Photo : des voisins évaluent les dégâts après une frappe aérienne sur une zone habitée qui a tué 17 civils dans le quartier de Bab al Shab à Sawan, dans l’est de Sanaa. © Amnesty International
De nouveaux témoignages recueillis par Amnesty International à la suite de frappes aériennes récentes à Sanaa soulignent le manquement de la coalition militaire menée par l’Arabie saoudite à son devoir consistant à prendre des précautions adéquates pour prévenir les morts civiles au Yémen.
Aux premières heures du 1er mai, une frappe aérienne s’est abattue sur le quartier de Bab al Shab à Sawan, dans l’est de la capitale, tuant 17 civils et en blessant 17 autres. Amnesty International a recueilli les propos de résidents et témoins locaux le lendemain, et a pris connaissance de ce qu’ont traversé un certain nombre de rescapés.
« Ces témoignages poignants sont une démonstration accablante du manquement de l’armée saoudienne et de ses alliés à leur devoir consistant à prendre les mesures qui s’imposent afin d’éviter que des civils ne soient inutilement massacrés lors de leurs frappes aériennes », a déclaré Said Boumedouha, directeur adjoint du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.
« Aux termes du droit international humanitaire, toutes les parties au conflit armé sont tenues de prendre certaines précautions lorsqu’elles planifient et lancent des attaques, afin de réduire au maximum les souffrances des civils.
« La coalition menée par l’Arabie saoudite doit fournir au public des informations détaillées sur l’ensemble des frappes aériennes lancées contre Sanaa le 1er mai, notamment sur leurs cibles, et sur les mesures prises pour prévenir les dommages indirects aux civils. Même s’il s’avère que des combattants se trouvaient à proximité, il n’en reste pas moins que la coalition avait l’obligation de déterminer si des civils étaient présents et de prendre les mesures qui s’imposaient pour éviter ou au moins réduire au maximum le nombre de victimes civiles. »
Selon des témoins et des résidents, la frappe a eu lieu entre 1 heure et 1 h 30 du matin le 1er mai à Bab al Shab, un quartier comprenant une trentaine de logements. Neuf maisons ont été détruites lors de cette frappe et 17 personnes ont été tuées, notamment sept femmes et six enfants. Dix-sept civils, parmi lesquels six femmes et un garçon de quatre ans, ont en outre été blessés.
Mansour Mohamed Saleh Shareeh, 22 ans, a déclaré à Amnesty International qu’il a perdu six membres de sa famille lors de cette frappe et que cinq autres, dont lui-même, ont été blessés : « Vers 1 heure du matin, j’ai été réveillé par les secousses provoquées par l’impact d’une frappe aérienne au loin et puis, une ou deux minutes plus tard, je me suis retrouvé enseveli sous les décombres de la maison. J’ai hurlé, le corps en proie à la douleur, et je pouvais entendre mon père crier à l’aide sous les gravats. Les autres ont été enterrés alors qu’ils dormaient. »
« Il n’y a pas eu d’avertissement avant la frappe. Douze personnes vivaient dans cette maison, car des parents qui avaient fui d’autres quartiers bombardés avaient trouvé refuge chez nous. J’ai perdu six membres de ma famille lors de cette frappe. Mes sœurs Ashwak, 20 ans, Nawal, 18 ans, Dalal, 16 ans, Hanan, 15 ans, mon neveu Hamad, 5 ans, et ma nièce Reemas, 4 ans, ont tous été tués. Mon père et ma mère, qui ont 70 ans tous les deux, ont été blessés, de même qu’un autre parent, ma sœur et moi. Ma mère est actuellement en soins intensifs à l’hôpital d’al Thawra. Je suis toujours sous le choc et je n’arrive pas à digérer ce qui s’est passé. »
Abdullah Rajih, un résident local, a dit à Amnesty International qu’il s’était réveillé lorsque l’électricité était revenue temporairement vers 1 heure du matin : « J’ai décidé de profiter du retour de l’électricité pour pomper de l’eau. C’est là que j’ai entendu la première explosion à environ deux kilomètres. Deux minutes plus tard, une roquette a atterri sur une maison à deux portes de chez moi, faisant trembler les murs et voler des fenêtres en éclats. Des fragments de roquette sont arrivés de tous les côtés. Tout le quartier a participé aux secours, nous avons organisé des funérailles et inhumé tous les morts le dimanche suivant. »
« Amina Mohamed al Wisla, 28 ans, était mère de six enfants et son mari est très malade. Elle a été tuée par la frappe. Les enfants vivent désormais dans une école du voisinage avec leur oncle. »
Khadija Ahmed Abdelqader al Kubsi a perdu trois de ses filles, Rajaa, Yusra et Najwa, âgées de 13, 15 et 20 ans, ainsi que son époux et sa belle-mère lors de la frappe aérienne. Elle a expliqué à Amnesty International : « Notre maison a été détruite, ma famille a été tuée, seul mon fils handicapé âgé de 19 ans a survécu. »
Selon les résidents et un représentant du conseil de quartier, Hafizallah Ali, il n’y a pas eu d’affrontement ni d’échanges de tirs avant la frappe aérienne, il n’y avait pas de combattants ni d’objectifs militaires dans le quartier, et la base de l’armée de l’air la plus proche est située à environ deux kilomètres, à al Khurafi. Cependant, selon la famille al Kubsi, dont le domicile a été touché lors de la frappe qui s’est abattue sur le quartier, les médias saoudiens ont affirmé que le père de cette famille, Abdullah al Kubsi, tué lors de la frappe, avait été visé car il était un dirigeant houthi. Sa famille nie vigoureusement ces allégations.
Complément d’information
Aux termes du droit international humanitaire, toutes les parties à un conflit armé doivent opérer une distinction entre les cibles militaires et les personnes et structures civiles, et ne diriger leurs attaques que sur les premières. Les attaques visant délibérément des civils qui ne participent pas directement aux hostilités, ou des biens de caractère civil – logements, centres médicaux, écoles, bâtiments publics qui ne sont pas utilisés à des fins militaires – sont prohibées et constituent des crimes de guerre. Sont également interdites les attaques menées sans discernement et les attaques disproportionnées (celles où le nombre probable de pertes civiles ou l’ampleur des dégâts causés à des biens civils sont plus importants que l’avantage militaire escompté).
Dans le cas de la frappe aérienne sur la zone résidentielle du quartier de Bab al Shab à Sawan, même si la cible était un dirigeant houthi, susceptible d’être visé en toute légalité, cela ne justifierait pas en soi cette attaque. Il aurait dû être évident pour les personnes planifiant la frappe qu’utiliser une arme puissamment explosive pour attaquer un individu dans un logement civil alors qu’il est entouré de sa famille, constituée de civils, et d’autres civils, allait faire de nombreuses victimes civiles et qu’il serait probable qu’une attaque de ce type serait disproportionnée ou sans discernement.
Les parties en conflit sont tenues, en vertu du droit international humanitaire, de prendre certaines précautions lors de la préparation et du lancement des attaques. Les précautions requises sont en rapport avec la nécessité de prévenir suffisamment à l’avance lorsque des attaques sont susceptibles de mettre en danger la population civile, à moins que les circonstances ne le permettent pas ; d’annuler ou de suspendre une attaque s’il apparaît clairement qu’elle risque de faire trop de victimes civiles ou de causer trop de dégâts matériels dans des zones résidentielles ; et de choisir des moyens et des méthodes réduisant les risques pour les civils et les biens de caractère civil.
Amnesty International a recueilli des informations sur huit frappes ayant visé cinq zones densément peuplées (Saada, Sanaa, Hodeida, Hajja et Ibb) avant celle qui a touché Sawan. Plusieurs de ces frappes font craindre que les règles du droit international humanitaire n’aient pas été respectées.
Selon des recherches effectuées par Amnesty International, au moins 139 personnes, parmi lesquelles quelque 97 civils (dont 33 mineurs), ont été tuées lors de ces frappes, et 460 autres ont été blessées (dont au moins 157 civils).
Des frappes aériennes et des tirs d’obus ont par ailleurs détruit ou endommagé des hôpitaux, des écoles, des universités, des aéroports, des mosquées, des véhicules transportant de la nourriture, des usines, des stations service, des réseaux téléphoniques, des centrales électriques et des stades. Des milliers de personnes se sont alors retrouvées privées d’électricité, et aux prises avec des pénuries alimentaires et d’essence.