Bissan Fakih a décidé de devenir militante à la suite des soulèvements du Printemps arabe, en 2011. Elle a toujours été très sensible à l’injustice et sa passion pour les droits humains l’a amenée au rôle qu’elle occupe au sein d’Amnesty International.
Aujourd’hui, Bissan est membre d’une équipe qui se mobilise pour la libération de Manahel al Otaibi – une jeune Saoudienne qui purge une peine de 11 ans de prison pour avoir défendu les droits des femmes et pour s’être exprimée sur les réseaux sociaux.
Dans cet article, Bissan évoque le choc qu’elle a ressenti lorsqu’elle a entendu parler pour la première fois du cas de Manahel et des poursuites engagées contre elle, les actions d’Amnesty International pour soutenir sa famille et le travail qui continue dans les locaux de l’organisation à Beyrouth, ville actuellement bombardée…
Je me vois encore, assise devant les pièces du dossier judiciaire de Manahel al Otaibi, incrédule devant ce que je lisais. Parmi les accusations retenues contre elle figuraient le fait d’avoir « partagé plusieurs hashtags s’opposant aux règles [du gouvernement] », tels que #EndMaleGuardianship, et la diffusion de photos et de vidéos d’elle vêtue d’une tenue « indécente » sur les réseaux sociaux. Je n’arrêtais pas d’aller voir ma collègue Dana, chercheuse bien plus expérimentée que moi sur l’Arabie saoudite, pour vérifier que je n’avais pas mal compris.
Était-ce vraiment pour cela qu’elle était poursuivie ? Professeure de fitness et influenceuse dans ce domaine, Manahel avait construit sa présence en ligne autour de la positivité, en évoquant l’utilité du sport pour gérer des troubles musculaires chroniques, les voyages et les liens entre personnes de différentes cultures. Mais elle publiait aussi des messages du fond du cœur sur les droits des femmes en Arabie saoudite. Manahel al Otaibi comptait parmi les premières à croire aux promesses de réforme du prince héritier Mohammed ben Salmane. Dans une interview télévisée accordée en 2019 au diffuseur allemand Deutsche Welle, elle racontait les « changements radicaux » en cours dans le royaume saoudien, y compris les réformes du code vestimentaire, et déclarait se sentir libre d’exprimer ses opinions et de porter ce qui lui plaisait. Pourtant, elle a été arrêtée le 16 novembre 2022 pour avoir exercé ces libertés. Ses publications sur les réseaux sociaux défendant les droits des femmes, notamment les photos d’elle déambulant dans un centre commercial en tee-shirt et salopette, ont fait d’elle une cible pour les autorités saoudiennes.
Lorsqu’Amnesty International a commencé à travailler sur son cas en février 2024, Manahel était déjà soumise à une disparition forcée depuis plus de trois mois. Sa sœur Foz était désemparée. Elle nous a expliqué que ses proches avaient appelé la prison et tous les services gouvernementaux auxquels ils avaient pensé, mais que personne ne leur disait où était Manahel. Tout ce qu’elle demandait alors, c’était que quelqu’un vérifie si sa sœur était vivante. Seulement quelques semaines après le début de la campagne d’Amnesty International, Manahel a enfin pu contacter sa famille. Elle nous a indiqué qu’elle avait été battue et détenue à l’isolement.
Ce contact avec elle était une modeste avancée, mais nous apportait des éléments sur lesquels nous appuyer. Comme sa sœur Foz et d’autres militantes saoudiennes, Amnesty International pense que la mise en lumière du cas de Manahel à travers le monde pourrait pousser les autorités saoudiennes à la libérer. Cette année, elle figure dans la campagne annuelle Écrire pour les droits d’Amnesty International, donc nous savons que son histoire sera connue par des millions de personnes dans le monde.
Un poids que personne ne devrait avoir à porer
Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Foz pour préparer la campagne. Elle porte un poids que personne ne devrait avoir à porter. Non seulement sa sœur purge une peine injuste de 11 ans de prison, mais son autre sœur, Mariam – célèbre défenseure des droits des femmes – est en outre sous le coup d’une interdiction de voyager et poursuivie pour des accusations forgées de toutes pièces. Foz craint que Mariam ne soit arrêtée d’un moment à l’autre. De plus, elle fait elle-même l’objet de poursuites engagées par les autorités judiciaires saoudiennes et risque une arrestation si elle rentre de l’étranger, où elle vit. Dans les pièces du dossier de Manahel al Otaibi que j’ai consultées, le procureur accuse Foz de mener une « campagne de propagande pour inciter les filles saoudiennes à dénoncer les principes religieux et à se rebeller contre les coutumes et traditions de la culture saoudienne », parce qu’elle a utilisé le hashtag #society_is_ready, qui « promeut la libération et la fin de la tutelle masculine ».
À chaque fois qu’un grand événement est organisé en Arabie saoudite, qu’il s’agisse d’un tournoi sportif ou d’un concert prestigieux, je pense aux sœurs al Otaibi. Ces événements contribuent aux efforts des autorités saoudiennes pour détourner l’attention du monde des violations des droits humains, une pratique souvent appelée « sportswashing » ou « entertainment washing ». Pour les familles des nombreuses personnes détenues injustement en Arabie saoudite, ils balayent les atteintes aux droits humains sous le tapis et relâchent la pression internationale exercée sur les autorités saoudiennes pour qu’elles libèrent leurs proches et engagent de véritables réformes.
Cependant, je crois au pouvoir de l’action collective pour s’y opposer. Je pense au fait que la pression internationale a abouti à la libération de militant·e·s, comme Loujain al Hathloul et d’autres, qui ont été condamnés à des peines de prison plus courtes ou ont échappé à la peine de mort grâce au travail de campagne intensif mené à travers le monde, notamment par les membres d’Amnesty International. La mobilisation mondiale de ces derniers pour attirer l’attention sur le cas de Manahel a été incroyable. En Autriche, des militant·e·s d’Amnesty International ont organisé une manifestation intitulée « faites de la gym pour la liberté », lors de laquelle des professeurs de fitness proposaient des cours devant l’ambassade d’Arabie saoudite. À Oslo, des étudiant·e·s ont couru de leur faculté de droit à l’ambassade saoudienne avec des banderoles et des photos de Manahel avant de se rassembler pour discuter de son cas et faire signer des pétitions. Aux États-Unis, des collègues ont convaincu des membres du Congrès de parler du cas de Manahel.
Une grande famille mondiale
L’équipe Arabie saoudite sert de pont entre Foz et l’ensemble du mouvement d’Amnesty International. Nous sommes installés à Beyrouth, dans l’un des bureaux régionaux de l’organisation. Depuis fin septembre et l’escalade de la guerre entre le Hezbollah et Israël, nous devons travailler sur fond d’attaques aériennes presque incessantes de l’armée israélienne sur notre ville. C’est une période bouleversante et terrifiante. De nombreuses fois, j’étais à mon bureau quand une bombe est passée tout près et je me suis préparée à l’impact. Depuis plusieurs semaines maintenant, les bombes font trembler mon immeuble et mes entrailles. Les collègues de l’étranger sont souvent surpris que notre équipe travaille encore. Mais nous devons inspirer profondément et continuer. Le travail de campagne aux côtés de personnes comme Foz nous tient à cœur. J’ai souvent trouvé du réconfort dans le fait de savoir que je sers un mouvement plus grand que moi.
Je vis à Beyrouth. C’est une période terrifiante et effroyable. Depuis des semaines, les bombes font trembler les bâtiments et mon cœur.
Bissan Fakih
Lors d’un récent appel avec des collègues d’Amnesty International aux quatre coins du monde, y compris en Australie, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Portugal, à Taiwan et aux États-Unis, ceux-ci ont informé Foz des actions qu’ils prévoyaient pour sa sœur. Ils ont partagé leurs stratégies inventives – fresques, manifestations sous forme de cours de fitness, rassemblements publics… Foz leur a dit que cela lui donnait l’impression d’avoir une famille mondiale qui la soutenait.
Lentement mais sûrement, le cas de Manahel recueille de l’attention à travers le monde, et nous espérons que cela aboutira à sa libération. Des joueuses de football ont écrit à la FIFA pour lui demander de couper ses liens avec la compagnie pétrolière saoudienne Aramco (détenue en grande partie par l’État saoudien), en mettant en avant l’histoire de Manahel parmi les nombreuses personnes détenues en Arabie saoudite pour avoir défendu les droits des femmes. Le cas de Manahel gagne par ailleurs de plus en plus d’attention auprès des médias dans le monde ; le New York Times et le Guardian ont souligné la façon dont les autorités saoudiennes punissent les femmes comme Manahel qui s’expriment ouvertement au sujet de leurs droits.
Notre équipe parle avec Foz presque quotidiennement. Je l’ai remerciée de nous accorder sa confiance et je lui ai promis que nous lutterons jusqu’à ce que Manahel soit libre. Si vous lisez ceci, vous pouvez contribuer à cette promesse. Participez à une campagne d’écriture de lettres, assistez à un événement, ou parlez simplement de Manahel. Chaque action contribue à amplifier nos voix et nous aide à ne pas laisser le monde oublier son nom. Nous ne nous arrêterons pas tant que Manahel al Otaibi ne sera pas libre.