Le gouvernement britannique nous a espionnés ; nous ne pouvons l’accepter

Mercredi 1er juillet, peu après 16 heures, Amnesty International a reçu un courriel de la part de l’Investigatory Powers Tribunal (IPT), juridiction chargée de connaître des affaires liées aux services du renseignement du Royaume-Uni. Le message était succinct, mais il a fait l’effet d’une bombe.

L’IPT y faisait savoir qu’une erreur s’était introduite dans le jugement qu’il avait rendu 10 jours plus tôt à la suite du recours formé par 10 organisations de défense des droits humains contre les programmes de surveillance de masse du Royaume-Uni. Les communications d’Amnesty International avaient bien fait l’objet d’une surveillance illégale par le Government Communications Headquarters (GCHQ), l’agence britannique du renseignement électronique. Contre toute attente, le tribunal s’était trompé d’organisation (mentionnant l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne) dans sa décision initiale et il lui a fallu 10 jours pour corriger cette erreur incroyable.

À cette annonce, nous avons ressenti un sentiment étrange et inattendu de soulagement : tout portait à croire que nous étions espionnés par le GCHQ, mais la confirmation de ces soupçons par la justice signifiait que nous n’étions pas paranoïaques.

Sherif Elsayed-Ali

À cette annonce, nous avons ressenti un sentiment étrange et inattendu de soulagement : tout portait à croire que nous étions espionnés par le GCHQ, mais la confirmation de ces soupçons par la justice signifiait que nous n’étions pas paranoïaques. Le GCHQ et, fort probablement, son homologue américain la NSA espionnent bien évidemment d’autres organisations qu’Amnesty International. Dans la même décision que celle concernant notre organisation, l’IPT avait révélé la surveillance illégale du Legal Resources Centre d’Afrique du Sud.

Les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden montrent que le GCHQ et la NSA ont espionné Doctors of the World et l’UNICEF. Bien d’autres organisations caritatives ont peut-être elles aussi été espionnées : le fait que l’IPT ne se soit pas prononcé en faveur des huit autres organisations à l’origine du recours judiciaire ne signifie pas que leurs communications n’ont pas été interceptées. Elles l’ont peut-être été, mais le tribunal a estimé que ces opérations avaient été réalisées dans le respect de la loi.

Cette affaire met en évidence le problème du soi-disant « contrôle » des programmes de surveillance britanniques. Au Royaume-Uni, c’est un secrétaire d’État, et non un magistrat, qui délivre des mandats de surveillance, l’exécutif donnant ainsi son aval à ses propres activités d’espionnage.

Seul organe judiciaire compétent pour examiner les pratiques des services du renseignement britanniques, l’IPT mène la quasi-totalité de ses délibérations à huis clos. En outre, il s’est contenté d’accepter la position du gouvernement, refusant de confirmer ou d’infirmer publiquement une pratique ou un programme de surveillance précis. En tant que plaignants dans cette affaire, ni Amnesty International ni les neuf autres organisations n’ont eu accès aux règles secrètes encadrant les pratiques de surveillance (à l’exception d’une infime partie), évoquées devant les juges au cours d’audiences tenues à huis clos et auxquelles seuls les avocats du gouvernement britannique ont pu assister.

Si nous nous sommes rendu compte que nos communications étaient interceptées et stockées, c’est parce que le GCHQ les a conservées plus longtemps que ne l’y autorisent ses lignes directrices internes.

Sherif Elsayed-Ali

Si nous nous sommes rendu compte que nos communications étaient interceptées et stockées, c’est parce que le GCHQ les a conservées plus longtemps que ne l’y autorisent ses lignes directrices internes.

L’IPT n’est habilité qu’à rendre deux types de décision. Il peut se prononcer en faveur du plaignant, comme cela a été le cas pour Amnesty International, estimant que nos communications avaient été interceptées illégalement. Nous ne savons toutefois pas quand ces activités d’espionnage ont eu lieu, pour quel motif elles ont été entreprises, combien de fois elles se sont produites, ce qu’il est advenu des informations interceptées, si elles ont été partagées avec d’autres gouvernements et si ces pratiques sont toujours d’actualité. Nous ne sommes pas plus avancés.

L’IPT a également jugé (pour huit organisations sur les 10 ayant formé un recours judiciaire) qu’aucun acte illégal n’avait été commis. Cela signifie que, soit les communications de ces organisations n’ont pas du tout été interceptées, soit elles l’ont été mais le tribunal a estimé que la procédure suivie était conforme au droit. Ici aussi, nous ne sommes pas plus avancés.

Il apparaît ainsi qu’il faut de toute urgence réviser la législation du pays en matière de surveillance. Le mois dernier, le contrôleur indépendant de la législation antiterroriste britannique, David Anderson, a fustigé la loi RIPA, principal texte encadrant les pouvoirs de surveillance. Il a déclaré que ses dispositions étaient, « dès leur rédaction, obscures [et qu’elles] avaient été modifiées tant de fois qu’elles étaient incompréhensibles pour tous, sinon un petit nombre d’initiés ». Il a demandé l’adoption d’une nouvelle loi « compréhensible » et préconisé l’autorisation par le pouvoir judiciaire des mandats d’interception.

À ce jour, la réponse du gouvernement n’a guère été encourageante : le Premier ministre David Cameron souhaite manifestement conserver le pouvoir d’émission de mandats au sein de son gouvernement. Le gouvernement britannique ne semble pas être en mesure d’accepter que ce type d’ordre écrit et exécutoire émane normalement de la justice, ce qui est pourtant l’un des principes les plus fondamentaux de l’état de droit.

Nos inquiétudes quant aux activités de surveillance de masse ne se limitent pas aux organisations de défense des droits humains. Invasives, ces pratiques constituent une incursion dangereuse du gouvernement dans nos vies privées et une mainmise de celui-ci sur notre liberté d’expression. Dans certaines circonstances, elles peuvent aussi mettre des vies en danger, ou bien être utilisées pour jeter le discrédit sur des personnes ou entraver des enquêtes sur des violations des droits humains commises par gouvernements.

Nous avons de bonnes raisons de croire que les autorités britanniques s’intéressent à nos travaux. Ces dernières années, nous avons mené des recherches sur les crimes de guerre dont se seraient rendues coupables les forces britanniques et américaines en Irak, sur l’implication des États occidentaux dans les pratiques de torture de la CIA, dans le cadre du programme de « restitution extraordinaire », et sur les homicides de civils perpétrés lors des frappes de drones américains. On a appris récemment que le GCHQ aurait prêté assistance aux États-Unis dans le cadre de ces attaques.

Le recours à la dissimulation et au secret, ainsi que les efforts déployés par le gouvernement britannique pour se soustraire à tout véritable contrôle, sont dignes de ceux d’un despote de pacotille. Il est temps que son comportement fasse l’objet d’un examen public rigoureux. Nous devons savoir quels sont les programmes de surveillance qu’il applique, quelles sont les activités d’espionnage qu’il considère comme légitimes et pourquoi.

Sherif Elsayed-Ali

Le recours à la dissimulation et au secret, ainsi que les efforts déployés par le gouvernement britannique pour se soustraire à tout véritable contrôle, sont dignes de ceux d’un despote de pacotille. Il est temps que son comportement fasse l’objet d’un examen public rigoureux. Nous devons savoir quels sont les programmes de surveillance qu’il applique, quelles sont les activités d’espionnage qu’il considère comme légitimes et pourquoi.

Il faut de toute urgence adopter des réformes législatives pour que les pouvoirs publics et les services du renseignement ne puissent plus se livrer à des abus.

Il faut aussi que les responsabilités soient établies pour les actes passés : comment le gouvernement d’un pays qui se pose en défenseur des droits humains et de la démocratie a-t-il pu laisser ses espions gérer un programme de surveillance de masse d’une telle ampleur, sans aucun véritable contrôle ou presque ? Comment a-t-il pu autoriser que des organismes caritatifs d’aide médicale ou en faveur des enfants ainsi que des organisations de défense des droits humains soient espionnés ? Comment se fait-il que les représentants de l’État qui avaient connaissance de ces activités, ou auraient dû en avoir connaissance, ne s’y sont pas opposés ?

Les autorités du Royaume-Uni doivent ouvrir une enquête indépendante dans les meilleurs délais.

Remarque : cet article a été initialement publié sur le site The Intercept.