Tunisie. Un projet de loi pourrait donner carte blanche aux forces de sécurité pour faire usage d’une force meurtrière injustifiée

Le projet de loi qui doit être débattu au Parlement tunisien le 13 juillet 2017 pourrait renforcer l’impunité des forces de sécurité en les exonérant de poursuites en cas d’usage d’une force meurtrière injustifiée, et pourrait criminaliser les critiques visant le comportement de la police, a déclaré Amnesty International le 13 juillet 2017. 

Ce projet de loi, intitulé « Répression des attaques contre les forces armées », autoriserait les forces de sécurité à utiliser la force létale pour protéger des biens, même lorsque cela n’est pas strictement nécessaire pour protéger la vie, ce qui est contraire aux normes internationales. Il dégagerait les forces de sécurité de toute responsabilité pénale dans de tels cas, si la force utilisée est jugée « nécessaire et proportionnée ». Soumis une première fois par le gouvernement au Parlement en avril 2015, ce texte de loi a de nouveau été présenté à la demande des syndicats de police.

Ce projet de loi est une étape dangereuse vers l'institutionnalisation de l'impunité dans le secteur de la sécurité en Tunisie.

Heba Morayef, directrice de la recherche pour l'Afrique du Nord à Amnesty International

« Ce projet de loi est une étape dangereuse vers l’institutionnalisation de l’impunité dans le secteur de la sécurité en Tunisie. Le fait même que le Parlement l’examine illustre l’absence de volonté politique de la part du gouvernement pour garantir l’obligation de rendre des comptes pour les abus commis par les forces de sécurité. Ce projet de loi bafoue la Constitution tunisienne, qui garantit le droit à la vie, la liberté d’expression et l’accès à l’information, a déclaré Heba Morayef, directrice de la recherche pour l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Les forces de sécurité tunisiennes ont été prises pour cibles par le passé, mais leur donner carte blanche pour utiliser la force létale et leur accorder l’immunité contre des poursuites n’est pas le bon moyen de faire face à ce problème. Le Parlement tunisien doit rejeter ce projet de loi et privilégier les mesures visant à mettre un terme à l’impunité dont jouissent les forces de l’ordre. »

Les forces de sécurité tunisiennes ont depuis 2015 été la cible d’une série d’attaques imputables à des groupes armés. La commission parlementaire sur la Législation générale doit avoir une audience le 13 juillet avec le ministre de l’Intérieur, son ministère ayant rédigé ce projet. Dans la journée, la commission va aussi rencontrer les syndicats des forces de l’ordre, qui préconisent son adoption.

Aux termes de ce texte de loi, les forces de sécurité peuvent réagir en usant de la force meurtrière à une attaque contre des biens qui ne menace pas la vie et ne risque pas de causer des blessures graves. Au titre de l’article 18, les membres des forces de sécurité seraient dégagés de toute responsabilité pénale pour avoir « blessé ou tué une personne », y compris s’ils ont fait usage de la force létale pour repousser des attaques contre des habitations, des biens ou des véhicules, si la force utilisée s’avérait « nécessaire et proportionnée » au danger. Or, cela est contraire à l’obligation qui incombe à l’État de respecter et de protéger le droit à la vie.

User de la force meurtrière uniquement pour protéger des biens ne serait ni nécessaire ni proportionné. Les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois limitent l’usage de la force meurtrière lorsque celle-ci est strictement nécessaire « pour protéger des vies humaines ». En vertu de ces Principes, une autorité indépendante doit évaluer si l’usage de la force meurtrière ayant entraîné la mort ou des blessures graves était nécessaire et proportionnée.

En février 2017, Amnesty International a publié un rapport mettant en lumière les violations imputables aux forces de sécurité dans le cadre de l’état d’urgence, notamment la torture et les arrestations arbitraires, qui menacent l’avancée de la Tunisie sur la voie de la réforme. Aucun membre des forces de sécurité n’a été inculpé pour ces violations.

En Tunisie, les violations commises au nom de la sécurité restent jusqu'à présent largement impunies.

Heba Morayef

« En Tunisie, les violations commises au nom de la sécurité restent jusqu’à présent largement impunies. Cela crée un climat d’impunité généralisée, dans lequel les forces de l’ordre se sentent au-dessus des lois et n’ont pas à craindre de poursuites, a déclaré Heba Morayef.

« Accorder aux forces de sécurité une immunité légale contre des poursuites en adoptant cette loi ne fera qu’enhardir les auteurs de violations des droits humains. »

En juin, des membres de la tristement célèbre brigade antiterroriste El Gorjeni se sont plaints à la commission parlementaire Sécurité et défense du nombre d’allégations de torture et de mauvais traitements portées à leur encontre, les qualifiant de « forme de harcèlement ».

En outre, le projet de loi inclut des dispositions vagues qui pourraient criminaliser la critique légitime des forces de l’ordre, y compris en cas d’atteintes aux droits humains. Au titre de l’article 12, le « dénigrement » de la police et des forces de l’ordre dans le but de « nuire à l’ordre public » est passible d’une peine allant jusqu’à deux ans de prison et d’une amende maximale de 10 000 dinars (environ 3 570 euros).

Les articles 5 et 6 du texte de loi prévoient jusqu’à 10 ans de prison et une amende de 50 000 dinars (environ 17 800 euros) pour toute personne qui divulgue ou publie des « secrets relatifs à la sûreté nationale », à savoir « toutes informations, données et documents relatifs à la sûreté nationale ». Cette définition très générale pourrait servir à emprisonner ceux qui dénoncent des violations des droits humains. Les lanceurs d’alerte et les journalistes ne sont pas protégés contre d’éventuelles poursuites.

Ces dispositions entrent en contradiction avec l’obligation qui incombe à la Tunisie de protéger la liberté d’expression et le droit d’accès à l’information des citoyens, garantis par le droit international et la Constitution tunisienne.

Lors de l’examen de son bilan par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en mai, la Tunisie a reçu au moins 10 recommandations à propos du renforcement de l’obligation de rendre des comptes pour les violations commises par les forces de sécurité. En les acceptant, elle s’est engagée à prendre des mesures concrètes pour lutter contre l’impunité.

« Nous déplorons vivement que ce projet de loi soit remis sur la table, car il menace fondamentalement les avancées observées en Tunisie en matière de droits humains depuis 2011, a déclaré Heba Morayef.

« La Tunisie doit respecter ses engagements et s’acquitter de ses obligations en garantissant une meilleure supervision des services de sécurité et en prenant des mesures concrètes afin de remédier à l’impunité. »