Depuis des années, je ressens une grande appréhension et un profond malaise à chaque fois que je me rends dans mon pays, le Soudan. Mais pas cette fois. Dès mon atterrissage à l’aéroport de Khartoum 10 jours après la destitution d’Omar el Béchir, j’ai ressenti un lien avec cette terre que j’avais oublié. Je n’avais plus de crainte pour ma famille et j’étais de nouveau sensible à la présence du Nil qui serpente lentement à travers le pays, à l’atmosphère poussiéreuse de Khartoum et à l’âme généreuse de mon peuple.
Les trois jours exaltants que j’ai passés à Khartoum se sont déroulés comme dans un rêve. J’ai rendu visite à de nombreux oncles, tantes et cousin·e·s dans différents quartiers de la ville. Nous avons ri, pleuré, plaisanté au sujet des aléas de la vie au Soudan. Nous n’avons échangé que très peu de banalités car toutes les conversations déviaient rapidement vers la situation politique.
Les Soudanais·es semblaient surpris de leur propre force. Quatre mois de manifestations de rue étaient venus à bout d’Omar el Béchir, qui semblait pourtant intouchable, et de son parti du Congrès national (NCP). Pendant presque trois décennies, Omar el Béchir a provoqué des souffrances indicibles dans tout le pays ; il est recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour de multiples chefs de crimes de guerre, génocide et crimes contre l’humanité.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis mon dernier séjour et j’ai trouvé Khartoum métamorphosé. Les enfants étaient devenus des révolutionnaires ; les grands-mères, des analystes politiques ; les chauffeurs de taxi, des spécialistes des questions internationales. J’étais fier et plein d’espoir en entendant ces conversations. Un sentiment nouveau de liberté et d’espoir était presque palpable. Les gens étaient plus souriants. Ils s’étaient débarrassés de la paranoïa engendrée par le long règne d’Omar el Béchir. Ils marchaient avec dignité et détermination. Lorsqu’ils parlaient de ce qu’ils ressentaient, des mots comme « rêver », « choqué » ou « incroyable » revenaient sans cesse.
Khartoum a été magnifiquement décrit par notre cher poète soudanais Mahjoub Sharief, mort il y a cinq ans. Surnommé « le poète du peuple », Sharief a raconté la lutte pour la paix et la démocratie ; il a été emprisonné à maintes reprises en raison de son travail. Je regrette qu’il n’ait pas eu l’occasion de voir ce nouveau Khartoum mais, alors que je déambulais dans les rues de la ville, certains de ses poèmes me sont revenus en mémoire : « Chante, Khartoum, chante ; la mère des bien-aimés, nous sommes tes fruits ; sur les voies de la nuit, nous sommes tes jours ; avant que ton attente ne se prolonge ; nous sommes arrivés… nous sommes arrivés dans ton étreinte. » J’espère qu’un jour prochain Khartoum sera connu comme un lieu de poésie et de beauté, non plus de massacre et d’oppression.
Le chemin pour en arriver là a été long et pénible. Depuis décembre 2018, la population soudanaise manifestait dans les rues et sur les places pour demander la démission d’Omar el Béchir. Elle avait pour cri de ralliement « Liberté, paix et justice » et, pendant des mois, elle n’a pas faibli face à la réaction violente, et parfois meurtrière, des forces de sécurité.
Entre le 6 et le 11 avril 2019, 26 personnes ont été tuées lors du sit-in organisé devant le quartier général de l’armée, à Khartoum. Ce qui était au départ un rassemblement pacifique s’est transformé en un bain de sang lorsque les forces de sécurité ont tenté de disperser les manifestant·e·s. Néanmoins, le NCP a commencé à se déliter. Le 11 avril, l’armée a cédé à la pression du peuple et a évincé Omar el Béchir, ainsi que les alliés et les proches du régime. Cela a été un moment historique pour le peuple soudanais, dont le courage a permis d’ouvrir une nouvelle page pleine d’espoir.
Quand je me suis rendue sur le lieu du sit-in, une vive énergie se dégageait : les gens chantaient, dansaient et discutaient avec passion des questions auxquelles le Soudan est confronté actuellement. La générosité du peuple soudanais se manifestait publiquement, de l’eau et de la nourriture étaient distribués gratuitement, des jeunes hommes munis de boîtes appelaient aux dons en disant : « Si vous avez de l’argent, donnez ; si vous n’en avez pas, prenez ».
Pendant mes dernières heures dans la ville, deux femmes m’ont littéralement traîné au cœur de la foule. Des milliers de personnes demeuraient massées là et réclamaient que les autorités militaires transmettent pacifiquement le pouvoir à un civil. Après tant d’années de souffrance, le peuple soudanais a besoin d’un gouvernement qui respecte ses droits et l’écoute.
C’est une période à la fois formidable et dangereuse pour le Soudan. Les nouveaux dirigeants du pays ont une chance de rompre avec des décennies d’atteintes aux droits humains et d’honorer le courage et la résilience du peuple soudanais. Cela signifie amener Omar el Béchir et d’autres personnes à rendre des comptes pour les atteintes aux droits humains qu’ils ont commises et enquêter sur le rôle des forces de sécurité dans les récents homicides de manifestant·e·s.
Des larmes et du sang ont coulé, des vies et des membres ont été perdus mais la détermination des Soudanais·es n’est pas entamée. Comme l’a déclaré un homme : « Nous ne serons plus jamais les mêmes ». Je suis totalement d’accord.