Depuis des années à Madagascar, Amnesty International et d’autres acteurs locaux alertent sur les conditions de vie inhumaines qui sont légion dans les prisons malgaches. Surpopulation carcérale, durées des incarcérations préventives qui s’éternisent, procès retardés, manque de ressources criant pour les établissements pénitentiaires, vétusté et insalubrité des bâtiments, sous-effectif du personnel pénitentiaire, … Autant d’éléments qui poussent à bout les détenus et qui posent un très sérieux problème de sécurité.
Ces dernières années, les ONG n’ont eu de cesse de demander à ce que « le problème des prisons » soit une priorité du gouvernement. En vain.
Le dimanche 23 août dernier, à la prison de Farafangana dans le sud-est de l’île, profitant de l’absence exceptionnelle d’un grand nombre de gardes pénitentiaires (3 gardiens présents au lieu des 7 habituellement), les détenus provoquent une mutinerie.
88 des 336 prisonniers arrivent à s’évader, après avoir détruit une partie d’un mur d’enceinte en mauvais état.
48 sont capturés le jour même, 17 sont toujours en cavale aujourd’hui (30 octobre 2020). 23 sont abattus lors de la poursuite par les forces de l’ordre. Parmi les détenus tués, plus de 70% étaient en attente de jugement. 6 étaient condamnés. 17 n’étaient encore que des prévenus.
Deux enquêtes ont été ouvertes. L’une, diligentée par le ministère de la justice. L’autre par la brigade criminelle de Farafangana.
Depuis, le ministère de tutelle se fait discret. Les informations concernant les détenus tués sont données au compte goutte. L’omerta règne sur leur nom, leur âge, et surtout la raison et la durée de leur détention.
L’affaire dérange, clairement. Et doit être tue. « Ne parlez-pas. » L’ordre est intimé aux travailleurs sociaux habilités à rentrer dans la prison de ne pas commenter ou répondre aux interviews au sujet de la mutinerie.
Comme un hommage à ces détenus tués, Amnesty International s’est rendu sur place pour tenter de dresser le portrait de 4 de ces jeunes hommes qui ont perdu brutalement la vie le 23 août dernier.
Vevesty, la mascotte de la prison
Il s’appelait Jenetsy. Mais tout le monde – sa famille, ses amis, ses codétenus, l’appelaient Vevetsy. C’était un enfant de la brousse, épris des grands espaces.
Sa date de naissance n’est pas certaine. Il serait né aux alentours de 1993, dans le village de Tanambao (commune rurale de Vohiboreka), à 140 km de Farafangana. Il a cinq frères et sœurs. A l’école, il est assidu. Il passera le CEPE pour arrêter finalement les études en 5ème : ses parents ont besoin de lui aux champs.
Avec son frère Germain, de 3 ans son aîné, ils travailleront la terre, sur les parcelles familiales et garderont les zébus. Mais Vevetsy rêve d’un autre avenir. De sortir de cette misère et quitter cette vie de rude labeur.
En 2016, Vevetsy a environ 23 ans. Quelqu’un propose à son frère et lui de faire du transport de bagage, une pratique courante dans les campagnes. Contre 50 000 ariary chacun – 10 euros-, une fortune pour ces garçons, les deux frères acceptent de se rendre à Agnara, un village à quelques kilomètres du leur, pour récupérer et faire transiter deux sacs.
Ils paieront cher leur naïveté – ou leur complicité, personne ne sait. Dans les sacs en toile se trouvent des ossements humains. Le 18 janvier 2016, Vevetsy et Germain seront arrêtés au moment de monter dans le taxi brousse et immédiatement incarcérés à la prison de Farafangana.
Le 18 septembre 2017, soit plus d’un an et demi après, les deux frères seront jugés par la Cour Criminelle Ordinaire et seront condamnés pour « Violation de sépulture et vol de restes humains » aux travaux forcés à perpétuité.
Commence alors pour Vevetsy une nouvelle vie, avec pour seul horizon la cour en terre de la maison d’arrêt et la « Chambre n°2 », sa cellule qu’il partage avec une quarantaine d’autres détenus.
En 4 ans et demi de détention, Vevetsy niera toujours auprès des gardiens et de ses codétenus, être un voleur d’ossements. Face à tous, il se plaint de sa condamnation à perpétuité. Et du retard, suite à l’appel, de la publication du jugement de la cassation. Mais il essaie de vivre du mieux qu’il peut cette nouvelle vie privée de liberté.
Vevetsy donne le change. Toujours souriant, très sociable, il est apprécié de ses camarades d’infortune, comme des gardes pénitenciers. « C’était un ‘Akama’, un pote » dira l’un d’eux. Il était « manala gadra», poursuit le maton. « Il faisait en sorte que les prisonniers se sentent bien ». Avec sa cabosse, il chante des chansons traditionnelles Betsileo, et danse le Kilalaky. Les détenus le rémunèrent pour ses petits spectacles qui égaent les cœurs. Son bon comportement est salué par les éducateurs et les membres de l’administration pénitentiaire qui lui permettent de monter un petit business. Débrouillard, Vevetsy gère donc une petite épicerie intra-muros : il vend des biscuits, du sucre, de l’huile, des cigarettes, du riz et du charbon. Avec cette activité et ces rentrées d’argent régulières, il arrive à vivre convenablement. A l’extérieur, son père se saigne pour Germain et lui.
En 4 ans, pour payer aux gardiens les droits de visite à ses fils – normalement gratuits -, il vendra ses 7 zébus, tout son cheptel. L’homme aujourd’hui est ruiné ; d’après des membres de sa famille, ses dettes s’élèveraient à 2 millions d’ariary (430 euros).
Les deux frères payent une greffière, Mme G. pour faire appel en cassation. Jamais ils n’obtiendront de retour sur un éventuel nouveau procès.
Le 23 août au matin, une mutinerie a lieu : 88 détenus s’évadent. Vevetsy est l’un d’entre eux. Son corps sera retrouvé à 300 mètres de la prison, dans une flaque d’eau de mer, une balle dans la tête.
« On n’a pas compris pourquoi il avait pris la fuite », expliquent deux gardiens. « Il semblait s’être acclimaté à cette vie. On a été très surpris de découvrir qu’il faisait partie des évadés ».
En attendant un éventuel rapatriement du corps dans son village natal, sa dépouille a été inhumée dans la fosse commune de Farafangana.
Razakaboana, le solitaire
Il s’appelait Razakaboana. Il venait de la commune d’Etrotroka (district de Farafangana). Il avait environ 25 ans, un air continuellement malheureux et un étrange tatouage vert entre les deux yeux. Il était mélancolique, renfermé et ne supportait pas sa condition de prisonnier.
Il avait franchi les murs de la prison en novembre 2019, accusé d’un meurtre qu’il n’a cessé de nier. Solitaire, il ne jouait jamais au foot avec les autres prisonniers. Le prévenu ne chantait pas. Ne parlait pas. Il évitait comme la peste la moindre discussion avec ses colocataires de la cellule numéro 1. Les seuls échanges qu’il concédait étaient avec le personnel pénitentiaire. « Une seule chose l’intéressait : la date de son procès. Il en faisait une fixation. Il nous demandait sans cesse des informations. Il ne comprenait pas pourquoi personne ne pouvait le renseigner. » Sur son visage au teint clair, presqu’aussi indélébile que son tatouage, s’était ainsi figée une douleur immense qu’il n’essayait même plus de masquer.
Après les visites de ses parents, de ses sœurs et de sa fille de 5 ans, seulement alors, il retrouvait du courage pour affronter l’incertitude. Mais le Covid a eu raison de son moral. Les visites ont été interdites. Sa famille ne fait pas partie de celles qui ont réussi à soudoyer les gardes pour obtenir quelques minutes de précieux échanges.
Complètement abattu, lui qui était persuadé que le virus était une invention de l’Etat pour empêcher les visites, il attendait alors son procès. Le temps était suspendu à une date jamais confirmée.
Le 23 août, il voit son salut dans la mutinerie. Il prend la fuite avec ses congénères. Son corps sera retrouvé le soir même, dans le quartier d’Anosynakoho, transpercé par les balles.
Ralista
Il s’appelait Ralista. Il était un agriculteur reconnu, un cultivateur de riz et de manioc, un amoureux de la terre, de son travail. Sur son temps libre, il aimait pêcher en rivière. Il avait 25 ans et 3 enfants.
Novembre 2019. La case de l’enseignant du village voisin de celui où habite Ralista est visitée. Le téléphone portable de l’instituteur est dérobé. Dans cette région, la tradition veut que pour préserver l’ordre social, le fokonolona (la communauté villageoise) se cotise pour dédommager la victime. La somme fixée habituellement s’élève à 100 000 ar. (22€).
Mais le fonctionnaire ne l’entend pas de cette oreille. Il demande aux villageois du village et des villages avoisinants la somme de 3 millions d’ariary (650€), payable sous un mois. Une fortune pour des paysans qui gagnent moins de 2 000 ar par jour. Impossible pour eux de réunir autant d’argent.
Contrarié, l’enseignant se rend alors début décembre chez les gendarmes et accuse deux villageois du vol du téléphone. L’un d’eux est Ralista. Lui et l’autre accusé sont immédiatement interpellés chez eux, à Bekaraoky Sud, puis transférés à la maison centrale de Farafangana.
Pendant les mois de détention, Ralista verra peu sa famille. Venir en ville coûte cher en transport. Et les gardiens font payer chaque visite à ses proches : minimum 500 ariary. Pendant la pandémie, les tarifs augmentent considérablement. 10 000 ariary pour pouvoir se voir au parloir. La famille n’a pas les moyens. La dernière personne que Ralista verra est sa femme. C’était en mars. Le grand gaillard fait bonne figure et se montre optimiste. Elle lui avait promis de revenir le mois d’après avec l’un de ses enfants.
Son oncle Charles continue de lui amener régulièrement du riz. Mais il ne le voit jamais. « Je préférais lui apporter pour 10 000 ariary de riz plutôt que de payer la moitié de cette somme aux gardiens et lui donner moins de riz. C’est sûr que si on avait eu plus d’argent, on lui aurait rendu visite plus souvent. Mais on ne pouvait pas se le permettre. Depuis son départ, la vie est devenue très difficile pour nous. C’était lui qui rapportait le plus d’argent dans la famille. »
Sa mère (Babao) avait prévu de rendre visite à son fils le dimanche de l’évasion, « parce que ce dimanche, on savait que c’était un gentil garde qui était d’astreinte, et qui ne demandait pas de « jus » pour les visites. » Problème, elle ne réussit pas à réunir quelques ariary à donner son fils. « Je ne pouvais pas venir les mains vides. Au dernier moment, j’ai préféré annulé ma visite. »
Le dimanche 23 août, dans le village, personne n’est informé de l’évasion. Ce n’est que le lundi matin que l’un des voisins entend à la radio qu’il y a eu une mutinerie et que de nombreux prisonniers ont été tués. L’oncle de Ralista part alors en ville – 17 km – pour savoir si son neveu fait partie des victimes. A la morgue, on leur annonce que Ralista est décédé et que son corps est prêt à être évacué. L’oncle loue alors un véhicule 100 000 ar pour transporter le cadavre.
En arrivant au village, lorsqu’ils enlèvent les tissus enveloppant le corps, ils se rendent compte que le cadavre n’est pas celui de leur proche. Le corps est fort amoché. Mais la famille est formelle : le jeune homme avait des signes particuliers – il était devenu borgne suite à un accident agricole, il n’avait plus aucune incisive ni aucun ongle sur 8 des 10 orteils – ; or la dépouille qu’ils ont dans leur jardin n’est pas celle de Ralista. Il y a eu une erreur d’identification …
L’oncle appelle alors l’administration pénitentiaire pour signaler le problème. On le somme d’enterrer malgré tout le cadavre dans le village. Si la famille du « défunt inconnu » se manifeste, elle sera envoyée chez eux.
L’oncle et la mère de Ralista repartent alors à Farafangana pour tenter de retrouver le corps de leur enfant. Finalement, celui-ci est retrouvé dans la fosse commune de la ville. La famille paie à nouveau un véhicule pour effectuer le rapatriement. Mais
pendant que le corps est déterré, le chauffeur malhonnête s’évapore dans la nature. En dernier recours, ils loueront une charrette à bras et un tireur pour ramener le corps au village.
Celui « qui n’allait pas à la messe mais s’entendait avec tout le monde, avait toujours un mot pour rire, haïssait l’alcool et les bagarres est mort pour rien » explique Gégé, son ami d’enfance. « Tout ça n’aurait jamais dû arriver. »
Sa famille déplore une accusation sans fondement et la trop grande influence d’un fonctionnaire diplômé sur les gendarmes. Depuis, celui-ci a déménagé à Farafangana mais continue de venir prêcher la bonne parole les samedis au village, dans la secte qu’il a créée.
Ralista, lui, est mort d’une balle. Un grand trou rouge au côté droit. Sans jamais avoir été jugé.
Depuis, ses deux aînés ont été déscolarisés. La famille n’a plus les moyens de les envoyer à l’école.
Razafimahaleo
Il s’appelait Razafimahaleo. Il cultivait le manioc sur une parcelle familiale, n’était jamais allé à l’école. Il avait environ 20 ans, une dent en or et adorait chanter les chants liturgiques. Il venait de devenir papa.
Dans la nuit du 2 novembre 2019, à Vohilava, un paysan nommé Gérole est assassiné. A quelques kilomètres de là, à Anapoaka, Razafimahaleo exécute son tour de garde au sein du Kalony, une organisation villageoise pour assurer la sécurité dans les villages, avec une vingtaine d’autres jeunes hommes, contre les voleurs de zébus.
Au matin, des bruits courent que Razafimahaleo pourrait être lié au meurtre. Pour faire taire la rumeur et craignant que le jeune homme ne s’enfuie, Koto, le grand-père de Razafimahaleo emmène son petit-fils voir les gendarmes d’Anosivelo pour clarifier les faits. Les gendarmes conseillent alors au grand-père de se rendre à Farafangana, à la cellule de la brigade criminelle. Ils partent à pied (23km).
En ville, les gendarmes décident alors de garder le jeune homme en garde à vue. Les 48h prévues par la loi s’éternisent. Il restera 15 jours en cellule à disposition des forces de l’ordre … avant d’être finalement transféré à la prison de Farafangana pour meurtre.
Les collègues du cultivateur, qui effectuaient la ronde nocturne avec lui le soir du meurtre, sont entendus. Tous affirment avoir toujours été tous ensemble – Razafimahaleo compris -, et ne pas s’être déplacés au village de Vohilava, trop loin de leur périmètre de garde.
Gérole et Razafimahaleo ne se connaissaient pas. La famille de la victime n’a jamais porté plainte ni accusé Razafimahaleo d’être l’auteur du meurtre.
Face à cette situation inattendue, la famille de Razafimahaleo se relaie alors pour visiter une fois par mois le prisonnier. Trop pauvres pour prendre le bus, ils parcourent les 23 kilomètres à pied. A la prison, ils doivent comme tant d’autres familles, s’acquitter des « frais » auprès des gardiens. 500 ariary pour pouvoir déposer de la nourriture à leur proche. 5 000 ariary pour pouvoir le voir au parloir.
Cette incarcération qui s’étire dans le temps sans aucune date de procès à l’horizon met le moral de tous à rude épreuve. D’abord, c’est toute la famille qui se sacrifie pour pouvoir nourrir le détenu. Le riz et les légumes apportés sont le seul plaisir que Razafimahaleo va connaître durant ses 5 premiers mois de détention. Chaque visite est l’occasion de constater une baisse croissante de moral du garçon. L’homme, grand et costaud, est l’ombre de lui-même. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, lui qui se dit innocent. Il demande à voir son fils en photo. Et c’est la déception, chaque mois : la famille n’a pas les moyens de le prendre en photo, encore moins de faire imprimer un cliché.
A partir de mars, le coronavirus empêche les visites. Razafimahaleo ne reverra plus les siens.
Le dimanche 23 août, à la sortie de la messe, le grand-père reçoit un coup de téléphone : on lui apprend qu’une évasion a eu lieu à la prison, et qu’il y a des morts.
Le lundi, il se rend à la morgue. Mais le corps de son petit-fils n’y est pas. Pour s’assurer qu’il est vivant, il va à la prison et demande si Razafimahaleo est présent. L’appel est fait sous ses yeux. Razafimahaleo ne répond pas. Déboussolé, il rentre chez lui.
Le lendemain, le nom des victimes est égréné à la radio. Koto entend distinctement celui de Razafimahaleo. Il retourne donc à Farafangana avec son gendre pour essayer de trouver le corps de leur enfant. On leur explique qu’il a été enterré dans la fosse commune. Ils se mettent à la tâche et commencent à déterrer un corps qu’on leur indique être celui de Razafimahaleo. Mais une fois exhumé, les deux hommes se rendent compte que ce n’est pas celui qu’ils cherchent. Durant l’après-midi, ils déterreront 14 corps. En vain. La nuit tombe, ils ont 4h de marche à faire. Ils rentrent au village, hébétés.
Le mercredi, Koto reçoit un appel de l’administration pénitentiaire. On lui annonce que son petit-fils est enterré à Bekaraoky, à 30 km de chez eux. Le corps a été transporté par erreur, par une autre famille, suite à une mauvaise identification.
L’expédition s’organise pour aller récupérer la dépouille. Les personnes âgées se paient le luxe du taxi brousse. Les autres iront à pied. Au village de Bekaraoky, la famille du défunt est formelle. Malgré l’état de décomposition du cadavre et les impacts de balles qui ont défiguré Razafimahaleo, sa dent en or ne trompe pas. 10 hommes et 4 femmes se relaieront pour porter le corps à dos d’homme jusqu’au village natal du père du jeune homme.
Razafimahaleo ne sera pas inhumé dans le tombeau familial. Dans l’ethnie Antefasy, les prisonniers, qu’ils aient été condamnés ou non, ne peuvent accéder au tombeau à moins que leur famille ne paie le dina, 1million d’ariary, aux ampanjaka, les roitelets de la région.
La famille, qui sait qu’elle ne pourra jamais rassembler cette somme, doit donc faire un double deuil : celui d’avoir perdu un proche dans des conditions terribles, et celui de ne pas lui permettre d’atteindre un jour le statut d’ancêtre.
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