Le Myanmar ne doit pas revenir en arrière

par Benjamin Zawacki, responsable des recherches sur le Myanmar à Amnesty International

« Nous devons aller de l’avant, vraiment de l’avant, au Myanmar. Nous ne pouvons pas revenir en arrière. » Voilà ce que m’a déclaré une personne qui a participé au « soulèvement du 8888 » au Myanmar et qui a été obligée de s’enfuir de son pays. Vingt années se sont écoulées depuis ce bref épisode de soulèvement populaire et la situation ne s’est guère améliorée pour les millions de personnes qui continuent de souffrir sous le joug d’un pouvoir répressif.

Pour que la population puisse connaître un avenir meilleur, le Conseil de sécurité de l’ONU et les pays asiatiques voisins du Myanmar doivent cesser de fermer les yeux sur les violations des droits humains qui sont commises et prendre enfin des mesures énergiques et efficaces pour y mettre fin.

Le 8 août 1988, des étudiants sont descendus dans les rues de Yangon (alors encore appelée Rangoon) pour demander à leur gouvernement la démocratie et le respect des dfroits humains. Au cours des six semaines qui ont suivi, le mouvement de protestation recueillant un soutien populaire croissant, les manifestations se sont multipliées et ofnt gagné tous le pays. Jusqu’à ce que les forces de sécurité interviennent et répriment violemment le soulèvement : plus de 3 000 personnes ont été tuées et un nombre indéterminé ont été victimes d’une disparition forcée.

Cette terrible répression a choqué le monde et eu un tel impact sur les esprits, tant dans le pays qu’à l’étranger, que l’on a cru qu’elle marquait « la fin » du Myanmar : la communauté internationale n’allait plus pouvoir tolérer des violations des droits humains d’une telle ampleur. Malheureusement pour la population birmane, il n’en a pas été ainsi.

Daw Aung San Suu Kyi, la dirigeante du principal parti d’opposition, lauréate du prix Nobel de la paix, et symbole du mouvement birman pour la défense des droits humains, a été soumise à une forme ou une autre de détention durant environ treize des dix-neuf dernières années. U Win Tin, un haut responsable de son parti âgé de soixante-dix-huit ans, a été emprisonné pendant ces dix-neuf années. Il est le plus ancien prisonnier d’opinion du Myanmar. Des milliers d’autres prisonniers politiques ont été arrêtés depuis 1988 ; 137 sont morts en détention, certains des suites d’actes de torture ou d’un défaut de soins médicaux.

Plus de 2 000 personnes sont aujourd’hui derrière les barreaux, soit plus du tiers de ceux que le gouvernement a placés en détention au cours de la violente répression des manifestations menées par des moines à l’automne dernier –  il s’agissait du troisième plus important mouvement de protestation que les Birmans aient lancé depuis le 8888 pour tenter d’obtenir, malgré de terribles obstacles et la réaction impitoyable des autorités, le respect de leurs droits. Quelques jours seulement après la répression, à la frontière thaïlandaise, des moines et des dissidents m’ont fait le récit déchirant des violences qui venaient d’être commises et de leur fuite, de justesse, du pays.

Loin des villes, et loin de l’attention internationale, l’armée du Myanmar a continué au cours des vingt dernières années de faire la guerre contre les minorités ethniques du pays, notamment contre les Karen. Depuis le début des années 1990, des offensives incessantes sont menées contre l’Armée de libération nationale karen (KNLA). Il y a trois ans, l’armée a lancé contre les Karen une autre offensive de grande ampleur, qui se poursuit toujours. Cette fois, elle évite soigneusement la KNLA et s’en prend aux villageois sans défense.

L’armée commet de façon systématique contre les Karen toute une série de graves violations des droits humains : actes de torture, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, arrestations arbitraires, travail forcé, destruction et confiscation de récoltes, entraves à la liberté de circulation, impôts et amendes arbitraires, pose de mines terrestres anti-personnel, entre autres.

À la suite du soulèvement du 8888 et en raison des persécutions exercées contre des minorités ethniques, au cours des deux dernières décennies des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de fuir de chez elles et de trouver refuge ailleurs au Myanmar où dans un pays voisin. Dans ce pays dont la population avoisine les 51 millions d’habitants, on compte pas moins d’un demi-million de personnes déplacées. Comme j’ai pu le constater de mes yeux, la plupart vivent dans des conditions déplorables et dans un état de peur constante ; elles ne savent pas si le monde est seulement informé de leur existence.

Un peu moins de la moitié de ce chiffre ont ofbtenu officiellement le statut de réfugié dans de proches pays, mais d’innombrables autres n’ont pas ce statut et ont en conséquence des droits encore plus restreints. De nombreux réfugiés figurent parmi les militants des droits humains les plus engagés et courageux au monde – des membres de la « génération 88 » du Myanmar – et une génération entière est née en exil.

Il y a trois mois de cela, le gouvernement a délibérément négligé de secourir sa population quand le cyclone Nargis a frappé le Myanmar. Des travailleurs humanitaires, des diplomates, des journalistes et des victimes birmanes horrifiés et abasourdis m’ont raconté encore et encore que le gouvernement avait massivement violé les droits fondamentaux à la nourriture, à un abri, à la santé, et même à la vie, de ses propres citoyens.

Le gouvernement a refusé de déployer son armée forte de 400 000 soldats, dont il fait si grand cas, dans les zones touchées par le cyclone et il a rejeté les offres d’aide internationale. Les autorités ont estimé préférable d’envoyer de force des gens traumatisés, affamés et endeuillés aux urnes pour un référendum portant sur l’adoption d’une nouvelle constitution qui ne protège pas les droits humains et qui en outre garantit l’impunité pour les fonctionnaires qui violent ces droits.

L’exode de ceux qui fuient le Myanmar pour trouver refuge à l’étranger et la réaction du gouvernement face aux effets dévastateurs du cyclone génèrent des formes de souffrance auxquelles le système des Nations unies est normalement chargé de répondre. L’ONU a envoyé de nombreuses missions officielles et non officielles au Myanmar depuis 1988 – dont deux ce mois-ci – et elle y assure maintenant une importante présence humanitaire. Mais cela n’a guère d’effet sur la situation des droits humains dans le pays.

Le seul organe des Nations unies disposant d’un vrai pouvoir, le Conseil de sécurité, n’a pas pu ou n’a pas voulu prendre des mesures efficaces. Il ne s’est pas rendu au Myanmar pour obtenir des informations de première main sur la situation sur le terrain, et n’a pas non plus imposé au pays un embargo sur les armes de grande ampleur et obligatoire. La seule résolution condamnant le bilan du Myanmar en matière de droits humains a été bloquée en janvier 2007 par le veto de la Chine et de la Russie, membres permanents ; l’Indonésie, qui occupait à l’époque un siège non permanent, s’est abstenue.

Depuis, le président du Conseil de sécurité n’a produit que deux déclarations sur le Myanmar : une, en octobre 2007, qui « déplore vivement » la répression de l’automne dernier, et une autre, en mai 2008, dans laquelle il « souligne qu’il faut que le gouvernement du Myanmar établisse des conditions et crée une atmosphère favorables à une consultation sans exclusive et crédible » concernant la tenue ce mois-là du référendum sur le projet de constitution. La Chine, l’Indonésie et le Viêt-Nam, entre autres, se sont opposés à une plus grande fermeté de langage.

L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) a certes fait des déclarations critiquant la répression de l’automne dernier et le maintien en détention de Daw Aung San Suu Kyi, ce dont on ne peut que se féliciter, mais cette organisation et ses pays membres se sont, de manière inexcusable, montrés indulgents vis-à-vis du bilan en matière de droits humains du Myanmar durant ces vingt dernières années. L’Inde, pays voisin du Myanmar, qui est pourtant une grande puissance et la plus grande démocratie du monde, a également fait preuve d’une complaisance préoccupante.

Comme lors du soulèvement du 8888, de nombreuses personnes espèrent que la manière dont le gouvernement a réagi après le passage du cyclone Nargis annonce « la fin » des terribles violations des droits humains perpétrées dans le pays. La façon dont l’avenir va se dessiner cette fois ne dépend pas seulement de la population birmane – dont la « génération 88 » continue courageusement de montrer la voie – : elle dépend aussi de la volonté politique du Conseil de sécurité de l’ONU et des voisins asiatiques du Myanmar. Vingt ans d’attente, c’est long, mais il n’est pas trop tard.

Cet article est paru le 8 août 2008 en anglais dans le quotidien thaïlandais Bangkok Post.