Le président philippin Rodrigo Duterte doit mettre fin à sa «guerre contre la drogue»

Gener Rondina n’avait aucune chance de s’en sortir. Quand la police philippine est arrivée chez lui, au beau milieu de la nuit, il a tenté de s’enfuir en passant par la gaine d’évacuation du climatiseur dans le mur. Malheureusement, des agents l’attendaient de l’autre côté. Ils ont braqué une lampe torche sur son visage.

Terrifié, il a rebroussé chemin. Il a commencé à supplier qu’on lui laisse la vie sauve, se disant prêt à se rendre. Des membres de sa famille ont confié qu’il tentait d’arrêter de consommer de la drogue et d’en vendre en petites quantités. « Je me rends, je me rends, monsieur l’agent ! », aurait crié Gener Rondina selon un témoin. Les policiers lui ont ordonné de se mettre à genoux, les mains au-dessus de la tête, et ont demandé à sa famille de quitter la pièce. Quelques instants plus tard, des coups de feu ont retenti.

Gener Rondina est l’une des plus de 7 000 personnes qui ont été tuées ces sept derniers mois dans le cadre de la « guerre contre la drogue » menée par les Philippines. Depuis que le président Rodrigo Duterte s’est emparé du pouvoir, en promettant de lutter contre la pauvreté et d’éradiquer la criminalité, sa rhétorique macabre a incité les gens à faire eux-mêmes la loi et à tuer toute personne qu’ils soupçonnent de consommer des stupéfiants ou d’en vendre.

Comme elle l’a fait dans la grande majorité des cas recensés par Amnesty International, la police philippine a soutenu que Gener Rondina avait opposé une résistance lors de son arrestation. Les témoins de ces faits nous ont livré une toute autre version, celle d’un homme non armé, terrifié car il savait qu’il vivait les derniers instants de sa vie. L’un d’entre eux a confié que, après avoir tué Gener Rondina, les policiers l’avaient traîné à l’extérieur de la maison « comme un cochon » abandonnant son corps près d’un égout, avant de le charger à bord d’un camion.

Tous les jours, des familles se rendent dans les morgues des Philippines, à la recherche de la dépouille abandonnée de leurs proches. Les victimes appartiennent dans leur immense majorité aux couches les plus pauvres de la société. Ce ne sont pas de puissants narcotrafiquants, ni des chefs de réseaux de trafic de drogue, mais des personnes dont le nom a été ajouté par des responsables politiques locaux à des « listes de personnes à abattre » parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir consommé ou vendu de la drogue, peu importe qu’elles aient cessé de le faire depuis longtemps et quelle que soit la quantité vendue ou consommée.

Les homicides sont devenus si fréquents qu’il flotte presque comme un air désinvolte de business dans les morgues et les entreprises de pompes funèbres. Les policiers et d’autres représentants de l’État se montrent indifférents quand ils s’occupent des formalités administratives, insensibles aux vies humaines qui ne cessent d’être perdues. Elles ne sont à leurs yeux que des marchandises dans une économie du meurtre. Les victimes se voient même refuser la dignité après la mort – certains policiers ont semble-t-il mis en place un système de racket avec les entreprises de pompes funèbres, touchant une commission pour chaque corps qu’ils leur envoient.

Un membre d’une brigade de lutte contre les stupéfiants de Manille nous a révélé que les policiers étaient payés par personne tuée. Ces dessous-de-table versés par la direction peuvent grimper jusqu’à 300 dollars pour chaque dealer ou consommateur présumé qu’ils tuent. De fait, rien ne les incite à arrêter des personnes comme Gener Rondina et à respecter les procédures légales. En cas d’échange de tirs lors d’une opération anti-drogue, a-t-il expliqué, un dealer ou un consommateur présumé est systématiquement tué.

Sachant qu’ils n’auront pas à répondre des homicides qu’ils commettent, les policiers s’en prennent aux victimes par d’autres moyens. Plusieurs personnes nous ont confié que, pendant une opération, ils plaçaient subrepticement des éléments compromettants tout en volant des effets personnels des victimes. Le père de Gener Rondina, qui a lui-même travaillé dans la police pendant 24 ans avant de prendre sa retraite, a déclaré que les policiers avaient pris un ordinateur portable, une montre, un téléphone mobile et de l’argent après avoir tué son fils. (Lundi 30 janvier, le chef de la police Ronald dela Rosa a reconnu qu’il y avait de la corruption au sein des forces de police et affirmé qu’il allait les « purifier ».)

La police préfère parfois opérer dans le secret. Sans leur uniforme pour ne pas être reconnus, ils se déplacent par deux à moto. Cette pratique est appelée « virée en tandem » par la population locale : ils s’approchent de leur cible, la tuent et partent à toute vitesse. Ainsi, ils n’ont pas à répondre aux questions, ni à remplir des papiers ou à rédiger des rapports mensongers.

Elle peut aussi recruter des tueurs à gages pour faire ses basses œuvres. Nous en avons rencontré deux qui ont dit qu’ils recevaient leurs ordres d’un policier. La bande dont ils font partie compte d’anciens policiers. Ils touchent « 5 000 pesos (100 dollars) pour chaque consommateur de drogue éliminé », cette somme peut être doublée ou triplée « pour un dealer ».

Après l’homicide par la police de Jee Ick-joo, un homme d’affaires sud-coréen, dans les locaux du siège de la police nationale, le président Duterte a annoncé la dissolution de l’unité de lutte contre les stupéfiants. Il s’est toutefois engagé à poursuivre sa violente campagne jusqu’à la fin de son mandat, en 2022. Le problème ne concerne pas simplement quelques policiers, mais la politique globalement suivie, qui va continuer de faire des victimes.

Mardi 31 janvier dans la nuit, le lendemain de l’annonce par la police de la fin des opérations anti-drogue, le corps d’Aldrin de Guzman (24 ans) a été retrouvé à proximité de son domicile. Ses meurtriers l’avaient abandonné dans la rue, scène qui hante aujourd’hui le quotidien de la population philippine. Tous les matins, des gens marchent dans la rue, passant à côté de cadavres et ressentant la peur laissée par les tueurs dans leur sillage.

Cette peur a aujourd’hui envahi tous les quartiers pauvres de l’archipel, où les habitants craignent que leurs proches ou eux-mêmes ne soient les prochains sur la liste. Ce sont ces policiers censés les protéger qui les traquent, sur les ordres du président qui devaient défendre leur cause. Comme l’a dit un proche d’une victime, « si vous êtes pauvre, vous êtes tué ».