Une vidéo montrant une exécution extrajudiciaire menée par la Force d’opérations conjointes (Joint Operations Force – JOF), une milice financée par l’État également connue sous le nom d’al Moshtaraka, rappelle les conséquences meurtrières de l’impunité dont jouissent les milices et les groupes armés en Libye, a déclaré Amnesty International le 31 mars 2021.
Le Laboratoire de preuves d’Amnesty International a examiné les images enregistrées par une caméra de surveillance dans une rue de Misratah le 6 mars, montrant Altayeb Elsharari, 27 ans, fuyant des hommes armés avant d’être abattu. Au moins un coup de feu a été tiré d’une distance d’environ sept mètres. On le voit alors s’effondrer au sol alors que huit hommes en tenue militaire l’entourent avant de l’emmener à l’arrière d’une voiture militaire sur laquelle est visible un logo JOF. Les véhicules militaires apparaissant sur la vidéo sont similaires à ceux observés par une délégation d’Amnesty International pendant une visite de la ville en février 2022.
« Cet homicide à bout portant en plein jour est un nouvel exemple effrayant de l’impunité bien enracinée dont jouissent les milices, qui depuis bien trop longtemps commettent des crimes sans être inquiétées. Les autorités libyennes doivent enquêter rapidement et efficacement sur cette exécution extrajudiciaire et veiller à ce que les responsables soient amenés à rendre des comptes », a déclaré Diana Eltahawy, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Il est honteux que les autorités libyennes récompensent activement ces groupes pour leur comportement criminel. Les autorités doivent de toute urgence cesser de financer les milices et d’intégrer des miliciens à des institutions étatiques sans les soumettre à des contrôles en vue d’exclure les personnes soupçonnées d’être responsables de crimes au regard du droit international. »
La milice responsable de l’homicide, la Force d’opérations conjointes, également connue sous le nom d’al Moshtaraka, est basée à Misratah, la troisième plus grande ville de Libye. Bien qu’Amnesty International ait recueilli de nombreux éléments attestant de l’implication du groupe dans des disparitions forcées, des actes de torture et des détentions arbitraires, il continue de mener ses opérations en toute impunité.
D’après le rapport d’autopsie initial datant du 6 mars 2022, qu’Amnesty International a consulté, Altayeb Elsharari a reçu une balle dans le dos et présentait des blessures à la jambe. À ce jour, les autorités libyennes n’ont rien fait pour traduire en justice les auteurs de cet homicide.
Quelques semaines avant sa mort, Altayeb Elsharari avait été arrêté par la Force d’opérations conjointes. Après sa libération, il avait partagé une vidéo dans laquelle il accusait des miliciens de la Force d’opérations conjointes de l’avoir frappé. Des sources au courant de son arrestation ont indiqué que la Force d’opérations conjointes cherchait à le punir pour cette vidéo.
Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Pendant sa visite à Misratah en février 2022, puis à distance après cette visite, Amnesty International s’est entretenue avec sept anciens détenus, cinq militants et quatre proches de victimes à propos d’atteintes aux droits humains commises par la Force d’opérations conjointes.
Malgré ces atteintes, le Premier ministre du gouvernement d’unité nationale Abdelhamid Debibah a autorisé le versement de 100 millions de dinars libyens (21,6 millions de dollars des États-Unis) à la Force d’opérations conjointes le 10 février 2022, d’après un document financier qu’Amnesty International a consulté.
Arrestations arbitraires, disparitions forcées et torture
Ces six dernières années, Amnesty International a constaté un recours courant à la détention arbitraire par la Force d’opérations conjointes, visant des personnes en raison de leurs origines régionales, de leurs opinions politiques ou de leur expression pacifique d’idées considérées comme « immorales ».
Cet homicide à bout portant en plein jour est un nouvel exemple effrayant de l’impunité bien enracinée dont jouissent les milices, qui depuis bien trop longtemps commettent des crimes sans être inquiétées
Diana Eltahawy, Amnesty International
Le 25 août 2020, dans un contexte rare de manifestations en Libye contre le statu quo et le règne des milices, des membres de la Force d’opérations conjointes ont arrêté le journaliste et militant Abdellatif Abu Hamra dans la banlieue sud de la ville de Beni Oualid, alors qu’il recueillait de potentiels échantillons de Covid-19 pour le Centre national de prévention des maladies. Il a été détenu arbitrairement jusqu’à mi-septembre 2020.
Le 7 décembre 2021, des membres de la Force d’opérations conjointes ont arrêté le journaliste et militant Hamza al Treki, après qu’il avait mis en ligne une vidéo dans laquelle il critiquait vivement un homme d’affaires proche du Premier ministre du gouvernement d’unité nationale Abdelhamid Debibah. Hamza al Treki avait également publié sur ses comptes de réseaux sociaux des allégations de corruption visant Abdelhamid Debibah, ses proches et ses associés proches.
Le 3 mars 2022, la Force d’opérations conjointes a arrêté Hafez Qadoor, un homme politique opposé au gouvernement d’unité nationale, avant de le libérer le lendemain. Il a déclaré aux médias libyens que des hommes l’avaient attaqué, lui et ses employés, et avaient tiré des coups de feu au hasard avant de les arrêter et des les conduire en détention.
En janvier 2021, un autre homme a été arrêté à Misratah et placé en détention dans un lieu tenu secret. Après sa disparition, plusieurs hommes armés ont effectué une descente à son domicile et ont saisi son téléphone, d’après un témoin. Sa famille a identifié les hommes comme des membres de la Force d’opérations conjointes grâce à leurs badges. Des membres de la Force d’opérations conjointes ont dans un premier temps nié le détenir, mais sa famille a ensuite appris qu’il avait été transféré à la prison de Mitiga, à Tripoli, où il est toujours détenu.
Amnesty International a recensé cinq autres cas d’arrestations arbitraires par la Force d’opérations conjointes, ainsi que le recours à la torture et à d’autres mauvais traitements, notamment des cas de coups de tuyaux d’eau, de suspension dans des positions douloureuses et de privation de nourriture adaptée.
Un homme de 31 ans a notamment été arrêté en janvier 2022. Il a déclaré que la Force d’opérations conjointes l’avait frappé à coups de poing et de pied et avec des tuyaux d’eau. Un rapport médical faisait état d’ecchymoses sur sa jambe, son torse et sa tête après les violences, ce qui corrobore ses déclarations.
La Force d’opérations conjointes a également régulièrement bafoué le droit des détenus à la présomption d’innocence en publiant des « aveux » sur ses réseaux sociaux. Dans une vidéo publiée en février 2022, on entend quatre hommes « avouer » être membres de l’État islamique et avoir participé à des attaques violentes.
La mission d’établissement des faits de l’ONU sur la Libye, mandatée par le Conseil des droits de l’homme pour enquêter sur les atteintes et violations du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits humains commises par toutes les parties au conflit en Libye depuis 2016, a publié son deuxième rapport le 28 mars 2022, dans lequel elle présente tout un éventail d’atteintes aux droits humains commises dans tout le pays en toute impunité.
« Face à l’absence persistante de volonté des autorités libyennes de maîtriser les milices et groupes armés et de veiller à ce que les personnes raisonnablement soupçonnées de crimes au regard du droit international soient suspendues des fonctions leur permettant de commettre de nouvelles atteintes, d’entraver des enquêtes ou de bénéficier d’une immunité, il est indispensable que la communauté internationale prolonge le mandat de la mission d’établissement des faits au-delà de juin 2022, afin de lui permettre de terminer son travail essentiel », a déclaré Diana Eltahawy.
Complément d’information
La Force d’opérations conjointes a été créée en 2013 sous le nom de « Temporary Joint Operations Room ». Elle relève directement du Premier ministre et bénéficie d’un budget annuel alloué par le gouvernement de 40 millions de dinars libyens (8,5 millions de dollars des États-Unis). Bien que le mandat de la milice ne soit pas clair, la force semble mener des opérations militaires à Tripoli, Misratah et dans des villes voisines.
La milice gère plusieurs centres de détention à Misratah et coopère avec des agences de sécurité de l’État.
La Force d’opérations conjointes a été très impliquée dans les combats contre les Forces armées arabes libyennes, un groupe armé contrôlant de fait l’est de la Libye, pendant l’offensive de 2019 contre Tripoli.