Nigeria. Les défaillances de l’État contribuent à l’escalade du conflit entre agriculteurs et éleveurs, le bilan avoisine les 4 000 morts

AVERTISSEMENT : Ce communiqué de presse contient des descriptions détaillées d’homicides 

Le fait que les autorités nigérianes ne diligentent pas d’enquête sur les affrontements intercommunautaires et ne traduisent pas les auteurs présumés en justice contribue à une escalade sanglante du conflit entre agriculteurs et éleveurs dans tout le pays, dont le bilan sur les trois dernières années est d’au moins 3 641 morts et de plusieurs milliers de déplacé·e·s, a révélé Amnesty International le 17 décembre 2018.

Dans un nouveau rapport (en anglais), intitulé Harvest of Death: Three Years of Bloody Clashes Between Farmers and Herders, Amnesty International indique que 57 % des 3 641 décès enregistrés ont eu lieu en 2018. Les forces de sécurité ont souvent été lentes à réagir aux attaques, qui ont duré des heures voire des jours, alors qu’elles étaient positionnées à proximité. Parfois même, elles ont été prévenues de l’imminence d’un raid mais n’ont rien fait pour empêcher les homicides, les pillages ni les incendies d’habitations.

D’après nos recherches, ces attaques étaient bien planifiées et coordonnées, et les armes utilisées étaient notamment des mitrailleuses et des fusils AK-47.

Osai Ojigho, directrice d’Amnesty International Nigeria

« L’État nigérian a fait preuve de ce qu’on ne peut qualifier que d’incompétence manifeste et n’a pas respecté son obligation de protéger la vie de ses citoyen·ne·s et de mettre un terme au conflit qui ne cesse de s’intensifier entre agriculteurs et éleveurs. La léthargie des autorités a permis à un climat d’impunité de s’installer et aux homicides de se répandre dans de nombreuses régions du pays, ce qui n’a fait qu’accroître les souffrances de populations qui vivent déjà dans la peur constante d’une attaque, a déclaré Osai Ojigho, directrice d’Amnesty International Nigeria.

« D’après nos recherches, ces attaques étaient bien planifiées et coordonnées, et les armes utilisées étaient notamment des mitrailleuses et des fusils AK-47. Mais les autorités n’ont pas pris de réelles mesures en matière de prévention, d’arrestations et de poursuites, même lorsqu’elles disposaient d’informations sur les auteurs présumés. »

Amnesty International a commencé à recueillir des éléments sur les affrontements entre agriculteurs et éleveurs en janvier 2016. Entre août 2017 et septembre 2018, ses chercheurs et chercheuses ont réalisé 10 visites de terrain dans 56 villages de cinq États.

Le rapport se fonde sur 262 entretiens avec des victimes, des témoins, des dirigeant·e·s locaux, des professionnel·le·s de la santé, des dignitaires religieux et des représentant·e·s de l’État, y compris des membres des forces de sécurité. Les chercheurs et chercheuses ont analysé 230 documents, dont des dossiers médicaux et des rapports des forces de sécurité.

Des représentant·e·s de l’État politisent dangereusement le conflit et exacerbent ainsi les tensions en rejetant la faute sur certains . », a déclaré

Osai Ojigho

Dans tous les endroits où des représentant·e·s d’Amnesty International se sont rendus, les villageois·es ont expliqué qu’ils avaient tout perdu car leur logement avait été incendié et leurs réserves de nourriture, emportées par les assaillants. Depuis 2016, les deux parties au conflit sont de plus en plus déterminées à détruire les moyens d’existence de l’autre : les éleveurs mettent le feu à des exploitations et les agriculteurs volent du bétail.

« La cause profonde de ce conflit n’a rien à voir avec la religion ni l’appartenance ethnique, elle est principalement liée aux terres et à l’accès aux pâturages. Cependant, à certains endroits, la concurrence visant les ressources sert de prétexte pour tuer et mutiler des personnes selon leur groupe ethnique ou leur religion, ce qui est rendu possible par les défaillances des forces de sécurité. Par ailleurs, des représentant·e·s de l’État politisent dangereusement le conflit et exacerbent ainsi les tensions en rejetant la faute sur certains partis politiques », a déclaré Osai Ojigho.

Au moins 310 attaques ont été enregistrées entre le 5 janvier 2016 et le 5 octobre 2018. C’est dans les États d’Adamawa, de Benue, de Kaduna, de Taraba et du Plateau qu’elles ont été les plus fréquentes. Des attaques ont également eu lieu à d’autres endroits, notamment dans les États d’Enugu, d’Ondo, d’Oyo, du Delta et d’Edo.

Des témoignages sanglants

Les chercheurs et chercheuses d’Amnesty International ont mis au jour des modes opératoires effroyables, tant du côté des agriculteurs que des éleveurs, dans les États d’Adamawa, de Benue, de Taraba, de Kaduna et du Plateau.

Mon père a été brûlé devant la mosquée où il priait. Ils l’ont tué là-bas et l’ont brûlé.

Un témoin

Le 17 juin 2017 a débuté l’une des attaques les plus meurtrières contre les Peuls de l’État de Taraba. Elle a duré quatre jours et des dizaines de corps ont été retrouvés ensuite dans la brousse.

Un témoin a raconté à Amnesty International : « Ma femme a été massacrée, ils lui ont ouvert le ventre et en ont arraché le bébé puis l’ont massacré. Mes enfants ont été massacrés aussi. Je suis resté auprès de leurs corps pendant trois jours dans la brousse avant que les militaires n’arrivent. Mon père a été brûlé devant la mosquée où il priait. Ils l’ont tué là-bas et l’ont brûlé. »

Les villages des zones de gouvernement local de Guma et de Logo (État de Benue) ont commencé l’année 2018 sous les assauts de bandes armées, qui ont fait irruption le 1er janvier à l’aube. Cette attaque, qui a duré 11 jours, a fait au moins 88 morts, bien que l’État n’ait pu inhumer que 73 corps.

Un témoin a raconté à Amnesty International : « Jusqu’à 120 personnes [sont] mortes, il y a notamment des agriculteurs dans la brousse mais nous ne les avons pas retrouvés. C’est grâce aux efforts des autorités de l’État de Benue et des forces de sécurité que 73 corps ont été retrouvés et enterrés. Il reste encore des corps là-bas mais d’autres ont déjà été enterrés dans les villages. »

Ils avaient brûlé la maison, tout était en feu et continuait à brûler.

Une témoin

Les chercheurs et chercheuses d’Amnesty International se sont entretenus avec 21 femmes de villages ayant été attaqués. Beaucoup ont dit avoir perdu leur mari et être obligées de s’occuper seules de leurs enfants. Le 20 février 2017, le village de Zilian (État de Kaduna) a été attaqué. Une femme a raconté qu’elle avait couru se cacher dans une ancienne latrine. Son mari a été tué lors de l’attaque et sa fille de six ans a été grièvement brûlée. Elle a déclaré :

« Quand ils sont partis, je suis sortie du trou et je suis retournée chez moi. Je pensais que mes enfants étaient déjà morts brûlés dans la maison mais j’avais besoin d’en être sûre. Quand je suis arrivée, tout était en feu. Ils avaient brûlé la maison, tout était en feu et continuait à brûler. J’ai vu le corps de mon mari par terre, le feu avait atteint sa jambe alors je l’ai déplacé. »

Dans les États de Kaduna et de Zamfara, les affrontements entre éleveurs et agriculteurs ont provoqué l’effondrement total de l’état de droit : des bandes armées attaquent des villages, enlèvent des personnes pour obtenir une rançon et ont tué des centaines de personnes ces dernières années.

Des villageois·e·s ont expliqué à Amnesty International qu’ils étaient régulièrement confrontés à des assaillants armés de mitrailleuses et de fusils d’assaut.

L’organisation a pris des photos de différentes douilles de munition prélevées sur les lieux de plusieurs attaques dans les États d’Adamawa, de Kaduna et de Benue, et a reçu des photos d’autres douilles récupérées dans l’État du Plateau. Dans tous les cas, l’analyse balistique a révélé que les assaillants étaient probablement armés de mitrailleuses de types PKM et G3, ainsi que de fusils AK-47.

Défaut de protection

Les autorités nigérianes sont tenues de protéger le droit à la vie qui est inscrit dans les traités internationaux et africains relatifs aux droits humains. Or, les populations concernées ont indiqué à Amnesty International qu’elles avaient averti les forces de sécurité de l’imminence des attaques mais qu’aucune mesure n’avait été prise.

Le 2 mai 2018, 33 villageois·e·s ont été tués et cinq villages ont été incendiés dans la zone de gouvernement local de Numan (État d’Adamawa), bien que les forces de sécurité aient été prévenues 16 heures à l’avance que des tireurs avaient commencé à se rassembler à proximité. Des villageois·e·s et un représentant du gouvernement local ont relayé les avertissements par téléphone à partir du 1er mai à 23 heures, soit la nuit précédant l’attaque.

D’après les recherches qu’Amnesty International a menées sur le terrain, des soldats ont été déployés en vue d’effectuer une unique patrouille dans le secteur le 2 mai dans l’après-midi et se sont retirés peu avant l’arrivée des assaillants. Les villageois·e·s ont continué à appeler pour se plaindre de ce retrait mais le téléphone du commandant en charge des opérations était, semble-t-il, éteint.

Il faut que les autorités enquêtent afin de déterminer les raisons du long délai de réaction des forces de sécurité, qui a abouti à un bilan humain extrêmement lourd.

Osai Ojigho

Le 10 mars 2017, des habitant·e·s d’Agwada, d’Udege, de la zone de gouvernement local de Kokona et de la zone de développement de Loko (État de Nasarawa) ont écrit à l’inspecteur général de la police pour dénoncer les attaques « incessantes » lancées par des éleveurs. Ils ont indiqué à Amnesty International que la police leur avait demandé 150 000 nairas (environ 411 dollars des États-Unis) pour la « logistique », somme qui a été versée. Seuls trois policiers ont été envoyés et ont refusé de se rendre dans les villages, sous prétexte que les routes étaient mauvaises.

Amnesty International a fait part de ses constatations aux autorités et a demandé des informations au ministère de la Justice, à l’armée, à la police et aux gouvernements des États d’Adamawa, de Benue, d’Enugu, de Kaduna, du Plateau et de Taraba. Seul le gouvernement de l’État d’Enugu a répondu. Il a indiqué que cinq personnes étaient poursuivies pour l’homicide de 12 personnes dans le village de Nimbo (zone de gouvernement local d’Uzo-Uwani), qui avait été attaqué le 25 avril 2016.

« Il faut que les autorités enquêtent afin de déterminer les raisons du long délai de réaction des forces de sécurité, qui a abouti à un bilan humain extrêmement lourd. Dans ce cadre, la direction des forces de sécurité doit examiner de près le rôle de chaque commandant et les gouvernements des États concernés doivent fournir une indemnisation adéquate aux victimes du conflit, a déclaré Osai Ojigho.

« Il faut que les autorités nigérianes diligentent immédiatement une enquête indépendante, efficace et impartiale sur toutes les atteintes aux droits humains commises lors des affrontements entre agriculteurs et éleveurs, par des acteurs étatiques ou non. Les conclusions de cette enquête devront être rendues publiques et, lorsqu’il y aura suffisamment d’éléments de preuve recevables, les responsables présumés devront être poursuivis et jugés équitablement. »

COMPLÉMENT D’INFORMATION

Des raids et des contre-attaques d’agriculteurs et d’éleveurs ont lieu de façon saisonnière dans tout le nord du Nigeria depuis des décennies mais l’escalade n’a commencé qu’en 1999. Depuis 2017, ces conflits sont de plus en plus meurtriers étant donné que la dégradation des conditions environnementales a contraint les éleveurs à se déplacer vers le sud en quête de pâturages.