Les groupes armés implantés à Alep, Idlib et dans les environs, dans le nord de la Syrie, se livrent à une vague d’enlèvements, de torture et d’exécutions sommaires, a déclaré Amnesty International dans un rapport rendu public mardi 5 mars 2016.
Intitulé ‘Torture was my punishment’: Abductions, torture and summary killings under armed group rule in Aleppo and Idleb, Syria, ce rapport offre un rare aperçu de ce qu’est la vie dans les zones contrôlées par les groupes armés d’opposition. Certains bénéficieraient du soutien des gouvernements du Qatar, de l’Arabie saoudite, de la Turquie et des États-Unis notamment, alors que des éléments prouvent qu’ils violent le droit international humanitaire (les lois de la guerre). Ce rapport apporte aussi un éclairage sur les institutions administratives et quasi-judiciaires mises en place par les groupes armés pour gouverner ces régions.
« Ce rapport expose la dure réalité pour les civils qui vivent sous le contrôle des groupes armés d’opposition à Alep, à Idlib et dans les environs. Beaucoup vivent dans la peur constante d’être enlevés s’ils critiquent le comportement des groupes armés en place ou ne respectent pas les règles strictes imposées par certains, a déclaré Philip Luther, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient à Amnesty International.
« À Alep et Idlib aujourd’hui, les groupes armés ont les coudées franches pour commettre des crimes de guerre et bafouer le droit international humanitaire en toute impunité. Fait choquant, nous avons constaté que certains utilisent les mêmes méthodes de torture auxquelles recourt régulièrement le gouvernement syrien.
« Les États membres du Groupe international de soutien à la Syrie, notamment les États-Unis, le Qatar, la Turquie et l’Arabie saoudite, qui participent aux négociations sur la Syrie, doivent faire pression sur les groupes armés pour qu’ils mettent fin à ces violations et respectent les lois de la guerre. Ils doivent cesser tout transfert d’armes ou de soutien aux groupes qui se livrent à des crimes de guerre et à des violations flagrantes des droits fondamentaux. »
À Alep et Idlib aujourd’hui, les groupes armés ont les coudées franches pour commettre des crimes de guerre et bafouer le droit international humanitaire en toute impunité.
Philip Luther, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient à Amnesty International
Le rapport dénonce les violences commises par cinq groupes armés qui contrôlent des régions des gouvernorats d’Alep et d’Idlib depuis 2012. Il s’agit du Mouvement Nour al Dine Zinki, du Front al Shamia et de la brigade 16, qui ont rejoint la coalition de groupes armés Conquête d’Alep (Fatah Halab) en 2015, ainsi que du Front al Nosra et du Mouvement islamique Ahrar al Sham à Idlib, qui ont rejoint la coalition de l’Armée de la conquête, en 2015 également.
Certains groupes armés non étatiques comme le Front al Nosra, le Front al Shamia et le Mouvement islamique Ahrar al Sham définissent leurs propres « systèmes judiciaires » fondés sur la charia (loi islamique) dans les zones qu’ils contrôlent, et mettent sur pied des bureaux chargés des poursuites, des forces de police et des centres de détention non officiels. Ils nomment également des juges, dont certains ne connaissent pas la charia. Le Front al Nosra et le Mouvement islamique Ahrar al Sham notamment appliquent une interprétation stricte de la charia et imposent des sanctions équivalant à des actes de torture ou à des mauvais traitements pour des infractions présumées.
Le rapport recense 24 cas d’enlèvements par des groupes armés dans les gouvernorats d’Alep et d’Idlib entre 2012 et 2016. Parmi les victimes figurent des militants pacifiques et même des mineurs, ainsi que des membres de minorités pris pour cibles uniquement en raison de leur religion.
En outre, il expose cinq cas de personnes qui affirment avoir été torturées par le Front al Nosra et le Mouvement Nour al Dine Zinki après leur enlèvement, entre 2014 et 2015.
« Ibrahim » (son nom a été modifié), militant politique enlevé par le Front al Nosra en avril 2015 à Alep, a déclaré qu’il avait été torturé sans répit durant ses trois jours de détention. Selon lui, c’est parce qu’il avait organisé des manifestations pacifiques en soutien au soulèvement de 2011.
« J’ai été emmené dans la salle de torture. Ils m’ont placé dans la position du shabeh (fantôme) : j’étais suspendu au plafond par les poignets, et mes orteils ne touchaient plus le sol. Ils se sont mis à me frapper à coups de câble sur tout le corps… Ils ont ensuite utilisé la technique du dulab [pneu]. Ils m’ont plié en deux et m’ont fait rentrer dans un pneu, puis ils se sont mis à me frapper à coups de bâtons », a-t-il déclaré. Il a ensuite été relâché, abandonné au bord d’une route.
Autre cas choquant, celui d’« Halim » : ce travailleur humanitaire a été enlevé par le Mouvement Nour al Dine Zinki en juillet 2014 alors qu’il supervisait un projet dans un hôpital de la ville d’Alep. Il a été détenu au secret pendant environ deux mois avant d’être contraint à signer des « aveux » sous la torture.
« Lorsque j’ai refusé de signer mes ” aveux “, la personne chargée de m’interroger a ordonné au gardien de me torturer. Le gardien a utilisé la technique du bisat al rih [tapis volant]. Les mains sur la tête, je devais lever les jambes en position perpendiculaire. Il a ensuite commencé à me frapper à coups de câble sur la plante des pieds. Incapable de supporter la douleur, j’ai signé le document », a-t-il déclaré.
Militants des droits humains, minorités et mineurs pris pour cibles
Plusieurs journalistes et militants utilisant les réseaux sociaux qui rendent compte des violations des droits humains ont déclaré à Amnesty International avoir été enlevés parce qu’ils avaient critiqué le comportement des groupes armés au pouvoir. Beaucoup ont ensuite été libérés, sous la pression exercée par la population sur le groupe armé qui les avait enlevés.
« Issa », 24 ans, militant utilisant les médias, a déclaré qu’il avait cessé de publier sur Facebook toute information susceptible de lui faire courir des risques après avoir reçu des menaces du Front al Nosra.
« Ils contrôlent ce que nous pouvons et ne pouvons pas dire. Soit vous êtes d’accord avec leurs règles sociales et leurs politiques, soit vous disparaissez. Au cours des deux dernières années, j’ai été menacé à trois reprises par le Front al Nosra pour avoir critiqué sur Facebook leur manière de diriger », a-t-il déclaré.
D’après « Imad », autre militant utilisant les médias, le Front al Nosra a effectué une descente à Radio Fresh, station de radio dans le gouvernorat d’Idlib, dans le nord du pays, en janvier 2016. Il a enlevé deux de ses animateurs et les a détenus pendant deux jours simplement pour avoir programmé de la musique jugée offensante envers l’islam.
À Alep, des militants utilisant les réseaux sociaux ont déclaré avoir reçu des menaces orales et écrites du Front al Shamia et du Mouvement Nour al Dine Zinki, pour avoir critiqué ces groupes armés ou les avoir accusés de corruption sur Facebook.
Les avocats et les militants politiques notamment sont aussi la cible de mesures de représailles du Front al Shamia, du Front al Nosra et du Mouvement islamique Ahrar al Sham, en raison de leurs activités, de leurs croyances religieuses présumées et de leurs opinions politiques.
« Bassel », avocat installé à Idlib, a été enlevé chez lui, à Marat al Numan, en novembre 2015, pour avoir critiqué le Front al Nosra.
« J’étais content d’être enfin libéré du joug inique du gouvernement syrien, mais c’est bien pire aujourd’hui. J’ai critiqué publiquement le Front al Nosra sur Facebook… Le lendemain matin, ils sont venus chez moi me kidnapper », a-t-il déclaré.
Ses ravisseurs l’ont retenu captif dans une maison abandonnée pendant 10 jours, puis l’ont finalement libéré après l’avoir contraint à renoncer à sa profession, le menaçant de ne jamais revoir sa famille s’il n’obtempérait pas.
Une militante politique enlevée à un poste de contrôle du Mouvement islamique Ahrar al Sham et détenue dans l’un de ses centres a raconté qu’elle avait été arrêtée parce qu’elle ne portait pas le voile et était soupçonnée d’être affiliée au gouvernement syrien.
Amnesty International a recensé l’enlèvement d’au moins trois mineurs – des adolescents âgés de 14, 15 et 16 ans – par le Front al Nosra et le Mouvement islamique Ahrar al Sham à Idlib et à Alep, entre 2012 et 2015. Au 28 juin, on ignorait toujours où se trouvaient deux d’entre eux.
Des membres de la minorité kurde à Sheikh Maqsoud, quartier à majorité kurde de la ville d’Alep, figurent parmi les personnes enlevées, ainsi que des prêtres chrétiens ciblés en raison de leur religion.
« Tous les groupes armés, en particulier à Alep et à Idlib, doivent libérer immédiatement et sans condition toute personne détenue uniquement en raison de ses opinions politiques, de ses croyances religieuses ou de son origine ethnique, a déclaré Philip Luther.
« Les dirigeants des groupes armés dans le nord de la Syrie ont le devoir de mettre fin aux violations des droits humains et du droit international humanitaire, notamment aux crimes de guerre. Ils doivent condamner publiquement de tels agissements et faire clairement savoir à leurs subordonnés que ces crimes ne seront pas tolérés. »
Exécutions sommaires
Par ailleurs, le rapport présente des éléments attestant d’exécutions sommaires imputables au Front al Nosra, au Front al Shamia et à leurs « tribunaux » affiliés, ainsi qu’au Conseil judiciaire suprême, entité dans le gouvernorat d’Alep reconnue par plusieurs groupes armés comme l’unique autorité judiciaire de la région.
Parmi les victimes figurent des civils, dont un adolescent de 17 ans accusé d’être homosexuel et une femme accusée d’adultère, ainsi que des soldats capturés des forces gouvernementales syriennes, des membres des milices chabiha pro-gouvernementales, du groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI) et d’autres groupes rivaux. Dans certains cas, les groupes armés ont procédé à des exécutions sommaires en place publique. Or, le droit international humanitaire interdit l’homicide délibéré de personnes retenues en captivité, acte qui constitue un crime de guerre.
« Saleh », capturé par le Front al Nosra en décembre 2014, a déclaré avoir vu cinq femmes qui, selon un gardien, étaient accusées d’adultère et ne seraient pardonnées « que dans la mort ». Par la suite, il a vu une vidéo montrant des combattants du Front al Nosra tuer l’une de ces femmes, en place publique, dans le cadre de ce qui s’apparentait à une exécution.
D’après le Code arabe unifié, ensemble de codes juridiques fondés sur la charia, que respectent le Conseil judiciaire suprême et le « tribunal » instauré par le Front al Shamia, certains crimes tels que le meurtre et l’apostasie sont passibles de la peine de mort.
« Prononcer des sentences et procéder à des exécutions sommaires sans qu’un tribunal régulièrement constitué n’ait prononcé de jugement en respectant toutes les garanties judiciaires, constitue une grave violation du droit international et s’apparente à un crime de guerre », a déclaré Philip Luther.
Depuis cinq ans, Amnesty International a recensé en détail les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis à grande échelle par les forces gouvernementales syriennes. Elle a également rendu compte des graves violations, y compris des crimes de guerre, imputables à l’EI et à d’autres groupes armés.
Il est essentiel que la Russie et les États-Unis, ainsi que l’envoyé spécial des Nations unies en Syrie, mettent l’accent, durant les pourparlers de Genève, sur les détentions imputables aux forces gouvernementales et sur les enlèvements imputables aux groupes armés.
Philip Luther, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient à Amnesty International
« Si certains civils dans les zones contrôlées par les groupes armés de l’opposition ont pu au départ saluer le fait d’échapper au joug du régime syrien, l’espoir que ces groupes respecteraient les droits s’estompe au fur et à mesure qu’ils s’emparent des lois et commettent de graves violations, a déclaré Philip Luther.
« Il est essentiel que la Russie et les États-Unis, ainsi que l’envoyé spécial des Nations unies en Syrie, mettent l’accent, durant les pourparlers de Genève, sur les détentions imputables aux forces gouvernementales et sur les enlèvements imputables aux groupes armés. De son côté, le Conseil de sécurité de l’ONU doit imposer des sanctions ciblées aux dirigeants des groupes armés qui se livrent à des crimes de guerre. »