Il y a exactement un an, à la veille des élections en Pologne, j’ai rejoint une immense file d’attente qui serpentait autour d’un bureau de vote à Varsovie par une froide journée d’automne. Malgré le froid et les heures passées à patienter pour voter, l’ambiance était festive. L’atmosphère était chargée d’anticipation : un sentiment palpable que le changement arrivait après huit années d’exercice rétrograde du pouvoir par le parti Droit et Justice (PiS).
En regardant les sondages de sortie des urnes dans un bar bondé plus tard dans la soirée, il est apparu clairement que cette élection n’avait pas été comme les autres, avec un taux de participation record (74 %) et un nombre sans précédent de femmes et de jeunes allés voter.
Parmi les annonces ayant galvanisé un si grand nombre de personnes, Donald Tusk et sa Coalition civique ont notamment promis de réformer la dangereuse et draconienne loi polonaise relative à l’avortement, qui n’autorise les interruptions de grossesse qu’en cas de viol, d’inceste ou de risque pour la santé ou la vie de la personne enceinte. Alors que l’avortement était déjà fortement restreint en Pologne depuis 1993, une décision de la Cour constitutionnelle polonaise discréditée en 2020, entrée en vigueur l’année suivante, a supprimé l’un des motifs recevables pour avoir le droit d’avorter – en cas de malformation du fœtus – et a laissé place à une interdiction quasi-totale.
Donald Tusk avait promis que s’il était élu, il ferait de l’accès à l’avortement gratuit, sûr et légal pour toutes une réalité dans les 100 jours suivant son arrivée au pouvoir.
Ces 100 jours sont passés et, un an après l’arrivée au pouvoir de Donald Tusk, la possibilité pour la Pologne de fournir un accès à l’avortement sûr et légal à toutes les personnes en ayant besoin n’est toujours pas près de se réaliser.
En juillet 2024, le Parlement n’a pas adopté un projet de loi visant à réparer les préjudices causés par la régression de la loi relative à l’avortement sous le régime du PiS et par le jugement rendu en 2020 par la Cour constitutionnelle contrôlée par le PiS.
Ce projet de loi, qui proposait également de mettre fin à la criminalisation de « l’aide à l’avortement », a été rejeté par des membres de la coalition au pouvoir, appartenant au Parti paysan polonais (PSL), qui ont voté contre ce texte aux côtés des membres du PiS et d’autres conservateurs.
Les politiciens du PSL et du parti centriste Pologne 2050 se sont prononcés en faveur du rétablissement d’une loi « de compromis » sur l’avortement datant de 1993, qui autorisait les interruptions de grossesse en cas de malformation grave ou mortelle du fœtus, en plus des motifs légaux actuels. Ils ont également suggéré de soumettre la question à un référendum. Ces deux propositions sont contraires à la législation et aux normes internationales en matière de droits humains, qui exigent que la Pologne dépénalise l’avortement et garantisse l’accès à un avortement sûr à toutes les personnes en ayant besoin, sans discrimination et dans le respect de l’autonomie personnelle et des droits humains.
En août, Donald Tusk a déclaré prosaïquement qu’il ne serait pas possible d’obtenir une majorité parlementaire pour soutenir la révision de la loi sur l’avortement avant les prochaines élections. Cette déclaration implique qu’aucun effort supplémentaire ne sera déployé afin de faire passer la réforme avant au moins trois ans.
Mais pour les femmes, les jeunes filles et les autres personnes susceptibles de tomber enceintes en Pologne, attendre trois ans n’est pas envisageable.
Depuis l’entrée en vigueur de ces dangereuses restrictions en janvier 2021, leurs effets se sont fait vivement sentir et ont parfois été tragiques pour des femmes et leurs familles. Compte tenu de l’« effet dissuasif » de la loi, les médecins sont plus susceptibles de s’abstenir de prendre les mesures requises pour sauver des patientes enceintes et, depuis l’entrée en vigueur de l’arrêt ayant durci la loi, plusieurs femmes ont perdu la vie.
De nouvelles lignes directrices sur l’avortement rendues publiques par le gouvernement en août ont été présentées comme une mesure qui contribuerait à atténuer l’« effet dissuasif » sur le personnel de santé. Pourtant, si elles précisent que les raisons de santé mentale doivent être respectées au même titre que les autres raisons de santé pour l’avortement, elles ne font que réitérer les circonstances très limitées dans lesquelles les avortements légaux peuvent être pratiqués.
Les femmes polonaises sont habituées aux promesses non tenues et à l’instrumentalisation de leur vote. Nous nous doutions bien que le changement tant attendu ne viendrait pas grâce à la bonne volonté politique de l’homme qui se trouverait à la tête de notre prochain gouvernement. Car nous avons été et sommes toujours en première ligne de ce changement.
Des femmes polonaises se sont organisées, ont défilé et ont été arrêtées. Elles ont déposé des recours devant les tribunaux et fait pression sur des députés au Parlement. Elles ont mené des actions de terrain en faveur des droits reproductifs en Pologne et à l’étranger, et certaines, comme Justyna Wydrzyńska, ont fourni des pilules abortives à celles qui en avaient besoin et ont été poursuivies en conséquence.
Et malgré le risque de poursuites pénales, nous continuons à prendre en main notre santé et notre autonomie reproductives. L’organisation populaire Abortion Dream Team, dirigée par des femmes, cherche à ouvrir grâce au financement participatif la première clinique proposant des interruptions volontaires de grossesse dans le pays. En septembre, la Fédération pour les femmes et le planning familial (FEDERA), qui existe de longue date, a ouvert sa première clinique de santé sexuelle et reproductive à Varsovie.
Il est inconcevable que des femmes continuent à perdre la vie à cause de violences liées au genre commises par notre propre État. L’inaction du gouvernement en matière d’avortement est imprudente, cruelle et dangereuse. Il est tout à fait inacceptable que des femmes et des jeunes filles soient obligées d’affronter pendant encore trois ans la dangereuse loi actuelle sur l’avortement. Certaines y laisseront la vie. Le Premier ministre Donald Tusk et les autres dirigeants des partis de la coalition doivent se réveiller et inscrire dans le droit polonais notre droit humain à l’avortement, accessible librement, en toute sécurité et légalement.
L’homme que tant de femmes ont élu Premier ministre doit tenir sa promesse et travailler avec les détentrices de droits, la société civile et des spécialistes de la question pour amener ses partenaires de la coalition à faire de l’avortement légal une réalité en Pologne.
Anna Błuś est chercheuse sur la justice de genre à Amnesty International.