Le Salvador connaît une régression alarmante en termes de respect et de protection des droits humains, a déclaré Amnesty International mardi 5 décembre à l’occasion de la publication de son nouveau rapport, intitulé Detrás del velo de la popularidad: represión y regresión en materia de derechos humanos en El Salvador.
« La détérioration des garanties en matière de droits humains que nous avons constatée au Salvador ces dernières années est extrêmement préoccupante. L’adoption d’une approche sécuritaire très répressive et l’affaiblissement de l’état de droit ont mené le pays vers l’une des pires crises qu’il ait connues depuis la fin du conflit armé interne », a déclaré Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.
S’appuyant sur trois missions d’enquête et 83 entretiens, ce rapport fournit des informations sur un contexte marqué par l’intensification de l’approche punitive et répressive de la sécurité publique, l’adoption d’un cadre juridique qui compromet les garanties d’une procédure régulière, le recours systématique à la torture et à d’autres mauvais traitements contre les personnes se trouvant dans les centres de détention, et le déploiement d’une série d’actions gouvernementales qui restreignent l’espace civique. En vertu du droit international relatif aux droits humains, l’interdiction absolue de la torture et d’autres formes de mauvais traitements, ainsi que le principe de légalité, ne peuvent jamais être suspendus, même dans une situation exceptionnelle.
L’organisation a également constaté la prévalence de facteurs qui accroissent l’impossibilité pour les personnes de se défendre, tels que l’affaiblissement de l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’utilisation abusive de charges pénales, la dissimulation d’informations publiques et l’inefficacité des mécanismes de responsabilisation et d’enquête pour les violations des droits humains commises par des représentants de l’État.
L’autre face du régime d’exception
Dans le cadre de l’application d’une mesure de nature exceptionnelle et temporaire, Amnesty International a confirmé que les autorités salvadoriennes ont, pendant 21 mois consécutifs, restreint et bafoué les droits fondamentaux, notamment le droit à la vie et l’interdiction de la torture. Les mesures du régime d’exception ont entraîné des violations récurrentes en matière d’arrestations, de poursuites et d’incarcérations, dont les principales manifestations ont été des arrestations arbitraires de masse, des disparitions forcées, des actes de torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants infligés aux personnes dans les centres de détention, ainsi que les décès en détention sous la responsabilité de l’État – dont certains résultent de la torture ou d’autres mauvais traitements.
La détérioration des garanties en matière de droits humains que nous avons constatée au Salvador ces dernières années est extrêmement préoccupante
Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International
Dans ce contexte, Amnesty International a identifié trois caractéristiques alarmantes : 1) le caractère massif des violations des droits humains ; 2) le degré élevé de coordination entre les États dans la conception et la mise en œuvre des mesures de protection des droits humains ; et 3) une réponse de l’État qui tend à cacher, minimiser et délégitimer ces faits, en refusant de reconnaître les violations et d’enquêter avec diligence sur celles-ci.
Les cas recensés montrent par ailleurs des personnes arrêtées arbitrairement, des projets de vie écourtés par de fausses accusations, la promotion d’un climat de vengeance et de méfiance entre personnes d’une même communauté, et une partie de la population – la plus vulnérable – qui vit dans la crainte d’être victime de l’arbitraire et des abus infligés par les autorités.
Selon l’analyse des bases de données des organisations de la société civile auxquelles Amnesty International a eu accès, les victimes de détentions arbitraires ont en commun trois caractéristiques socio-économiques : un faible niveau d’éducation, un emploi précaire et le fait de résider dans des zones stigmatisées en raison de la pauvreté ou de l’emprise des gangs.
Face à tout cela, l’organisation alerte contre le remplacement progressif de la violence des gangs par la violence de l’État, dont les principales victimes continuent d’être des personnes issues de communautés pauvres et historiquement cernées par la criminalité.
« Ces cas ne sont pas isolés, mais relèvent d’abus systématiques et généralisés qui visent principalement les communautés marginalisées et appauvries. Nous assistons à une répétition tragique de l’histoire au Salvador, où la violence de l’État remplace peu à peu la violence des gangs, laissant les mêmes populations vulnérables prises dans un cycle sans fin de violations et de désespoir », a déclaré Ana Piquer.
Le rapport souligne le danger que représentent les réformes juridiques permanentes qui ont été adoptées sous le prétexte de faciliter la mise en œuvre du régime d’exception, et qui permettent la suspension de divers droits et de garanties d’une procédure régulière, tout en leur donnant l’apparence de la légalité.
Les principaux changements introduits incluent : la dissimulation de l’identité des juges ; l’application automatique de la détention provisoire aux infractions liées aux gangs, sans analyse individuelle de la nécessité de cette mesure – par exemple, pour éviter la commission d’un crime grave ou le risque de fuite ; et l’élimination de la durée maximale en matière de détention provisoire pour les infractions en relation avec des groupes terroristes ou interdits. Cette dernière mesure permet son maintien pour une durée indéterminée et porte atteinte au droit d’être jugé ou libéré dans un délai raisonnable.
Selon les déclarations publiques de représentants de l’État, plus de 7 000 personnes placées en détention parce qu’elles étaient soupçonnées d’appartenir à des bandes criminelles, et poursuivies en vertu de ces réformes, ont été « libérées » au titre de mesures remplaçant la détention provisoire. Nombre d’entre elles ont été maintenues en détention pendant plus d’un an, et ont été publiquement reconnues comme relevant d’une marge d’erreur. À ce sujet, Amnesty International prévient que, même si l’Assemblée législative décide de ne pas prolonger le régime d’exception, le risque d’aggraver la crise des droits humains et l’impossibilité pour les personnes de se défendre persisteront si les réformes qui sapent les garanties d’une procédure régulière ne sont pas supprimées.
Enfin, à partir d’une analyse des déclarations publiques faites par les plus hautes autorités de l’État, de rapports de la société civile, ainsi que de témoignages et des informations recueillies, le rapport conclut que, concernant la situation des personnes privées de liberté et les conditions dans les centres de détention, l’État salvadorien a adopté une politique de torture systématique de toutes les personnes arrêtées en vertu du régime d’exception parce qu’elles sont soupçonnées d’appartenir à un gang. Parmi les conséquences les plus graves de l’application de cette politique figurent les morts en détention, dont certaines présentent des signes manifestes de violence, et beaucoup d’autres résultant de conditions de détention inhumaines ou du refus de soins de santé et de la privation de médicaments.
Nous assistons à une répétition tragique de l’histoire au Salvador, où la violence de l’État remplace peu à peu la violence des gangs, laissant les mêmes populations vulnérables prises dans un cycle sans fin de violations et de désespoir
Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International
Au mois d’octobre 2023, des mouvements de victimes et des organisations locales de défense des droits humains avaient recensé plus de 73 800 arrestations, 327 cas de disparitions forcées, environ 102 000 personnes privées de liberté – ce qui fait du Salvador le pays ayant le taux d’incarcération le plus élevé au monde – avec une surpopulation carcérale d’environ 236 % et plus de 190 décès en détention sous la responsabilité de l’État.
L’espace civique attaqué
L’organisation a également constaté une multiplication des agissements de l’État contre la liberté d’expression et d’association, ainsi que des obstacles à l’exercice du droit de réunion pacifique, de participation aux affaires publiques et d’accès à l’information publique.
Parmi les principales tactiques utilisées par les autorités à ces fins, on peut citer : 1) un discours médiatique gouvernemental visant à stigmatiser le travail de défense et de promotion des droits humains et de la transparence ; 2) le harcèlement contre la profession journalistique et toute forme d’opposition ou de critique ; 3) la dissimulation et la manipulation de l’information publique ; 4) l’utilisation de typologies pénales vagues susceptibles de mettre en danger les défenseur·e·s des droits humains et/ou les journalistes ; 5) l’invocation, par les institutions de l’État, de raisons d’ordre public ou de sécurité nationale, pour bafouer ou entraver l’exercice des droits humains ; et 6) l’instrumentalisation des pouvoirs de certains ministères, ainsi que l’imposition de restrictions excessives vis-à-vis des moyens de communication et d’organisations de la société civile.
Les principales cibles de ces tactiques ont été les défenseur·e·s des droits humains, les médias et les journalistes indépendants, les organisations de la société civile, les syndicalistes et les opérateurs de la justice qui ont fait preuve d’indépendance, d’adhésion aux principes de légalité et de respect de l’état de droit. Les cas les plus alarmants dans un contexte de suspension des droits ont impliqué l’utilisation du régime d’exception pour criminaliser la critique, notamment les critiques exprimées afin de défendre la terre, le territoire, les ressources naturelles, les droits des travailleurs et travailleuses, et le renforcement de la cohésion sociale au niveau communautaire.
Tous ces éléments ont créé un environnement favorisant le développement de la désinformation et un discours institutionnel qui encourage la discrimination, l’hostilité et la violence comme réponses à la simple critique et à la dissidence. L’autocensure et l’exil auto-imposé deviennent par ailleurs de plus en plus fréquents pour les personnes dont les droits ont été bafoués et dont la protection n’est pas garantie par les institutions de l’État.
Parmi ses recommandations, Amnesty International exhorte l’État salvadorien à mettre fin aux politiques répressives en matière de sécurité. Il s’agit notamment de mettre fin aux violations des droits humains résultant de l’application du régime d’exception et d’abroger les réformes juridiques portant atteinte aux droits de la défense et supprimant les garanties judiciaires. L’organisation rappelle qu’en vertu du droit international relatif aux droits humains, toute mesure prise dans des situations exceptionnelles menaçant la nation doit être strictement limitée aux nécessités de la situation et respecter le principe de non-discrimination. Les droits fondamentaux tels que le droit à la vie, l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, et le droit à la liberté et à la sécurité de la personne sont inaliénables et ne peuvent jamais être suspendus.
Il est également recommandé de garantir un retrait rigoureux aux forces armées des tâches liées à la sécurité publique, et de renforcer les capacités de la Police nationale civile. Amnesty International rappelle à l’État la nécessité de veiller à ce que les institutions judiciaires fonctionnent en toute indépendance et autonomie, de garantir les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique, et de cesser toute forme de restriction, de stigmatisation ou de criminalisation des voix critiques et dissidentes.
L’organisation exhorte en outre la communauté internationale à maintenir une position ferme et soutenue sur les reculs en matière de droits humains enregistrés au Salvador, en exhortant les autorités à respecter les recommandations émises par la Commission interaméricaine des droits de l’homme et d’autres mécanismes des Nations unies.