recours en amparo (principe analogue à celui de l’habeas corpus, qui peut être invoqué en cas de détention arbitraire) et soient intervenues à plusieurs reprises auprès de la CNDH.

Il est également important de noter qu’alors que le système pénal a été utilisé contre ces trois femmes défenseures des droits humains, les graves violations commises contre des personnes de différentes nationalités à San Fernando (État de Tamaulipas), restent impunies, puisqu’à ce jour, personne n’a été condamné pour ces événements.

Recommandations au parquet

Les conclusions des recherches d’Amnesty International Mexique contiennent plusieurs recommandations adressées au bureau du procureur général. Elles consistent notamment à :

  • Invoquer la disposition dite de No Ejercicio de la Acción Penal, qui éteint l’action pénale, en ce qui concerne les enquêtes visant Ana Lorena Delgadillo Pérez, Marcela Turati Muñoz et Mercedes Doretti.
  • Faire cesser toute enquête, tout espionnage et toute tentative d’action pénale arbitraire visant Ana Lorena Delgadillo Pérez, Marcela Turati Muñoz et Mercedes Doretti.
  • Mettre fin, par le biais d’un accord interne émanant du procureur général, à tout message et toute action au sein du bureau du procureur général (FGR), anciennement PGR, et des organes d’enquête pénale, qui criminalisent et discréditent la défense des droits humains, le journalisme et le travail médico-légal de ces trois défenseures et des organisations et réseaux auxquels elles appartiennent.
  • Retirer de l’enquête préliminaire sur les charniers de San Fernando toutes les informations confidentielles et données personnelles des trois défenseures, et empêcher la reproduction et la diffusion par des fonctionnaires des informations contenues dans l’enquête préliminaire sur San Fernando.
  • Mener une enquête efficace, impartiale, indépendante et complète sur les fonctionnaires impliqués dans l’enquête injustifiée et l’espionnage visant Lorena Delgadillo Pérez, Marcela Turati Muñoz et Mercedes Doretti, au sein du FGR (anciennement PGR), les chaînes de commandement et les fonctionnaires d’autres entités gouvernementales, tels que le personnel du ministère des Affaires étrangères qui ont fourni des informations à leur sujet, et sanctionner les responsables.
  • Accorder des réparations intégrales pour les préjudices causés aux victimes, notamment des garanties claires de non-répétition pour les autres défenseur·e·s, les expert·e·s indépendants et les journalistes.
  • Présenter des excuses publiques pour l’enquête et les faits d’espionnage dont elles ont fait l’objet.

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