Irak. Le gouvernement doit traduire en actes son discours sur les droits humains

Le nouveau gouvernement de Mohammed Shia al Sudani, le Premier ministre irakien, doit rompre avec les échecs des gouvernements passés en matière de justice, de vérité et de réparations, et s’attaquer aux violations généralisées des droits humains en Irak, a déclaré Amnesty International mercredi 15 mars dans une lettre ouverte.

Le Premier ministre s’est, à au moins deux occasions, publiquement engagé à protéger les libertés publiques et les droits humains. Et pourtant, quelques mois à peine après que ce gouvernement est arrivé au pouvoir, le ministère de l’Intérieur a établi denouveaux mécanismes de suivi des « contenus indécents » sur les réseaux sociaux, qui ont déjà débouché sur la condamnation de six personnes à des peines de prison, alors qu’elle n’avaient fait qu’exercer leur droit à la liberté d’expression.

L’organisation a exhorté le gouvernement à garantir que des progrès significatifs soient effectués dans le cadre du processus d’obligation de rendre des comptes, actuellement au point mort, en relation avec la répression de manifestations en 2019, et de se préoccuper en priorité de problèmes se posant de longue date tels que l’accès des personnes déplacées à des moyens de subsistance, les violences liées au genre et les condamnations à mort prononcées au terme de procès iniques.

« La véritable mesure de l’engagement d’un gouvernement en faveur des droits humains ne réside pas dans les promesses qu’il fait, mais dans l’action qu’il mène. Le peuple irakien mérite plus que des paroles creuses et des abus incessants », a déclaré Aya Majzoub, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Il est inquiétant que quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir, le gouvernement Al Sudani a lancé une campagne répressive contre les “contenus indécents” en ligne, ce qui a valu des poursuites à certaines personnes ayant posté des vidéos inoffensives les montrant en train de danser et de faire des plaisanteries. Parallèlement, les personnes ayant commis des crimes graves tels que des enlèvements, des actes de torture et des homicides dans le contexte des manifestations d’octobre 2019 n’ont pas encore été traduites en justice. » 

Restrictions au droit à la liberté d’expression

En janvier 2023, le ministère de l’Intérieur a établi une commission chargée de mener un suivi de ce qu’il estimait être des contenus « indécents » sur les réseaux sociaux, et de transmettre ces affaires aux fins de poursuites, en vertu d’articles du Code pénal criminalisant les actes d’« indécence publique ». Il a également créé Balgh (« rapport » en arabe), une plateforme sur laquelle des personnes peuvent signaler des contenus provenant des réseaux sociaux qui « portent atteinte aux mœurs publiques, contiennent des messages négatifs et indécents, et compromettent la stabilité sociale ».

La commission a transmis au moins 16 affaires aux autorités judiciaires , ainsi que des signalements faits sur la plateforme Balgh. Des instances pénales ont déjà condamné six personnes à des peines de prison pour des publications sur les réseaux sociaux, et enquêtent sur huit autres affaires. L’AFP a indiqué que certaines des personnes poursuivies étaient connues pour leurs contenus liés à la musique et la comédie.

Les juridictions pénales continuent à poursuivre des personnes ayant exprimé des opinions politiques critiques. Le 5 décembre 2022, un tribunal pénal de Bagdad a condamné Haidar al Zaidi, 20 ans, à trois ans de prison pour un tweet critiquant le commandant adjoint des Unités de mobilisation populaire (PMU), qui est décédé. Haidar al Zaidi a été condamné en vertu de l’article 226 du Code pénal, qui punit de sept ans de prison ou d’une amende toute « insulte à l’Assemblée nationale, au gouvernement, aux tribunaux, aux forces armées, à tout autre organe constitutionnel, aux autorités publiques, aux organes et services officiels ou semi-officiels ».

Le peuple irakien mérite plus que des paroles creuses et des abus incessants

Aya Majzoub, Amnesty International

Haidar al Zaidi a nié avoir publié ce tweet. Son arrestation en décembre a donné lieu à des manifestations à Nasiriya, dans le gouvernorat de Dhi Qar, lors desquelles la police antiémeutes a tiré à balles réelles sur la foule, tuant trois manifestants. Haidar al Zaidi a depuis lors été relâché et les charges retenues contre lui ont été abandonnées, après que les Unités de mobilisation populaire ont retiré leur plainte contre lui, à la suite d’une rencontre entre un représentant de ces Unités et la famille al Zaidi.

Mettre l’accent sur la justice, la vérité et les réparations

Lors du mouvement de protestation ayant débuté en octobre 2019, Amnesty International a constaté une vague de violations meurtrières perpétrées par les forces irakiennes de sécurité, notamment certaines factions des PMU. Cette répression brutale, qui a émaillé ce qui est connu comme le mouvement « Tishreen », a fait des centaines de morts et des milliers de blessés, notamment par le biais d’homicides ciblés et d’actes de torture. Des rescapés et des proches de victimes cherchant à obtenir justice ont quant à eux subi des agressions et des actes d’intimidation, qui ont poussé certains d’entre eux à fuir à l’étranger.

Il n’y a à ce jour eu aucune déclaration publique sur les conclusions des nombreuses commissions établies pour enquêter sur des violations.

Le 15 février, le Premier ministre al Sudani a donné l’ordre d’accélérer les enquêtes sur « les événements ayant accompagné les manifestations d’octobre 2019 ». Amnesty International demande au Premier ministre de veiller à ce qu’il y ait des avancées significatives sur le terrain de l’établissement des responsabilités pour ces violations graves, qui ont eu lieu il y a presque trois ans, et que les auteurs présumés soient traduits en justice dans les meilleurs délais.

Combattre les violences liées au genre

Les violences liées au genre sont une préoccupation de longue date en Irak, et les organisations de défense des droits des femmes recueillent souvent des informations sur de soi-disant « crimes d’honneur » et d’autres formes de violence liées au genre. Le meurtre de Tiba Ali, 22 ans, par son père, au mois de janvier, a mis en évidence la nécessité pour l’Irak de mettre l’accent sur la lutte contre les violences liées au genre, notamment en adoptant une loi relative à la lutte contre les violences domestiques qui soit conforme aux normes internationales.

Des personnes déplacées, négligées et oubliées

Les personnes déplacées en Irak sont confrontées à de nombreuses difficultés, notamment le manque de moyens de subsistance et les entraves à l’obtention de papiers d’identité les plus basiques. Entre 2020 et 2021, le ministère de la Migration et du Déplacement a fermé dans la précipitation des camps pour personnes déplacées dans leur propre pays, en dépit de graves obstacles à un retour chez elles en toute sécurité. Elles continuent à être exposées à des risques d’arrestations arbitraires et d’autres manœuvres de harcèlement par des acteurs armés et les forces de sécurité, une absence d’opportunités professionnelles, et des obstacles à l’obtention de papiers d’identité indispensables à leur liberté de mouvement et à l’accès à de nombreux services essentiels.

Amnesty International demande au gouvernement de mettre fin à ces discriminations et de garantir à toutes les personnes déplacées un retour chez elles en toute sécurité, notamment aux personnes rapatriées depuis le nord-est de la Syrie.

Procès iniques et condamnations à mort

Des condamnations à mort continuent à être prononcées. Au moins 20 personnes ont ainsi été condamnées à la peine capitale depuis que le gouvernement Al Sudani est arrivé au pouvoir.

Amnesty International s’oppose à la peine de mort en toutes circonstances, sans aucune exception, quelles que soient la nature et les circonstances du crime commis, la culpabilité ou l’innocence ou toute autre situation du condamné, ou la méthode utilisée pour procéder à l’exécution. La peine de mort est le châtiment le plus cruel, inhumain et dégradant qui soit.

« Le Premier ministre a la possibilité de mettre fin en Irak à la pratique brutale consistant à condamner des personnes à mort, souvent à l’issue de procès iniques, en annonçant un moratoire sur toutes les exécutions en vue de l’abolition de la peine capitale », a déclaré Aya Majzoub.