Si certains aspects de la lutte contre le terrorisme au niveau international font la une des journaux, d’autres passent largement inaperçus. Mais pas pour tout le monde.
Pour les gouvernements qui tentent de réduire au silence celles et ceux qui les critiquent, les politiques antiterroristes – y compris celles qui sont conçues par des organes internationaux – fournissent des outils très précieux qu’ils utilisent contre les voix critiques et afin de réduire au silence la dissidence.
L’un de ces organes intergouvernementaux est le Groupe d’action financière (GAFI). Le GAFI est un organisme mondial de surveillance qui vise à ce que les États respectent les normes internationalement reconnues en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et contre le financement du terrorisme par des réseaux criminels. Il établit régulièrement un bilan du respect par les États des normes dans un certain nombre de domaines, notamment la règlementation sur les organisations à but non lucratif, qui sont parfois utilisées pour camoufler des activités criminelles. En se basant sur ces bilans, le GAFI adresse aux États des recommandations sur la façon de mieux respecter les normes en question.
Pour les gouvernements qui tentent de réduire au silence celles et ceux qui les critiquent, les politiques antiterroriste fournissent des outils très précieux qu’ils utilisent contre les voix critiques et afin de réduire au silence la dissidence.
Julia Hall, Amnesty International
Le GAFI mène un travail d’une importance cruciale, mais ses recommandations peuvent être interprétées assez librement par les États, et dans plusieurs cas, elles ont été utilisées de façon abusive et exploitées pour réprimer la société civile. Selon une étude récente, un nombre toujours plus grand d’États ont tenté de justifier la répression de la société civile en se prévalant des recommandations du GAFI. Il s’agit notamment de l’Albanie, du Bangladesh, du Cambodge, du Pakistan, du Sri Lanka, du Venezuela et, dans une large mesure, de la Turquie.
Le nouveau rapport d’Amnesty International intitulé Weaponising Counter-Terrorism examine les ramifications d’une récente loi adoptée à la hâte par le Parlement turc sous le couvert de la lutte contre le financement du terrorisme.
La Loi n° 7262 a instauré de nouvelles mesures qui menacent de saper davantage encore le travail légitime des organisations de la société civile en Turquie, alors que ces organisations sont déjà aux abois.
Cette loi a été adoptée par le Parlement dans les derniers jours de l’année 2020 en réaction à un rapport d’évaluation de la situation rendu en 2019 par le GAFI, indiquant que la Turquie ne s’était que « partiellement conformée » à ses recommandations sur le financement du terrorisme et les risques éventuels liés au secteur des organisations à but non lucratif. Le GAFI a préconisé que la Turquie applique une « démarche ciblée basée sur l’analyse des risques », et des mesures proportionnées d’atténuation des risques concernant les organisations à but non lucratif identifiées comme présentant un risque de financement du terrorisme.
Les autorités turques ont réagi en s’empressant d’adopter une loi, sans aucune consultation de la société civile, et en s’abstenant de mettre en place la démarche d’évaluation des risques recommandée par le GAFI.
Cette loi va bien au-delà de ce que demandait le GAFI. Ses dispositions vagues et trop générales portent atteinte au principe de légalité d’une manière qui menace d’éroder encore davantage l’exercice des droits à la liberté d’association et d’expression et de tout un ensemble d’autres droits fondamentaux déjà régulièrement bafoués et violés en Turquie.
Le GAFI a établi un système d’évaluation des risques que les États peuvent appliquer au secteur des organisations à but non lucratif afin de déceler les risques spécifiques de financement du terrorisme et de mettre en place des mesures ciblées d’atténuation de ces risques lorsque cela est nécessaire. Or, les nombreuses ambiguïtés de la loi laissent la porte ouverte aux abus.
La nouvelle loi turque soumet toutes les organisations à but non lucratif aux mêmes mesures disproportionnées d’atténuation des risques, y compris les organisations ne présentant aucun risque de vulnérabilité en matière d’implication dans le financement du terrorisme. Elle impose à toutes les organisations à but non lucratif des audits pesants et contient des dispositions qui entraveraient toutes les activités de levée de fonds en ligne sans que cela ne se justifie par l’existence de véritables risques.
La loi comprend des dispositions qui permettent la suspension, le renvoi et le remplacement de membres du bureau exécutif et d’employé·e·s, en violation du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’association, et ces personnes peuvent faire l’objet de poursuites au pénal au titre de la très problématique législation antiterroriste turque. Les organisations à but non lucratif peuvent également être dissoutes ou reprises sans protection judiciaire appropriée et efficace. Si la nouvelle loi qualifie les mesures de suspension de « temporaires », les poursuites pour terrorisme en Turquie durent souvent pendant de nombreuses années.
L’adoption de cette loi a pour toile de fond les attaques persistantes des autorités turques contre la société civile.
Parmi les cas emblématiques figurent celui d’Osman Kavala, une personnalité éminente de la société civile poursuivie en justice et emprisonnée, et ceux du président honoraire d’Amnesty International Turquie, Taner Kılıç, et de trois autres défenseurs des droits humains condamnés dans l’affaire de Büyükada. Ces affaires, tout comme des dizaines d’autres cas, montrent clairement que les mesures de lutte contre le terrorisme en Turquie ont été instrumentalisées pour réprimer des opposant·e·s politiques, des journalistes, des défenseur·e·s des droits humains et des organisations de la société civile.
La crainte d’être catalogué·e comme « terroristes » ou de voir son travail qualifié de « menace pour la sécurité » a conduit à un rétrécissement de l’espace pour la liberté d’expression et d’association. Sous l’état d’urgence en vigueur de 2016 à 2018, plus de 1 300 associations et fondations, et plus de 180 médias ont été définitivement fermés au titre de décrets exécutifs, en raison de liens non spécifiés avec des organisations « terroristes ». Le paysage de la société civile, qui est déjà dévasté, est encore plus en péril en raison de l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi.
Le GAFI, qui se réunit à Paris cette semaine, ne doit pas se contenter de reconnaître que la Turquie a tiré profit des normes qu’il a élaborées. Il doit également prendre les mesures nécessaires pour que cette loi soit abrogée.
Julia Hall, Amnesty International
En février, le GAFI a finalement reconnu que certains États profitent de ses recommandations, et a lancé un projet visant à atténuer ces « conséquences imprévues ». Mais la loi adoptée par la Turquie représente un avertissement.
Dans un paysage des droits humains où il existe peu d’effet de levier, le GAFI a un rôle important à jouer. Ses évaluations de la situation peuvent avoir une influence sur la capacité d’un pays à sécuriser des emprunts, à attirer l’investissement et à obtenir l’aide de pays étrangers.
Le GAFI, qui se réunit à Paris cette semaine, ne doit pas se contenter de reconnaître que la Turquie a tiré profit des normes qu’il a élaborées. Il doit également prendre les mesures nécessaires pour que cette loi soit abrogée. Ce mépris flagrant pour les activités du GAFI et pour le droit international relatif aux droits humains ne peut pas être toléré.
Si le GAFI s’abstient de faire clairement cette mise au point, cela risque d’entraîner la persistance de dangereux précédents qui ne manqueront pas d’être observés avec le plus grand intérêt par d’éventuels régimes autoritaires à travers le monde.
Cet article a initialement été publié ici par Newsweek.