La vérité dramatique sur la violence domestique en Tunisie

La mort tragique d’une jeune femme tuée par son mari a mis en évidence les conséquences désastreuses des manquements des autorités chargées de protéger les femmes tunisiennes contre la violence domestique.

Le 9 mai, des rectangles noirs accompagnés du message « Her name is Refka Cherni » (« Elle s’appelle Refka Cherni ») ont soudain envahi les pages des comptes Facebook tunisiens.

Refka était une femme de 26 ans, mère d’un jeune garçon, qui avait été tuée par balles par son mari le jour même. À peine deux jours plus tôt, le 7 mai, craignant pour sa vie, elle était allée voir la police et le parquet pour signaler les violences auxquelles son mari la soumettait. La police avait enregistré sa plainte et transféré celle-ci à la justice, mais le mari violent n’avait pas été arrêté, malgré les graves blessures qu’il lui avait infligées. Le parquet n’avait pas non plus ordonné de mesures pour la protéger contre de nouvelles violences, malgré la situation de danger évidente dans laquelle elle se trouvait.

L’histoire de Refka illustre parfaitement le fossé entre le droit et la pratique en Tunisie, où le Parlement a adopté en 2017 la Loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, qui a été très applaudie, mais où, sur le terrain, les femmes continuent à rencontrer de grandes difficultés pour obtenir que justice leur soit rendue et que leur sécurité personnelle soit assurée.

Les femmes tunisiennes sont toujours confrontées à des niveaux élevés de violence. Selon une enquête du ministère de la Femme, au moins 47 % des femmes ont été victimes de violence domestique au cours de leur vie. Ces chiffres n’ont fait qu’augmenter avec le début de la pandémie de COVID-19. Le ministère de la Femme a annoncé que rien qu’en 2020, il y avait eu sept fois plus de cas de violence liée au genre que les années précédentes.

Karima Brini, présidente de l’association Femme et Citoyenneté, active dans la lutte contre les violences faites aux femmes au Kef, dans le nord-ouest de la Tunisie, m’a dit que la victime, en grande détresse, l’avait contactée dans la soirée du 7 mai, deux jours avant sa mort. Refka cherchait de l’aide pour porter plainte contre son conjoint violent. Elle avait dit à Karima Brini que son mari la battait souvent. Ce jour-là, il l’avait frappée et avait tenté de l’étrangler. Refka s’était rendue à l’unité spéciale de la police chargée de la violence à l’égard des femmes pour porter plainte, mais elle avait trouvé porte close et on lui avait dit qu’elle était venue « en dehors des heures normales d’ouverture ». Quelques heures plus tard, elle était allée déposer sa plainte dans un poste de police ordinaire. Elle avait dit à Karima Brini que la police avait recueilli son témoignage et l’avait envoyée passer un examen médicolégal. À l’hôpital, le médecin légiste avait prescrit 20 jours de repos. La police avait ensuite convoqué son mari, membre des forces de sécurité, au poste de police. Refka avait dit à Karima Brini que son conjoint l’avait menacée alors qu’elle attendait dans une pièce du poste de police, lui disant : « Si tu ne retires pas ta plainte, je vais te massacrer. »

Pourtant, les policiers n’avaient pas arrêté le mari de Refka ce jour-là. Refka avait refusé de rentrer à la maison avec lui et était allée chez ses parents. Karima Brini a dit qu’elle lui avait conseillé par téléphone de porter plainte à l’unité spéciale le lendemain. Le 8 mai, elle avait essayé d’appeler Refka à nouveau mais elle n’avait pas réussi à la joindre. Elle avait appelé un agent qu’elle connaissait à l’unité spéciale, qui l’avait assurée que son service s’occuperait de l’affaire. Le même jour, a témoigné Karima Brini, l’agent l’avait rappelée et lui avait dit qu’ils avaient enquêté sur l’affaire et transféré la plainte au parquet, qui avait estimé que la situation ne justifiait pas une arrestation ni une ordonnance de protection. Karima Brini a appris plus tard, le 9 mai, que Refka avait été blessée par balles et hospitalisée. Refka est morte des suites de ses blessures le jour même.

Ce qui est choquant dans cette histoire, c’est l’indifférence totale dont la police et le parquet ont fait preuve vis-à-vis du danger encouru par la victime.

« Normalement, le parquet dans cette affaire aurait dû soit ordonner l’arrestation, soit recommander la délivrance d’une ordonnance de protection à l’encontre de l’auteur des violences, car il y avait de nombreux facteurs de risque : la victime avait été grièvement blessée, l’auteur était armé et il avait menacé de la tuer », a dit Karima Brini.

Mais ce qui est encore plus stupéfiant, c’est que la justice ait validé la décision de ne pas arrêter l’auteur des violences et d’abandonner entièrement Refka à son triste sort.

Le porte-parole du tribunal de première instance du Kef a indiqué que Refka Cherni et son mari avaient comparu devant le parquet le 8 mai et que le parquet avait laissé l’auteur en liberté parce que Refka avait décidé de retirer sa plainte et de se réconcilier avec son mari afin de « protéger la famille et son enfant ». Cela en dit long sur la méconnaissance de la vulnérabilité des victimes de violence domestique, qui sont généralement très stigmatisées et soumises à de fortes pressions par les familles et par la société pour qu’elles retirent leurs plaintes et reviennent vers leurs proches violents. Cela montre également que les agents de l’État ne tiennent pas compte de la nouvelle loi, qui confère à la police et à la justice des pouvoirs et des devoirs importants en ce qui concerne la protection des femmes contre la violence.

Les femmes tunisiennes sont toujours confrontées à des niveaux élevés de violence. Selon une enquête du ministère de la Femme, au moins 47 % des femmes ont été victimes de violence domestique au cours de leur vie.

Cette loi, qui a créé des unités chargées de traiter les plaintes pour violence domestique au sein des Forces de sécurité intérieures tunisiennes, leur a accordé le droit d’imposer des « ordonnances de protection » provisoires, en ordonnant par exemple à un auteur présumé de violences de quitter le domicile, de rester à distance de la victime et des enfants, ou de s’abstenir de contacter la victime. Le juge en charge de ces affaires est également habilité à émettre des « ordonnances de protection » pour éviter tout préjudice supplémentaire à la victime. Dans le cas de Refka, aucune de ces mesures n’a été appliquée.

Pour éviter de tels drames à l’avenir, le gouvernement tunisien doit prendre des mesures de grande ampleur afin de protéger et de soutenir les victimes de violence domestique. Cela suppose de former la police, les juges et les procureurs aux exigences de cette loi et de les amener à rendre des comptes lorsqu’ils s’abstiennent d’enregistrer des plaintes, d’émettre et d’appliquer des ordonnances de protection et d’enquêter sur des affaires. Cela suppose également de sensibiliser aux services de soutien destinés aux victimes de violence domestique et de mettre en place des campagnes de sensibilisation et d’éducation du grand public pour faire évoluer les attitudes sociales propices à la violence à l’égard des femmes.

Cet article a été initialement publié par Nawaat.