Des secrets couverts de sang

Les massacres secrets de dissidents politiques en 1988

Entre fin juillet et septembre 1988, les autorités iraniennes ont soumis des milliers de détenu·e·s à des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires en raison de leurs opinions politiques, et se sont débarrassées de leurs corps dans des fosses communes ou des tombes individuelles anonymes. Selon les estimations, au minimum 5 000 personnes ont été tuées.

Depuis, les autorités font vivre un calvaire aux familles en refusant de leur révéler quand, comment et pourquoi leurs proches ont été tués et où se trouvent leurs corps. Pour maintenir le secret, elles ont également détruit les sites de fosses communes et interdit les commémorations.

En refusant de reconnaître les homicides et de révéler le sort réservé aux victimes et le lieu où elles se trouvent, les autorités se sont rendues coupables de disparitions forcées, un crime au regard du droit international. La souffrance infligée aux familles par ce crime s’apparente à de la torture.

Compte tenu de leur caractère généralisé et systématique, Amnesty International considère que ces exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées persistantes constituent des crimes contre l’humanité, et appelle la communauté internationale à prendre des mesures de toute urgence. Aucun représentant des autorités n’a jamais été traduit en justice pour ces atrocités. En effet, les principaux organes judiciaires et gouvernementaux responsables de veiller à ce que les victimes obtiennent justice sont notamment composés de représentants de l’État qui avaient été chargés des homicides de 1988.

Plus de 25 ans se sont écoulés depuis que nous nous sommes lancés dans ce combat pour que la vérité quant au sort réservé à nos proches soit révélée.

Les mères et les familles de Khavaran

Des secrets couverts de sang

S’appuyant sur les actions de campagne et sur le travail d’information menés par des survivants, des membres des familles des victimes et des défenseur·e·s des droits humains ces 30 dernières années, Amnesty International a entrepris de révéler les secrets couverts de sang que les autorités essaient de cacher, et de contribuer à la lutte pour la vérité, la justice et les réparations.

Les familles maintenues dans l’incertitude

Fin juillet 1988, des milliers de dissidents et dissidentes politiques emprisonnés en Iran ont soudain été coupés du reste du monde. Ces hommes et ces femmes purgeaient pour la plupart de longues peines de prison en raison de leurs opinions politiques et de leurs activités pacifiques, comme la distribution de tracts de l’opposition ou la participation à des manifestations. Certaines personnes ont été emprisonnées alors qu’elles étaient mineures.

Lorsque des rumeurs terrifiantes faisant état d’exécutions massives secrètes ont commencé à circuler, les familles, paniquées, ont essayé d’obtenir des informations auprès des prisons et des institutions gouvernementales, mais n’ont trouvé que silence et violence.

Esmat Talebi, dont le mari Majid Simiary et le frère Adel Talebi étaient parmi les victimes des exécutions de masse, décrit le désespoir des familles :

« Nous avons essayé de nous adresser à toutes les institutions gouvernementales auxquelles nous pensions. Nous sommes allés devant le Parlement, au bureau [du président du Parlement Ali Akbar Hashemi] Rafsanjani. Nous avons remis des lettres partout où nous sommes allés. Nous sommes allés au bureau du Premier ministre, mais nous avons été renvoyés, [alors] nous nous sommes assis dans la rue et nous avons écrit une lettre que nous avons remise à [son] bureau. Dans la lettre, nous écrivions : “Nous sommes les proches de prisonniers politiques et nous avons été empêchés de leur rendre visite… Nous attendons des réponses de votre part. Faites quelque chose pour empêcher les exécutions…” Finalement, nous avons épuisé toutes les instances vers qui nous tourner et nous nous sommes retrouvés impuissants. »

La cruauté des avis de décès

Les pires craintes des familles ont été confirmées à partir de fin octobre 1988, lorsque les visites en prison ont de nouveau été autorisées et que les représentants de l’État ont commencé à informer de nombreuses familles que leurs proches avaient été exécutés. Les avis de décès étaient cruels, soudains et ne fournissaient aucune information quant aux raisons et aux circonstances des homicides. La plupart des familles ont simplement été convoquées à des prisons ou à un bâtiment gouvernemental et ont reçu un sac qui, d’après un représentant de l’État, contenait les effets personnels de leur proche et ont également reçu l’ordre de ne pas organiser de cérémonie commémorative. Jamshid Lali décrit la manière dont les autorités ont informé sa famille de l’exécution de son frère Jamshid Lali :

« Les gardiens de la révolution ont convoqué mon père à leur bureau… Là, il a été conduit dans une pièce et installé sur une chaise. Un représentant de l’État est entré, a posé un sac sur son bureau et a dit : “Voici le sac de votre fils. Nous l’avons exécuté. Maintenant prenez ses affaires et fichez le camp.” »

Certaines familles n’ont même pas reçu ces derniers souvenirs. Par conséquent, elles sont restées dans l’incertitude et, 30 ans plus tard, certaines personnes, particulièrement les mères âgées, ont toujours du mal à croire que leurs proches soient réellement morts.

Ezzat Habibnejad explique que sa belle-mère souffre et refuse de croire que son fils Mehdi Gharaiee soit mort :

« Les autorités ne nous ont rien donné, absolument rien… Malheureusement, 30 après, ma belle-mère attend toujours que Mehdi revienne. Parfois, quand le téléphone sonne ou que l’on sonne à la porte, elle se précipite, disant que c’est peut-être Mehdi. Elle n’arrive pas à accepter que Mehdi soit mort et elle dit que s’il était mort, on nous aurait restitué son corps ou ses affaires. »

Certaines familles ont reçu des informations fausses ou contradictoires et ont été induites à penser que leurs proches étaient toujours vivants. Ces personnes n’ont appris la vérité que plus tard, par d’anciens détenus ou par des contacts informels au gouvernement.

Les corps dissimulés

Les autorités iraniennes n’ont restitué aucune des dépouilles des victimes à leur famille. Elles ont également refusé d’informer la plupart des familles des lieux où étaient enterrés leurs proches.

Amnesty International n’a connaissance que de cinq villes dans lesquelles les autorités ont finalement informé oralement certaines familles que leurs proches avaient été enterrés dans des fosses communes dont ils ont révélé le lieu. Cependant, publiquement et officiellement, elles n’ont jamais reconnu que ces sites abritaient des fosses communes.

Dans au moins sept autres villes, les autorités ont informé quelques familles du lieu de tombes individuelles, mais de nombreuses personnes craignent que les autorités les aient trompées et que ces tombes soient vides.

Dans le reste du pays, soit les familles restent dans l’incertitude quant au lieu où se trouvent les dépouilles de leurs proches, soit elles ont appris par des contacts informels avec des représentants de l’État, des personnes travaillant dans des cimetières ou des habitants que leurs proches avaient été enterrés dans des sites présumés ou avérés de fosses communes.

Trente ans plus tard, les autorités iraniennes ne reconnaissent toujours pas l’existence de fosses communes quelles qu’elles soient dans le pays, et n’autorisent pas les familles à demander des exhumations et des recherches des dépouilles. Elles gardent le secret quant au lieu où se trouvent les corps des victimes et détruisent les sites présumés ou avérés de fosses communes avec des bulldozers et y construisent de nouveaux lieux de sépulture ou des routes.

Déroulement des massacres

Entre juillet et septembre 1988, les autorités iraniennes ont procédé à des exécutions extrajudiciaires coordonnées destinées à éliminer l’opposition politique. Dans tout le pays, des groupes de détenus ont été transférés de leur cellule et conduits devant des « commissions de la mort » composées notamment de représentants des autorités judiciaires, du ministère public et des renseignements. On a demandé aux détenus s’ils étaient prêts à se repentir de leurs activités et opinions politiques passées et à dénoncer leurs groupes politiques. Dans certains cas, on leur a également demandé s’ils étaient prêts à exécuter ou à infliger des blessures à d’autres dissidents.

Nombre des détenus ne savaient pas que leurs réponses à ces questions arbitraires et cruelles étaient une question de vie ou de mort. Certains pensaient comparaître devant un comité des grâces. La plupart de ces personnes ont été pendues ou fusillées par un peloton d’exécution après avoir donné des réponses jugées « incorrectes ».

Dans tout le pays, les victimes étaient principalement des sympathisants de l’Organisation des moudjahidin du peuple d’Iran (OMPI), tant des hommes que des femmes.

Dans la province de Téhéran, des centaines d’hommes ayant des liens avec des groupes de gauche ont également été exécutés. Leurs interrogatoires ressemblaient plus à une inquisition religieuse. On leur a demandé : Êtes-vous musulman ? Priez-vous ? Votre père priait-il et lisait-il le Coran ?

Les hommes se considérant comme non-croyants et ayant déclaré que leur père priait ont été condamnés à mort pour avoir renoncé à l’Islam. D’autres ont échappé à la peine de mort, mais ont été condamnés à être fouettés jusqu’à ce qu’ils acceptent de prier.

Des femmes sympathisantes de groupes de gauche ont dû répondre à des questions similaires. Dans leur cas, les réponses « incorrectes » étaient sanctionnées de cinq coups de fouet à chaque heure de prière (soit 25 coups de fouet par jour) jusqu’à ce qu’elles acceptent de prier régulièrement ou de mourir sous la torture.

Exemples de questions posées par les «commissions de la mort» :

  • Êtes-vous prêt à dénoncer l’OMPI et ses dirigeants ?
  • Êtes-vous prêt à vous « repentir » de vos opinions et activités politiques passées ?
  • Vous engagez-vous à être loyal envers la République islamique ?
  • Êtes-vous disposé à traverser un champ de mines pour aider l’armée de la République islamique ?
  • Êtes-vous disposé à rejoindre les forces armées de la République islamique et à vous battre contre l’OMPI ?
  • Êtes-vous disposé à espionner certains de vos anciens camarades et à « coopérer » avec des représentants des renseignements ?
  • Êtes-vous disposé à participer à des pelotons d’exécution ?
  • Êtes-vous disposé à pendre un membre de l’OMPI ?
  • Êtes-vous musulman ?
  • Priez-vous ?
  • Lisez-vous le Coran ?
  • Votre père priait-il et lisait-il le Coran ?

Crise de l’impunité

L’Iran est face à une crise de l’impunité qui va au-delà du manque d’obligation de rendre des comptes pour les disparitions forcées et les exécutions extrajudiciaires de 1988.

Depuis 2016, les autorités glorifient de plus en plus les responsables des massacres, les qualifiant de « héros nationaux », et assimilent toute critique de ces atrocités à un soutien au « terrorisme ».

Des organes du pouvoir judiciaire, du ministère public et du gouvernement, censés veiller à ce que justice soit rendue pour les crimes passés et actuels, sont composés notamment de hauts responsables qui auraient été impliqués dans les homicides.

Depuis des décennies, les autorités répriment les libertés de conviction, d’expression, d’association et de réunion pacifique, procèdent à des procès iniques et souvent secrets, commettent des actes de torture généralisés et exécutent chaque année des centaines de personnes alors que des milliers d’autres sont toujours dans le quartier des condamnés à mort.

Cette douloureuse réalité est intrinsèquement liée à l’impunité dont bénéficient les autorités depuis les années 1980 et qui les laisse penser qu’elles peuvent commettre des violations des droits humains sans s’exposer à des conséquences.

Amnesty International appelle l’ONU à mener des enquêtes indépendantes et efficaces sur les exécutions extrajudiciaires perpétrées en 1988 et sur les disparitions forcées des victimes et la torture et les mauvais traitements infligés aux familles des victimes.

Hauts représentants liés aux « commissions de la mort »

Alireza Avaei, actuel ministre de la Justice

Mostafa Pour Mohammadi, ancien ministre de la Justice (2013-2017)

Hossein Ali Nayyeri, président du tribunal disciplinaire des juges

Ebrahim Raisi, procureur général de 2014 à 2016

Serez-vous solidaire ?

Trois décennies après les massacres de 1988, un sentiment de détresse, d’incertitude et d’injustice continue de hanter les familles des victimes. De nombreuses familles affirment que sans corps pour faire leur deuil, leurs proches restent pour elles entre la vie et la mort.

Leur souffrance est exacerbée par le fait de savoir que les personnes qui ont commandité et perpétré ce massacre restent impunies. De nombreuses familles sont depuis des décennies victimes d’actes de harcèlement et d’intimidation et d’attaques pour avoir osé réclamer justice et vérité. Les autorités ont même interdit aux familles d’organiser des cérémonies de commémoration pour leurs proches. Des représentants de l’État ont frappé et placé en détention des personnes qui avaient essayé de déposer des fleurs sur des sites de fosses communes et ont forcé des familles à s’engager par écrit à ne pas organiser de quelconques obsèques, à ne pas ériger d’élément commémoratif et à ne placer aucun objet sur les sites de tombes anonymes. Cela laisse les familles dans un état de souffrance permanente.

Maintenant, envoyez des messages de soutien en utilisant une image de tulipe, une fleur ayant une signification symbolique millénaire en Iran, particulièrement dans le contexte de luttes populaires contre l’oppression politique et la violence étatique. Vous contribuerez ainsi à la solidarité mondiale avec les familles et les survivants, qui voient depuis des années les autorités iraniennes marcher sur les fleurs déposées sur les sites de fosses communes et qui les privent de justice.

Les autorités iraniennes tentent sans relâche de cacher la vérité. Avec votre aide, nous sommes déterminés à les arrêter.

« Ils ont même peur qu’on dépose des fleurs sur les sites d’inhumation. Nous leur disons que ce ne sont que des fleurs. Ils nous disent que les fleurs sont encore plus dangereuses que des armes et des grenades » – Mansoureh Behkish, une défenseure des droits humains qui a perdu une sœur, quatre frères et un beau-frère dans les exécutions massives des années 1980.