Le harcèlement systématique et permanent prenant la forme d’un recours abusif au système pénal par les autorités du ministère public et de l’appareil judiciaire, visant à réprimer et démanteler la lutte contre la corruption et l’impunité, repose sur diverses formes de discrimination et de violence fondée sur le genre, qui exposent les femmes poursuivies à une double peine, a déclaré Amnesty International jeudi 23 mai lors de la publication de son nouveau rapport intitulé « Todo el sistema en contra », criminalización de mujeres operadoras de justicia y defensoras de derechos humanos en Guatemala.
« Il est alarmant de voir que le parquet et les juges chargés de ces affaires ont non seulement mis en place une stratégie perverse de poursuites pénales infondées et d’intimidation, mais aussi donné libre cours, dans l’indifférence et l’impunité les plus totales, à la discrimination et à la violence liée au genre envers des professionnelles de la justice et des défenseures des droits humains », a déclaré Ana Piquer, directrice du programme Amériques à Amnesty International.
Il est alarmant de voir que le parquet et les juges chargés de ces affaires ont non seulement mis en place une stratégie perverse de poursuites pénales infondées et d’intimidation, mais aussi donné libre cours, dans l’indifférence et l’impunité les plus totales, à la discrimination et à la violence liée au genre envers des professionnelles de la justice et des défenseures des droits humains .
Ana Piquer, directrice du programme Amériques à Amnesty International.
Les personnes qui se sont engagées professionnellement dans la lutte contre l’impunité et la corruption font l’objet d’actions coordonnées visant à les poursuivre en justice et à les priver arbitrairement de liberté, sur la base d’accusations infondées portées dans le cadre de procédures pénales, sans aucune garantie en matière d’équité des procès. Ces agissements s’inscrivent dans des pratiques bien établies prenant la forme de poursuites et de manœuvres de harcèlement, qui constituent elles-mêmes des violations des droits humains imputables au parquet et à l’appareil judiciaire.
S’appuyant sur des entretiens et l’analyse d’une dizaine de cas, le rapport décrit les caractéristiques et l’impact de ces pratiques illégitimes au regard du droit international relatif aux droits humains. Le rapport retrace ce qui est arrivé à Erika Aifán, ancienne juge, Virginia Laparra, ancienne procureure et prisonnière d’opinion, Paola Escobar et Aliss Morán, anciennes fonctionnaires du ministère public, et Claudia González, avocate et ancienne présidente de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), toutes visées par des poursuites injustes au seul motif qu’elles ont exercé des fonctions légitimes au sein du système de justice pénale.
« Au lieu d’être protégées, ces femmes sont exposées à des sanctions supplémentaires uniquement parce qu’elles ont osé s’élever contre l’impunité et les rôles traditionnellement établis entre les hommes et les femmes », a déclaré Ana Piquer.
Au lieu d’être protégées, ces femmes sont exposées à des sanctions supplémentaires uniquement parce qu’elles ont osé s’élever contre l’impunité et les rôles traditionnellement établis entre les hommes
Ana Piquer, directrice du programme Amériques à Amnesty International.
et les femmes .
Des violations systématiques des droits humains
Les recherches effectuées par Amnesty International montrent que les acteurs et actrices de la justice et les défenseur·e·s des droits humains font souvent l’objet de nombreuses plaintes pénales, administratives ou disciplinaires en même temps. L’organisation estime que le nombre extrêmement élevé de plaintes pénales simultanées, dénuées de fondements factuels et juridiques suffisants, ayant été analysées dans le rapport, associé au fait que ces plaintes sont déposées par les autorités dans le seul but de sanctionner et de réduire au silence des professionnel·le·s de la justice et des défenseur·e·s des droits humains, fait de ces affaires des poursuites stratégiques contre la participation publique, également connues sous le nom de poursuites-bâillons.
Le rapport montre que, tout au long de la procédure pénale, les droits des personnes visées sont soumis à une multitude de violations de la part du ministère public et de l’appareil judiciaire. Amnesty International a par exemple constaté que les autorités ont abusé de la détention provisoire, ordonnant cette mesure sans respecter les normes internationales en la matière, et autorisé la détention prolongée de personnes n’ayant été présentées à un juge que des semaines après leur arrestation, en violation des normes nationales et internationales. À cela s’ajoutent des atteintes à la présomption d’innocence et aux droits de la défense, des restrictions répétées et injustifiées au déroulement en public des audiences, et divers retards injustifiés dans les procédures. Il est en outre frappant que certains types d’infractions spécifiques sont plus fréquemment invoqués afin d’inculper ces personnes, tels que l’abus d’autorité, la divulgation d’informations et le manquement aux devoirs, et qu’un nombre important de ces affaires ne sont traitées que par un nombre restreint de tribunaux pénaux de première instance.
Les personnes inculpées font parallèlement l’objet d’un harcèlement constant dans les espaces publics et en ligne. Les attaques sur les réseaux sociaux, menées par des hordes de comptes coordonnés, prennent la forme d’insultes, de messages dégradants à leur égard et à l’égard de leurs proches, de surveillance et même de menaces d’arrestation, d’atteinte à l’intégrité physique ou de mort. Ces attaques sont activées de manière stratégique par leurs auteurs à des moments clés de la procédure judiciaire afin d’exacerber l’intimidation et le harcèlement des personnes criminalisées.
Les informations recueillies par Amnesty International montrent que les plaintes visant à mettre fin à ces types de harcèlement restent au point mort ou sont rejetées. Les mêmes comptes qui mènent des attaques dans la sphère numérique ont divulgué sur les réseaux sociaux, en toute impunité, des informations sur des affaires qui ne devraient être connues que des autorités, annonçant à l’avance, par exemple, des opérations ou d’autres actions des autorités.
L’organisation a aussi constaté que ces tactiques ont été étendues, renforcées et répétées, de sorte qu’un nombre croissant d’acteurs et actrices de la justice et de défenseur·e·s des droits humains ont été pris pour cible ces dernières années, ce qui a eu un effet profondément dissuasif sur les professionnel·le·s du secteur de la justice dans le pays.
Discriminations et violences fondées sur le genre
Les personnes poursuivies sont souvent confrontées à des actes spécifiques de discrimination, de violence liée au genre et de racisme. Cela touche particulièrement les femmes qui travaillent dans le secteur de la justice et défendent les droits humains qui ont osé lutter contre la corruption et défié les rôles traditionnellement et socialement attribués à la « masculinité » dans l’administration de la justice.
Les témoignages recueillis par Amnesty International font état de gestes et de discours misogynes imputés aux parties impliquées dans les procédures, ainsi que de nombreux messages et montages diffusés sur les réseaux sociaux, visant tous à minimiser leur valeur en tant que professionnelles et en tant que femmes.
Les recherches menées montrent malheureusement que les autorités ont manqué à leurs obligations de prévenir et de punir les discriminations et les violences, en s’abstenant de mettre fin à ces pratiques, qui ont été employées à plusieurs reprises au cours des audiences dans le cadre de procédures pénales contre des femmes travaillant dans le secteur de la justice et défendant les droits humains, et en décidant de ne pas enquêter sur les plaintes liées aux violences en ligne.
« Le juge aurait dû interrompre la partie civile pour ses commentaires misogynes, sa violence verbale ou ses questions sur nos vies personnelles parce que l’affaire n’était pas liée à cela, mais il ne l’a pas fait. Même un procureur a ri. C’est nous qui avons été obligées de les faire taire », a déclaré une avocate et défenseure des droits humains interrogée dans le cadre de ce rapport.
Le juge aurait dû interrompre la partie civile pour ses commentaires misogynes, sa violence verbale ou ses questions sur nos vies personnelles parce que l’affaire n’était pas liée à cela, mais il ne l’a pas fait. Même un procureur a ri. C’est nous qui avons été obligées de les faire taire .
Une avocate et défenseure des droits humains interrogée dans le cadre de ce rapport.
Ce manque de protection, ainsi que d’autres aspects liés aux rôles de genre et de soin qu’elles endossent, a également eu des conséquences différentes pour les femmes poursuivies, affectant diverses facettes de leur vie.
La justice à la dérive, la société en danger
Le modèle de criminalisation analysé révèle, de manière inquiétante, non seulement des reculs dans la lutte contre l’impunité, mais aussi les dérives de la justice dans le pays.
Le droit guatémaltèque et les normes internationales en matière de droits humains prévoient que les juges et les procureur·e·s doivent être en mesure de faire leur travail sans être soumis·e·s à des pressions. Dans les cas analysés, cependant, le ministère public et l’appareil judiciaire n’ont pas protégé l’indépendance de leurs fonctionnaires, alors qu’il s’agit d’un élément essentiel pour garantir le bon fonctionnement de la justice et les droits fondamentaux de la population.
L’organisation note avec grande inquiétude que les quatre affaires décrites dans le rapport ont fait suite à des allégations et des enquêtes sur la corruption au sein du système judiciaire lui-même, y compris dans la nomination des juges.
Amnesty International considère que les poursuites systématiques lancées contre des professionnel·le·s de la justice et des défenseur·e·s des droits humains qui ont renforcé la lutte contre la corruption sont dangereuses, dès lors qu’elles remettent en cause le bon fonctionnement du système judiciaire et favorisent l’impunité, ce qui compromet l’accès à la justice pour les victimes d’infractions et de violations des droits humains. Cela a par ailleurs un effet dissuasif qui va au-delà de la sphère juridique et a un impact négatif sur la liberté d’expression et le droit de défendre les droits humains pour la société dans son ensemble.
« Le fait que les femmes qui ont dénoncé, examiné ou connu ces cas de corruption soient celles qui se trouvent aujourd’hui sur le banc des accusés, et même en détention est symptomatique d’un système judiciaire malade. Il est urgent que les autorités guatémaltèques changent de cap afin d’assainir leurs institutions, en plaçant au cœur de celles-ci les droits de tous les Guatémaltèques, conformément au droit international, et qu’elles mettent fin à cette persécution pénale à caractère politique », a déclaré Ana Piquer.
Parmi ses recommandations, Amnesty International exhorte les autorités à classer sans suite les plaintes pénales qui sont infondées et qui ont pour but ou pour résultat de saper le travail de professionnelles de la justice et de défenseures des droits humains, ou de les terroriser ou de les punir pour leur travail, et à enquêter sur le harcèlement judiciaire, ainsi que sur toutes les formes de persécution, de discrimination et de violence fondée sur le genre décrites dans le rapport.
Il est en outre fondamental que les autorités adoptent des politiques et des mesures visant à identifier, prévenir et punir les discriminations et les violences fondées sur le genre infligées à des actrices de la justice, des défenseures des droits humains et des journalistes, y compris en ligne.
L’organisation recommande également l’adoption de mesures visant à faciliter la réintégration du personnel du parquet contraint de démissionner, arbitrairement licencié ou injustement sanctionné dans le contexte décrit ci-dessus, et demande aux autorités de veiller à ce que les processus de sélection des magistrat·e·s de la Cour suprême et de la Cour d’appel soient basés sur l’aptitude, le mérite et l’indépendance des candidat·e·s, et soient transparents.
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