Au cours de l’année 2023, l’Agence de sûreté intérieure (ISA) basée à Tripoli a soumis des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants à toute une série d’atteintes aux droits humains, notamment la disparition forcée, la détention arbitraire et la torture, certains encourant la peine de mort, sous couvert de « préserver la vertu », a déclaré Amnesty International le 14 février 2024.
Amnesty International a recueilli des éléments attestant du durcissement de la répression de la liberté de pensée, d’expression et de croyance par l’ISA, depuis qu’un organe religieux officiel, l’Autorité générale des Biens religieux et des Affaires islamiques (connue sous le nom d’Awqaf), a émis un décret en mai 2023 afin de lutter contre ce qu’elle appelle les « déviations religieuses, intellectuelles et morales ». La campagne malveillante de l’ISA, publiquement encensée par de hauts responsables de l’Awqaf, cible principalement de jeunes Libyen·ne·s, en particulier membres de la communauté amazighe, ainsi que des étrangers, sous prétexte « de sauvegarder la vertu et de purifier la société ». Dans certains cas, ces personnes font l’objet d’enquêtes pour des chefs d’accusation passibles de la peine de mort.
« L’inaction du gouvernement libyen quant aux crimes bien étayés relevant du droit international commis par l’ISA, notamment la torture et la disparition forcée, l’encourage à continuer de bafouer les droits humains et perpétue une campagne nauséabonde qui étouffe la liberté de pensée, d’expression et de croyance sous couvert de ” préserver la vertu “, a déclaré Bassam Al Kantar, chercheur sur la Libye à Amnesty International.
« Les autorités libyennes doivent assurer la libération immédiate de toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux et cesser de persécuter celles qui expriment leurs opinions. Le Gouvernement d’unité nationale doit également démettre de leurs fonctions les commandants et les membres de l’ISA raisonnablement soupçonnés de graves violations des droits humains, dans l’attente d’enquêtes pénales indépendantes et impartiales, et s’il existe des preuves suffisantes, engager des poursuites judiciaires. »
Amnesty International a interviewé deux anciens détenus, des familles et des avocats qui suivaient les cas de quatre personnes actuellement détenues et ayant fait appel des ordonnances de détention provisoire émises à leur encontre par le ministère public, ainsi que neuf militants libyens toujours en Libye ou exilés. Elle a aussi examiné 15 vidéos présentant des « aveux » diffusées par l’ISA depuis mars 2023.
Dans le cadre de sa répression accrue, l’ISA prend pour cibles des personnes perçues comme rejetant la doctrine salafiste madkhaliste dominante au sein de l’Awqaf (l’Autorité générale des Biens religieux et des Affaires islamiques), qui restreint considérablement les droits des femmes et des jeunes filles, des minorités religieuses et des personnes LGBTI.
Des vidéos inquiétantes montrent des « aveux » forcés
Des vidéos publiées en ligne par l’ISA montrent au moins 24 personnes livrant des « aveux », visiblement sous la contrainte. Au moins 19 d’entre elles sont toujours en détention provisoire sur ordre du bureau du procureur, dans les prisons d’Al Ruwaimi et d’Al Jdayda, à Tripoli. Elles sont accusées de « relations sexuelles illicites », de « promotion d’opinions ou de principes visant à renverser l’ordre politique, social ou économique de l’État », de « blasphème » et d’« apostasie ». Certains de ces chefs d’accusation sont passibles de la détention à perpétuité ou de la peine de mort.
Le 28 décembre 2023, l’ISA a publié deux vidéos sur ses chaînes de réseaux sociaux : 14 personnes, dont quatre femmes et une adolescente de 17 ans, avouent visiblement sous la contrainte des infractions, notamment la « diffusion de l’athéisme », l’« apostasie », le fait d’« embrasser l’athéisme » et d’« adopter des idées libérales », l’« échange de femmes » et l’« homosexualité ». Dans des vidéos précédentes diffusées par l’ISA en avril et mai 2023, on peut voir 10 autres personnes « avouer » avoir « embrassé le christianisme » et « insulté l’islam ».
Les informations dont dispose Amnesty International confirment que l’ISA avait procédé à l’arrestation des personnes que l’on voit sur ces vidéos entre mars et octobre 2023.
« J’entendais les hurlements des autres détenus »
Les agents de l’ISA ont arrêté les personnes ciblées à leur domicile ou dans la rue, sans présenter de mandat. Dans certains cas, leurs proches ont également été interpellés pour obliger les personnes « recherchées » à se rendre. Depuis septembre 2023, l’ISA s’est servie des téléphones et des historiques de discussion de deux militants détenus pour arrêter arbitrairement au moins neuf autres personnes.
L’inaction du gouvernement libyen quant aux crimes bien étayés relevant du droit international commis par l’ISA, notamment la torture et la disparition forcée, l’encourage à continuer de bafouer les droits humains
Bassam Al Kantar, Amnesty International
Les agents de l’ISA procédant aux interrogatoires soumettent régulièrement les détenus à la torture et aux mauvais traitements – violences sexuelles, coups, décharges électriques et suspension dans des positions douloureuses notamment. Les interrogatoires se sont déroulés sans la présence d’un avocat.
Un étranger, qui a demandé à rester anonyme, a déclaré à Amnesty International qu’il avait été arrêté à Tripoli par des hommes armés en civil, qui l’ont emmené au siège de l’ISA sans révéler leur affiliation ni le motif de son arrestation. Il a été maintenu en détention au secret pendant une semaine et soumis à de nombreux interrogatoires, notamment entre les mains du responsable du Comité central de sécurité de l’ISA.
Il a indiqué que les enquêteurs de l’ISA l’ont contraint à dévoiler les mots de passe de son téléphone et de son ordinateur, l’ont interrogé pendant des heures et ont examiné de près ses conversations WhatsApp et ses appels professionnels, avant de l’accuser de « complot » et d’« espionnage ».
Selon son témoignage, il entendait les hurlements d’autres détenus et a vu des taches de sang sur le sol, alors qu’il se rendait de sa cellule à la salle de douches. Il a finalement été expulsé.
Selon un autre défenseur des droits humains, détenu pendant 10 mois pour des accusations de « communication avec des athéistes et des féministes et outrage à la religion de l’État », le commandant de l’ISA Lotfi al Harari l’a interrogé et était présent lorsqu’au moins deux agents de l’ISA l’ont frappé à coups de matraques, l’ont déshabillé et ont touché ses parties génitales.
Parmi les personnes toujours détenues arbitrairement figure Sifaw Madi, arrêté le 26 mars 2023 et apparaissant dans une vidéo de l’ISA diffusée le 6 avril, dans laquelle il « avoue » s’être converti au christianisme en 2017 et avoir fait du prosélytisme. Il est accusé d’« apostasie », une infraction passible de la peine de mort.
Une attaque directe contre la communauté amazighe
La répression de l’ISA touche de façon disproportionnée la communauté amazighe, qui inclut les adeptes de la foi ibadite et de l’école malikite.
Selon un militant, qui a préféré rester anonyme, l’ISA intensifie sa campagne contre la communauté amazighe. Il a cité les listes qui ont fuité et qui contiennent les noms de militants amazighs et ibadites, qui pourraient faire l’objet d’une surveillance et être interpellés.
En outre, Nizar (un pseudonyme) a signalé des cas d’attaques contre des sites culturels et religieux, notamment la démolition d’un mausolée soufi en novembre 2023 et le vandalisme de sites archéologiques, par le Comité al Hasyn, chargé par l’Awqaf de combattre « l’occultisme et la sorcellerie », en octobre 2023. Ces actions ciblaient des imams et des prêcheurs de la foi malikite et ibadite dans la ville de Yefren, dans le nord-ouest de la Libye.
« Les autorités libyennes doivent mettre fin à leur campagne contre les militants amazighs et ibadites, mettre un terme à la destruction et à la démolition de sanctuaires soufis et respecter la liberté de religion », a déclaré Bassam Al Kantar.
Complément d’information
L’Agence de sûreté intérieure (ISA) à Tripoli dépend théoriquement du Conseil présidentiel du Gouvernement d’unité nationale et reçoit des fonds de l’État. Amnesty International a déjà dénoncé les violations commises par l’ISA dans l’ouest de la Libye.
Le 9 janvier 2024, le Parlement libyen a approuvé une nouvelle loi criminalisant la sorcellerie et l’occultisme, qui prévoit des peines d’incarcération allant jusqu’à 14 ans, mais aussi la peine de mort.
Le décret n° 436/2023 de l’Awqaf porte création d’un comité central composé de 17 membres, dont un représentant des organes de sécurité, chargé de mettre en œuvre le programme des « Gardiens de la vertu ». Yehya Ben Halim, membre important de ce comité, a publiquement encensé le rôle de l’ISA dans la lutte contre « l’apostasie » et les « idées libérales ».