Somalie. Le mépris de l’armée américaine à l’égard des civils tués lors d’une frappe aérienne

Une enquête conduite par Amnesty International a révélé que trois hommes tués lors d’une frappe aérienne de l’armée américaine en mars, après avoir été qualifiés de « terroristes d’Al Shabaab », étaient en réalité des civils, simples agriculteurs, sans aucun lien avéré avec le groupe armé.

L’organisation a également appris que, bien qu’il ait été informé en mai du fait qu’au moins l’un de ces hommes avait été identifié à tort comme un combattant, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) n’a pas contacté ses proches pour approfondir l’enquête. À eux tous, les trois hommes ont laissé 19 enfants.

« Il est déjà déplorable que le Commandement des États-Unis pour l’Afrique ne semble pas savoir qui ses frappes aériennes tuent et mutilent dans cette guerre secrète en Somalie. Il est purement et simplement répréhensible que l’AFRICOM ne propose aux personnes concernées aucun moyen de le contacter et ne tente pas de joindre les familles de victime alors que sa version des faits est remise en question, a déclaré Abdullahi Hassan, spécialiste de la Somalie à Amnesty International.

Il est déjà déplorable que le Commandement des États-Unis pour l’Afrique ne semble pas savoir qui ses frappes aériennes tuent et mutilent dans cette guerre secrète en Somalie. Il est purement et simplement répréhensible que l’AFRICOM ne propose aux personnes concernées aucun moyen de le contacter et ne tente pas de joindre les familles de victime alors que sa version des faits est remise en question.

Abdullahi Hassan, spécialiste de la Somalie à Amnesty International

« Il s’agit d’une affaire parmi tant d’autres dans laquelle l’armée américaine salit une grande partie de la population somalienne en la traitant de “terroriste”. Elle ne se soucie pas des victimes civiles ni de la détresse des familles endeuillées qui sont laissées pour compte. »

Frappe aérienne à Abdow Dibile

Cette image montre un panorama partiel d'une scène de frappe aérienne, sur une image satellite montrant le même lieu le 9 avril 2019, plusieurs semaines après la frappe aérienne. © Amnesty International. Source Image : © 2019 DigitalGlobe, a Maxar Company.
Cette image montre un panorama partiel d’une scène de frappe aérienne, sur une image satellite montrant le même lieu le 9 avril 2019, plusieurs semaines après la frappe aérienne. © Amnesty International. Source Image : © 2019 DigitalGlobe, a Maxar Company.

Le 18 mars 2019 entre 15 heures et 16 heures, une frappe aérienne américaine a touché un SUV Toyota Surf près du hameau d’Abdow Dibile, à environ cinq kilomètres d’Afgoye, dans la région du Bas-Shabelle. Les trois hommes qui se trouvaient à bord étaient des agriculteurs qui revenaient de leurs exploitations et regagnaient leurs domiciles respectifs, à Mogadiscio, Lego et Yaaq Bari Wayne (Bas-Shabelle).

L’impact a anéanti le véhicule ; le conducteur, Abdiqadir Nur Ibrahim (46 ans), et l’un des passagers, Ibrahim Mohamed Hirey (30 ans), sont morts sur le coup.

Un ami proche d’Abdiqadir Nur Ibrahim qui est allé sur les lieux le lendemain matin a raconté ce qu’il avait vu : « Le corps d’Abdiqadir était totalement détruit mais j’ai reconnu… son visage, qui était brûlé… J’ai aussi reconnu sa montre, qui pendait à l’avant de la voiture. » Une femme qui s’est rendue sur place a expliqué à Amnesty International qu’Abdiqadir Nur Ibrahim et Ibrahim Mohamed Hirey « avaient tous les deux été brûlés à tel point qu’ils n’étaient plus identifiables et [leurs corps] étaient en pièces ».

Le corps d’Abdiqadir était totalement détruit mais j’ai reconnu… son visage, qui était brûlé… J’ai aussi reconnu sa montre, qui pendait à l’avant de la voiture.

Un ami d'une des victimes qui a été témoin de l'après-frappe aérienne

Le troisième homme, Mahad Nur Ibrahim (46 ans), le demi-frère d’Abdiqadir, a été très gravement brûlé ; il est mort à l’hôpital de Mogadiscio un peu moins de trois semaines plus tard. Selon les dossiers médicaux consultés par Amnesty International, la cause du décès est un arrêt cardiaque consécutif à une septicémie et à des brûlures couvrant plus de 50 % du corps. Rien n’indique que l’AFRICOM a tenté d’engager le dialogue avec Mahad Nur Ibrahim avant sa mort.

Dans un communiqué de presse daté du 19 mars, l’AFRICOM prétendait que les victimes étaient « trois terroristes », sans apporter aucun élément de preuve. Il déclarait également qu’il « avait connaissance d’informations faisant état de victimes civiles » et examinerait tout renseignement pertinent à ce sujet.

En mai, un journaliste de Foreign Policy a communiqué à l’AFRICOM des éléments prouvant qu’Ibrahim Mohamed Hirey était un civil et les coordonnées de sa famille. À ce jour, l’AFRICOM n’a pas contacté les proches.

Amnesty International a transmis d’autres informations sur l’affaire à l’AFRICOM en août mais celui-ci a refusé de revenir sur ses affirmations selon lesquelles les trois hommes étaient des « terroristes ». Il a déclaré : « Cette frappe aérienne a été menée contre des membres de second rang d’Al Shabaab afin de saper le moral [du groupe armé] à l’approche des opérations de l’armée somalienne […]. Plus particulièrement, les informations recueillies avant et après la frappe indiquaient que toutes les personnes blessées ou tuées étaient des membres ou des sympathisants d’Al Shabaab. » L’AFRICOM n’a présenté aucun élément étayant ses affirmations ni indiqué qu’elle poursuivrait l’enquête. À ce jour, sa position n’a varié sur aucun des dossiers concernant la Somalie sur lesquels Amnesty International a attiré son attention.

L’organisation s’est entretenue avec 11 personnes – de vive voix ou à distance – au sujet de la frappe du 18 mars, notamment avec des membres de la famille des victimes, des personnes qui s’étaient rendues sur les lieux et des membres du personnel de Hormuud Telecom, l’entreprise où travaillait l’un des hommes.

Par ailleurs, elle a examiné des articles de journaux, des déclarations du gouvernement américain, des documents d’achat de véhicules, des papiers d’identité officiels, des dossiers médicaux, ainsi que des vidéos et des photos du lieu de l’attaque et des blessures des victimes.

Toutes les personnes auxquelles Amnesty International a parlé ont affirmé de façon catégorique qu’aucun des trois hommes n’appartenait à Al Shabaab. En outre, le groupe armé n’a pas empêché les familles de récupérer et d’enterrer les dépouilles, comme il a l’habitude de le faire lorsque ses combattants sont tués.

Le récit de l’AFRICOM concernant la frappe et ses échanges avec Amnesty International suscitent de profondes préoccupations quant aux pratiques de l’AFRICOM en matière de renseignement et au fait qu’il ait visé de prétendus « sympathisants » d’Al Shabaab, peut-être en violation du droit international humanitaire.

Au moins une vingtaine de civils tués ou blessés

À ce jour, Amnesty International a recueilli des informations sur six affaires dans lesquelles des frappes aériennes américaines auraient fait des victimes civiles – 17 morts et huit blessés au total.

Le 20 mars 2019, l’organisation a publié un rapport sans précédent, The Hidden US War in Somalia, dans lequel elle présentait d’innombrables éléments permettant de réfuter les affirmations de l’AFRICOM selon lesquelles ses opérations en Somalie n’avaient fait jusqu’alors « aucune victime civile ». Le 5 avril, pour la toute première fois, l’AFRICOM a admis avoir fait des victimes civiles en Somalie, en précisant que le travail d’Amnesty International l’avait incité à réexaminer ses dossiers. Six mois plus tard, il n’a toujours pas fourni la moindre information sur l’état d’avancement ou les résultats de cet examen.

Le nombre de frappes aériennes américaines en Somalie a connu une brusque augmentation début 2017, lorsque le président Donald Trump a signé un décret déclarant le sud de la Somalie « zone d’hostilités actives ». Depuis lors, l’AFRICOM a utilisé des drones et des aéronefs avec équipage pour mener au moins 131 frappes dans le pays.

L’attaque d’Abdow Dibile est l’une des 50 frappes que l’armée américaine a reconnu avoir lancées en Somalie entre le début de l’année et la mi-septembre 2019. On constate une augmentation par rapport aux 47 frappes de 2018 et aux 34 frappes qui avaient eu lieu au cours des neuf derniers mois de 2017.

« Il s’agit une fois de plus d’une terrible injustice : trois civils sont morts dans des circonstances atroces et leurs familles ne comprennent toujours pas pourquoi l’armée américaine les a pris pour cible et tués. Par ailleurs, cet acte est peut-être illégal et amène à se demander si l’AFRICOM prend véritablement au sérieux ses obligations au regard du droit international, a déclaré Brian Castner, conseiller principal pour les situations de crise spécialisé dans les armes et les opérations militaires à Amnesty International.

Il s’agit une fois de plus d’une terrible injustice : trois civils sont morts dans des circonstances atroces et leurs familles ne comprennent toujours pas pourquoi l’armée américaine les a pris pour cible et tués. Par ailleurs, cet acte est peut-être illégal et amène à se demander si l’AFRICOM prend véritablement au sérieux ses obligations au regard du droit international.

Brian Castner, conseiller principal pour les situations de crise spécialisé dans les armes et les opérations militaires à Amnesty International

« Le gouvernement des États-Unis doit veiller à ce que des investigations impartiales et approfondies soient menées sur toutes les allégations crédibles faisant état de victimes civiles, à ce que les responsables présumés de violations des droits humains aient à rendre des comptes et à ce que les victimes et leurs familles obtiennent réparation. Il peut commencer par établir un mécanisme accessible qui permettrait à la population somalienne de signaler les victimes civiles des opérations militaires américaines. »

INFORMATIONS COMPLÉMENTAIRES ET ANALYSE

ABDOW DIBILE, 18 MARS 2019

Le 18 mars 2019 dans l’après-midi, une frappe de l’armée américaine a touché un véhicule transportant trois civils près du hameau d’Abdow Dibile, à environ cinq kilomètres au sud-ouest d’Afgoye (Bas-Shabelle). À bord de ce véhicule se trouvaient Ibrahim Mohamed Hirey (30 ans), agriculteur, Abdiqadir Nur Ibrahim (46 ans), agriculteur et employé de Hormuud Telecom (Hormuud), une entreprise de télécommunications, et son demi-frère Mahad Nur Ibrahim (46 ans), également agriculteur. Le véhicule a été détruit ; Abdiqadir Nur Ibrahim et Ibrahim Mohamed Hirey ont été tués sur le coup. Mahad Nur Ibrahim, gravement brûlé, a été emmené dans un hôpital de Mogadiscio, où il est mort plus tard. Le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) a reconnu sa responsabilité dans la frappe mais a qualifié de « terroristes » les victimes, qui étaient, selon lui, des « membres de second rang d’Al Shabaab ».
Les témoignages et les autres éléments réunis par Amnesty International indiquent pourtant que les trois hommes étaient des civils et qu’aucun d’eux n’appartenait à Al Shabaab.

Dans le cadre de ses recherches, Amnesty International s’est entretenue avec 11 personnes, dont des membres de la famille des victimes, des employés de Hormuud Telecom et trois personnes qui s’étaient rendues sur le lieu de l’attaque. En outre, Amnesty International a analysé des articles de presse, des déclarations du gouvernement américain, des dossiers médicaux, des documents d’achat de véhicules, des papiers d’identité officiels, des images satellites, ainsi que des vidéos et des photos du lieu de l’attaque et des blessures des victimes.

Al Shabaab a la mainmise sur une grande partie du Bas-Shabelle, y compris la zone d’Abdow Dibile, bien que les forces gouvernementales somaliennes aient repris le contrôle de plusieurs villes clés de la région, notamment Sabiid, Barire et Awdheegle, ces derniers mois. Selon les habitants interrogés par Amnesty International, des membres d’Al Shabaab vont et viennent dans la zone entourant Abdow Dibile mais ne sont pas présents en permanence dans le hameau.

Le 18 mars 2019, Abdiqadir et Mahad Nur Ibrahim et Ibrahim Mohamed Hirey venaient du village de Muuri et se dirigeaient vers le hameau d’Abdow Dibile (Bas-Shabelle) dans un SUV Toyota Surf blanc. Ils s’étaient rendus sur leurs exploitations, près de Muuri, comme ils le faisaient souvent, et regagnaient leurs domiciles respectifs à Mogadiscio, Lego et Yaaq Bariwayne. Entre 15 heures et 16 heures, alors que le véhicule se trouvait à environ 750 mètres au nord d’Abdow Dibile, il a été touché et détruit par une munition larguée depuis un aéronef américain.

Un ami d’Abdiqadir Nur Ibrahim, qui vit à Mogadiscio, a indiqué à Amnesty International qu’il avait appris la mort de celui-ci par un membre de sa famille le soir de l’attaque. Le lendemain en début de matinée, il était allé à Abdow Dibile. Arrivé sur place vers 8 heures, il avait retrouvé Mahad Nur Ibrahim gravement brûlé mais vivant, dans un véhicule qui allait l’emmener à l’hôpital. Amnesty International a vu des photos des blessures. Mahad Nur Ibrahim a raconté à son ami que les trois hommes revenaient de leurs exploitations, près de Muuri, lorsque leur voiture avait été touchée. Peu après, il a été conduit à l’hôpital Digfeer, à Mogadiscio, à une trentaine de kilomètres. « Mahad a ensuite succombé à ses blessures dans un hôpital de Mogadiscio », a indiqué son ami à Amnesty International. Selon le dossier médical examiné par Amnesty International, Mahad Nur Ibrahim est décédé le 6 avril 2019. La cause annoncée du décès est un arrêt cardiaque, consécutif à une septicémie et des brûlures sur plus de 50 % du corps.

L’ami de Mahad Nur Ibrahim a décrit à Amnesty International ce qu’il avait vu en arrivant et comment il avait identifié les deux victimes dont les corps étaient toujours sur place. Il avait trouvé le corps d’Ibrahim Mohamed Hirey déchiqueté à proximité des débris ; des personnes du voisinage l’avaient sorti de l’arrière du véhicule. Amnesty International a examiné des photos sur lesquelles on voit, semble-t-il, la tête et le buste carbonisés d’Ibrahim.

Des proches d’Abdiqadir Nur Ibrahim et d’Ibrahim Mohamed Hirey les ont enterrés à Abdow Dibile le mardi 19 mars.

Un ancien du clan Wadalaan Gorgaate, cousin éloigné d’Abdiqadir et de Mahad Nur Ibrahim, a expliqué que les familles n’avaient reçu aucun soutien des gouvernements somalien et américain après la perte de leurs proches :

« Personne n’a présenté d’excuses ni même posé de questions sur le décès. La famille s’est rassemblée après leur décès mais nous ne pouvions apporter aucun soutien. Nous avons laissé ça à Dieu. Nous ne savons pas ce qu’il s’est vraiment passé ni pourquoi ils ont été tués ; c’était peut-être par erreur. Nous voulons que justice soit rendue et que les familles des personnes décédées soient aidées. »

Abdiqadir Nur Ibrahim était père de huit enfants. Il possédait des générateurs électriques qui approvisionnaient le village de Lego (district de Wanlaweyn, région du Bas-Shabelle) et cultivait des terres à proximité de Muuri (district d’Afgoye). Il était également responsable du bureau de Hormuud à Lego. Mahad Nur Ibrahim était père de quatre enfants. Ibrahim Mohamed Hirey en avait sept. Outre l’agriculture, il louait du matériel agricole et dirigeait une entreprise de transport de produits alimentaires entre Mogadiscio et Muuri. Ibrahim Mohamed Hirey et sa famille vivaient auparavant à Muuri mais ils se sont réfugiés à Mogadiscio il y a cinq ans en raison du conflit entre les clans Biyamal et Habargidir.
Amnesty International s’est entretenue avec des membres de la famille, des voisins et des collègues des victimes, qui ont tous déclaré sans équivoque que les hommes cités n’appartenaient pas à Al Shabaab.

Les 11 personnes auxquelles l’organisation a parlé étaient formelles : ces trois hommes étaient des civils. « Il ne faisait pas partie d’Al Shabaab, a expliqué un proche de Mahad Nur Ibrahim. Il avait un camion et transportait du charbon à Mogadiscio. Comme Al Shabaab a interdit le commerce de charbon à Lego et dans le Bas-Shabelle, il n’avait plus beaucoup d’activité depuis deux ans. Il voulait investir dans l’agriculture avec l’aide de son frère mais ils ont été tués tous les deux en revenant de leurs exploitations. »

Un ancien du clan Habargidir, membre de la famille d’Ibrahim Mohamed Hirey, a également été clair sur ce point : « Je peux confirmer mieux que quiconque qu’Ibrahim était un civil et non un type d’Al Shabaab. » Un autre proche a corroboré cette affirmation : « C’était un civil, il n’était pas membre d’Al Shabaab. S’il avait fait partie d’Al Shabaab, nous n’aurions pas fui le conflit entre les [clans] Biyamal et Habargidir. Nous étions purement et simplement des personnes déplacées à Mogadiscio et Ibrahim nous aidait. Je ne sais pas pourquoi il a été visé. C’était clairement une agression. »

Selon un collègue de chez Hormuud avec lequel Amnesty International s’est entretenue, ainsi que des proches, Abdiqadir Nur Ibrahim travaillait pour Hormuud depuis plus de 10 ans et n’était pas non plus membre d’Al Shabaab. Les personnes qui connaissaient ces hommes se demandaient pourquoi ils avaient été tués. « J’ignore pourquoi la voiture [d’Abdiqadir] a été prise pour cible mais je crois que c’était par erreur, a déclaré un ami. Les trois personnes tuées dans cette voiture étaient des agriculteurs et non des membres d’Al Shabaab. »

Outre les témoignages, des preuves circonstancielles indiquent que les hommes décédés étaient des civils. En effet, Al Shabaab ne les a pas traités comme s’ils faisaient partie de ses membres. Le groupe armé n’a pas empêché les familles de récupérer les corps ni d’emmener le blessé à l’hôpital. Les témoignages recueillis par Amnesty International au cours de ses recherches en Somalie indiquent invariablement que le groupe armé récupère et enterre les corps lui-même, souvent avant d’autoriser les civils à revenir dans la zone. De plus, Mahad Nur Ibrahim a été transporté d’Abdow Dibile à Mogadiscio, ville contrôlée par le gouvernement, où il a été pris en charge à l’hôpital Digfeer. Dans cet établissement civil, il aurait été relativement aisé pour les forces gouvernementales somaliennes de l’interroger ou de l’arrêter. 

Dans un communiqué de presse publié le 19 mars 2019, l’AFRICOM a déclaré que, la veille, les forces américaines avaient effectué une frappe aérienne « en coordination avec les efforts déployés par le gouvernement fédéral de Somalie pour affaiblir Al Shabaab » aux « alentours d’Awdheegle » (Bas-Shabelle). Il a affirmé avoir établi que trois « terroristes » avaient été tués lors de la frappe. Cependant, il a ensuite indiqué : « Nous avons connaissance d’informations faisant état de victimes civiles de la frappe aérienne. Pour toutes les allégations faisant état de victimes civiles que nous recevons, nous examinerons tout renseignement dont nous disposons, y compris les informations pertinentes fournies par des tiers. »

Selon des articles de presse, l’AFRICOM a reçu les coordonnées de la famille d’Ibrahim Mohamed Hirey en mai 2019. Amnesty International croit savoir que les autorités américaines n’ont pas contacté la famille suite à l’attaque qui a tué cet homme.

L’organisation a écrit à l’AFRICOM le 29 août 2019 pour lui présenter en détail les allégations selon lesquelles les trois victimes étaient des civils, en précisant qu’elle attendait une réaction de sa part. L’AFRICOM a répondu le 18 septembre 2019 en ces termes :

« En coordination avec le gouvernement fédéral de Somalie, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique a procédé à une frappe aérienne au moyen d’une munition à guidage de précision au lieu et à l’heure indiqués dans ces allégations. Cette frappe aérienne a été menée contre des membres de second rang d’Al Shabaab afin de saper le moral [du groupe armé] à l’approche des opérations de l’armée somalienne.

Conformément à nos procédures d’enquête approfondie, nous avons déterminé que le Commandement des États-Unis pour l’Afrique n’était pas susceptible d’avoir fait les victimes civiles dont il est question le 18 mars 2019. Plus particulièrement, les informations recueillies avant et après la frappe indiquaient que toutes les personnes blessées ou tuées étaient des membres ou des sympathisants d’Al Shabaab. Nous n’avons pas reçu de renseignements nouveaux ou complémentaires qui contredisent cette information. »

Par la suite, l’AFRICOM a également déclaré :

« À ce jour, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique n’a reçu qu’une allégation concernant une victime civile, à savoir le conducteur du véhicule ; aucune autre allégation
n’indique que les deux passagers étaient des civils. En se fondant sur des méthodes détaillées et des données recueillies auprès de multiples sources, y compris les actions observées depuis le véhicule, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique est parvenu à la certitude raisonnable
 que le véhicule et ses occupants étaient des membres d’Al Shabaab et participaient activement aux opérations [du groupe armé]. »

Amnesty International a également écrit au gouvernement somalien le 20 septembre pour lui présenter les allégations en détail. Au moment où nous publions le présent document, nous n’avons reçu aucune réponse.
Les éléments produits par Amnesty International indiquent que, quelle que soit leur intention, les forces américaines n’ont pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer de viser des combattants participant directement aux hostilités et non des civils. Contrairement à ce qui ressort de l’enquête de l’AFRICOM, de nombreux éléments prouvent que les personnes décédées étaient des civils et qu’elles ont été tuées illégalement. Le fait de ne pas prendre les précautions qui s’imposent pour vérifier qu’une cible est réellement un objectif militaire constitue en soi une violation du droit international humanitaire et peut aboutir à des attaques menées sans discrimination. Les attaques aveugles dans lesquelles des civils sont tués ou blessés constituent des crimes de guerre.

Il est préoccupant de savoir que l’AFRICOM a qualifié les personnes tuées lors de l’attaque de « membres ou sympathisants d’Al Shabaab »  [caractères gras ajoutés]. Comme Amnesty International l’explique en détail dans son rapport de mars 2019, The Hidden US War in Somalia: Civilian casualties of US air strikes in Lower Shabelle, l’armée américaine semble effectuer un ciblage trop large. Selon le Comité international de la Croix-Rouge, les personnes soupçonnées d’appartenir à des groupes armés ne doivent pas être visées sur la base « d’une affiliation abstraite, de liens familiaux ou d’autres critères qui peuvent être sources de décisions erronées, arbitraires ou abusives ». La réponse de l’AFRICOM à Amnesty International laisse à penser que les forces américaines ont peut-être pris les trois hommes pour cible en fonction de critères qui ne sont pas conformes au droit international humanitaire. Les inquiétudes de l’organisation quant au caractère arbitraire du ciblage fondé sur l’appartenance présumée à Al Shabaab sont renforcées par la référence à la notion floue d’« affiliation ». En réponse à une demande d’Amnesty International, le ministère américain de la Défense avait refusé d’expliquer comment il déterminait l’affiliation à Al Shabaab, au motif que cela compromettrait le processus de renseignement par lequel il recueille ces informations. Au vu des constatations faites par l’organisation et d’affaires antérieures, nous craignons que le terme de « sympathisants d’Al Shabaab » soit appliqué par l’armée américaine à tout homme en âge de servir dans l’armée qui a la malchance de se trouver à proximité d’un combattant présumé d’Al Shabaab au moment d’une frappe américaine. Dans ce cas, il s’agirait d’une pratique illégale qui pourrait revenir à cibler des civils ne participant pas directement aux hostilités.

Dans le contexte d’un conflit armé non international, seules les personnes qui participent directement aux hostilités peuvent être prises pour cible en toute légalité. Les attaques directes contre la population civile en général ou des civils en particulier qui ne participent pas directement aux hostilités sont interdites et constituent des crimes de guerre. Une analyse juridique plus approfondie, qui porte notamment sur ce qui constitue une participation directe aux hostilités, figure au chapitre 4 de The Hidden US War in Somalia.

En outre, il existe de fortes raisons de remettre en question les « méthodes détaillées » et « les données recueillies auprès de multiples sources » auxquelles l’armée américaine a eu recours. Dans son communiqué de presse publié le lendemain de l’attaque, l’AFRICOM affirme avoir tué trois personnes. Or, à ce moment-là, seuls deux des hommes étaient morts, le troisième était encore en vie et allait décéder peu après à l’hôpital Digfeer. Les États-Unis n’ont pas corrigé cette erreur dans leurs déclarations ultérieures. De plus, s’ils étaient convaincus que Mahad Nur Ibrahim était un élément opérationnel d’Al Shabaab, ils avaient amplement le temps de l’arrêter à l’hôpital après la frappe. Le fait que l’enquête menée par les États-Unis à la suite de la frappe n’ait pas permis d’établir correctement le nombre de personnes tuées ni l’endroit où se trouvait la troisième victime en dit long sur la qualité du renseignement américain et montre que l’on ne peut pas s’y fier pour identifier et catégoriser correctement les membres d’Al Shabaab.

Il faut que les autorités américaines et somaliennes diligentent une enquête indépendante, impartiale et approfondie sur cette attaque. Elles doivent également veiller à ce que toute personne soupçonnée d’avoir enfreint le droit international humanitaire soit amenée à rendre des comptes, indemniser les familles des victimes et mettre en place un mécanisme efficace qui permette à la population de signaler elle-même, facilement et sans risque, les victimes civiles d’opérations militaires.