Par Papang Hidayat, spécialiste de l’Indonésie à Amnesty International
Dimanche 7 septembre, cela a fait exactement 10 ans que l’Indonésie a perdu une de ses voix les plus courageuses et généreuse, celle de Munir Said Thalib.
Le 7 septembre 2004, celui qui était affectueusement connu sous le nom de Munir a été empoisonné à l’arsenic sans le savoir alors qu’il faisait escale à Singapour avant de se rendre à Amsterdam. Il n’est jamais arrivé vivant. Dix ans plus tard, nous ignorons toujours qui se cache derrière cet assassinat.
Ce grand défenseur des droits humains en Indonésie avait embrassé la cause de dizaines de militants victimes de disparitions forcées. Cofondateur de deux organisations de protection des libertés fondamentales, il avait contribué à révéler des éléments impliquant l’armée dans des violations des droits humains en Aceh et au Timor-Leste (ancien Timor oriental), et recommandé aux autorités de déférer de hauts responsables à la justice. En septembre 1999, il avait été nommé membre de la Commission d’enquête sur les violations des droits humains au Timor oriental (KPP-HAM).
J’ai eu la chance de collaborer étroitement avec Munir avant son décès tragique. Je l’ai rencontré une première fois en 1996 alors qu’il travaillait comme avocat spécialiste des droits humains à la Fondation d’aide juridictionnelle d’Indonésie. Comme d’autres militants étudiants, je le voyais souvent dans son bureau en 1998, lorsque nous avons organisé un grand nombre de manifestations contre le gouvernement de Suharto.
Plus tard, en 2004, il m’a demandé de rejoindre son organisation, la Commission pour les personnes disparues et les victimes de violences (Kontras), où j’ai travaillé pendant plus de huit ans avant d’arriver à Amnesty International. Je me rappelle de Munir non seulement comme un défenseur des droits humains courageux et obstiné, mais aussi comme un guide enthousiasmant qui a formé un grand nombre d’excellents militants dans le pays.
Beaucoup d’entre nous continuent d’appliquer un de ses principes les plus célèbres : « Ce que nous craignons le plus, c’est la peur elle-même, car elle affecte notre jugement. »
Trois personnes ont été déclarées coupables d’implication dans son assassinat, mais selon des allégations dignes de foi, les vrais responsables qui ont organisé cet homicide n’ont pas été traduits en justice. Les trois individus condamnés étaient des employés de Garuda, la compagnie aérienne nationale avec laquelle Munir a voyagé le jour de sa mort, mais il est très peu probable qu’ils aient agi de leur propre chef.
Muchdi Purwopranjono, ancien responsable de l’Agence nationale du renseignement (BIN), a été jugé en 2008 mais a finalement été acquitté à l’issue d’une procédure que de nombreux militants considèrent comme entachée d’irrégularités. En 2005, une équipe d’investigation indépendante a été mandatée par les autorités pour enquêter sur cet homicide, mais ses conclusions ont été ignorées par le gouvernement et n’ont jamais été publiées.
Le cas de Munir illustre l’impunité qui règne pour les cas d’agressions et de harcèlement de défenseurs des droits humains en Indonésie. Il existe même un mot dans la langue indonésienne, dimunirkan (« munirisation »), qui fait référence à une personne tuée dans des circonstances mystérieuses.
Bien que le pire de la période Soeharto soit passé, de nombreux militants en Indonésie continuent d’être menacés quotidiennement, et les responsables des homicides de défenseurs des droits humains ne sont que trop rarement traduits en justice.
Le président sortant Susilo Bambang Yudhoyono n’a pas manifesté de réelle volonté politique d’amener les vrais meurtriers de Munir à rendre des comptes. En revanche, le président nouvellement élu Joko « Jokowi » Widodo a ouvertement promis de faire des droits humains une priorité dès qu’il prendrait ses fonctions en octobre prochain.
Malheureusement, les premières actions de Jokowi sont de mauvais augure, celui-ci ayant nommé Abdullah Mahmud Hendropriyono, ancien directeur de l’Agence nationale du renseignement (BIN), comme membre de son équipe de transition. Cet homme dirigeait la BIN au moment de l’assassinat de Munir, et bon nombre de groupes de défense des droits humains pensent qu’il était impliqué dans ces événements, bien qu’il ait toujours affirmé le contraire. L’indignation de la veuve de Munir a forcé le camp de Jokowi à réitérer son engagement à résoudre cette affaire.
La prise de fonction du nouveau président serait une excellente occasion de faire savoir que l’impunité dans les cas d’homicides de défenseurs des droits humains ne sera plus tolérée. Publier les conclusions de l’enquête de 2005 sur la mort de Munir constituerait un premier pas pour établir la vérité. Jokowi devrait ensuite diligenter une nouvelle enquête policière indépendante sur cette affaire, afin que toutes les personnes responsables, quelle que soit leur fonction officielle, soient amenées à rendre des comptes.
Munir représentait une voix unique, et l’Indonésie lui doit beaucoup pour tout ce qu’il a fait pour les droits humains dans ce pays.
Pour le dixième anniversaire de sa mort, le moins que l’on puisse faire est de veiller à ce que personne n’oublie ce qui s’est passé et que les vrais responsables soient traduits en justice.
Cet article a été publié dans un premier temps dans le Jakarta Post le 7 septembre 2014.