Au cours des deux dernières semaines, le gouvernement tunisien a mené une campagne répressive sans précédent contre les migrant·e·s, les réfugié·e·s et les défenseur·e·s des droits humains s’efforçant de protéger leurs droits, ainsi que contre des journalistes, a déclaré Amnesty International jeudi 16 mai. Ces événements surviennent moins de deux semaines après une réunion de coordination de haut niveau avec le ministère italien de l’Intérieur sur la gestion des migrations.
Depuis le 3 mai, les autorités tunisiennes ont arrêté et convoqué les responsables, d’anciens employé·e·s ou des membres d’au moins 12 organisations et mené des enquêtes sur ces personnes sur la base d’accusations peu claires, notamment de « crimes financiers », pour avoir fourni une aide à des migrant·e·s. Est par exemple visée une organisation tunisienne travaillant en partenariat avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugié·e·s (HCR) dans le but de soutenir les personnes en quête d’asile tout au long de la procédure de détermination du statut de réfugié dans le pays. Les autorités ont également arrêté au moins deux journalistes et les ont déférés à la justice en raison de leurs reportages indépendants et de leurs commentaires dans les médias.
Dans le même temps, les forces de sécurité ont multiplié leurs expulsions collectives illégales de réfugié·e·s et de migrant·e·s, ont procédé à un certain nombre d’évictions forcées, et ont arrêté et condamné des propriétaires pour avoir loué des appartements à des migrant·e·s sans permis.
« Les autorités tunisiennes ont intensifié leur répression malveillante à l’égard d’organisations de la société civile qui œuvrent pour les droits des migrant·e·s et des réfugié·e·s, en relayant des affirmations trompeuses sur leur action, et en harcelant et poursuivant des personnes travaillant pour des ONG, ainsi que des avocat·e·s et des journalistes. Une campagne de dénigrement en ligne et dans les médias, soutenue par le président tunisien lui-même, met en danger les réfugié·e·s et les migrant·e·s dans le pays. Elle compromet par ailleurs le travail de groupes de la société civile et envoie un message dissuasif à toutes les voix critiques », a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Les autorités tunisiennes doivent immédiatement mettre fin à cette campagne cruelle et cesser toutes les représailles contre les employé·e·s d’ONG qui apportent un soutien essentiel aux migrant·e·s et aux réfugié·e·s, notamment un abri. L’Union européenne doit revoir de toute urgence ses accords de coopération avec la Tunisie, afin de s’assurer qu’elle n’est pas complice de violations des droits fondamentaux des migrant·e·s et des réfugié·e·s, ni de la répression exercée contre des médias, des avocat·e·s, des migrant·e·s et des militant·e·s. »
Les autorités tunisiennes doivent immédiatement mettre fin à cette campagne cruelle et cesser toutes les représailles contre les employé·e·s d’ONG qui apportent un soutien essentiel aux migrant·e·s et aux réfugié·e·s.
Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
Parmi les cibles de la répression gouvernementale figure le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR), organisation non gouvernementale ayant récemment lancé un appel d’offres pour que des hôtels soumettent des propositions pour un programme d’hébergement destiné aux personnes demandant l’asile et aux réfugié·e·s. Les autorités tunisiennes ont arrêté le président et le vice-président du CTR, et le parquet a ordonné leur détention provisoire dans l’attente d’une enquête en relation avec des charges d’« associations de malfaiteurs dans le but d’aider des personnes à accéder au territoire tunisien » sans document de voyage. Le procureur général de Tunis a annoncé qu’une enquête officielle avait été ouverte contre « un groupe d’associations et d’organisations » qui « abusent de leur mandat pour apporter un soutien financier à des “immigrés clandestins” ».
Le 8 mai, la police tunisienne a également arrêté la défenseure des droits humains Saadia Mosbah, présidente de Mnemty, une organisation antiraciste tunisienne apportant un soutien aux réfugié·e·s et aux migrant·e·s, et l’a placée en détention dans l’attente d’une enquête sur des « crimes financiers », en relation avec le financement de cette organisation. La police a perquisitionné les bureaux de cette organisation à Tunis, ainsi que le domicile de Saadia Mosbah, et a interrogé celle-ci et deux membres du personnel de Mnemty, sur le financement, les activités et les partenaires de l’organisation.
Une répression brutale à l’égard des migrant·e·s et des réfugié·e·s
Cette dernière vague de répression en date fait suite aux propos incendiaires tenus par le président Kaïs Saïed lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale le 6 mai. Il a tout particulièrement pris pour cibles les organisations de la société civile, les qualifiant de « traîtres », d’« agents [étrangers] » et de « trompettes enragées motivées par des salaires étrangers », parce qu’elles reçoivent des financements de l’étranger et qu’elles « insultent » l’État. Il a déclaré que la critique de l’État constituait une trahison. Il a prononcé ce discours peu après une réunion sur la migration, organisée à Rome le 2 mai 2024 entre les ministres de l’Intérieur de l’Algérie, de l’Italie, de la Libye et de la Tunisie.
À au moins six occasions entre juillet 2023 et avril 2024, le président tunisien a publiquement accusé des organisations de la société civile de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Tunisie et de financer la corruption, en faisant spécifiquement référence au fait qu’elles reçoivent des fonds étrangers afin de discréditer leur travail.
Le vendredi 3 mai, avant l’aube, les forces tunisiennes de sécurité ont expulsé des centaines de migrant·e·s et de réfugié·e·s, dont des enfants, des femmes enceintes et des demandeurs et demandeuses d’asile enregistrés auprès du HCR, qui campaient dans un jardin public près des bureaux de l’Organisation internationale pour les migrations et du HCR à Tunis. Au cours de cette expulsion, selon des informations recueillies par Amnesty International, les forces de sécurité ont employé du gaz lacrymogène et des pistolets à impulsion électrique contre ces personnes, y compris contre des enfants. Elles les ont frappées à coups de pied, de poing et de matraque. Dans son discours devant le Conseil de sécurité le 6 mai, le président a également indiqué que les forces tunisiennes de sécurité avaient renvoyé de force 400 personnes à la frontière libyenne, dans le cadre de ce qui semble constituer une expulsion collective illégale.
Le 4 mai, les forces de sécurité ont expulsé de force 15 migrants qui vivaient depuis 2017 dans un complexe pour la jeunesse à Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Ce groupe, qui a fui la Libye en 2011, avait déjà été expulsé d’un camp de réfugié·e·s de l’ONU à Ben Gardene, dans le sud de la Tunisie, après sa fermeture en 2013. Le HCR avait rejeté leurs demandes d’asile. Ces 15 hommes sont actuellement détenus pour séjour illégal dans le pays. Ils ont comparu devant le procureur général sans traducteur ni avocat.
« Les autorités tunisiennes procèdent à des expulsions collectives arbitraires et illégales, sans procédure régulière ni évaluation individuelle des besoins de protection, en violation flagrante du droit international. Elles doivent immédiatement mettre fin à ces expulsions et veiller à ce que les droits de tous les réfugié·e·s et migrant·e·s, y compris les enfants, soient protégés à tout moment », a déclaré Heba Morayef.
Entre le 8 et le 10 mai, les autorités ont arrêté deux personnes et en ont condamné une autre à huit mois de prison pour avoir hébergé des personnes sans papiers.
Le 11 mai, les autorités ont arrêté Sonia Dahmani, avocate et personnalité des médias, en vertu du décret-loi 54, du fait d’un commentaire pendant une émission télévisée dans lesquels elle mettait en doute les affirmations des autorités selon lesquelles les migrant·e·s venaient en Tunisie dans l’intention de s’installer dans le pays. Le 13 mai, un juge d’instruction de Tunis a ordonné son placement en détention provisoire.
Les autorités ont également arrêté deux journalistes samedi 11 mai. Selon leurs avocats, ils ont été questionnés au sujet de leur travail et de divers commentaires critiques qu’ils avaient faits dans les médias. Le 15 mai, un juge d’instruction de Tunis a inculpé ces deux journalistes et ordonné leur détention provisoire en vertu de l’article 24 du décret-loi 54, qui prévoit une peine d’emprisonnement de cinq ans et une amende de 50 000 dinars (16 000 dollars des États-Unis) contre quiconque publie des contenus « dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population […] ou d’inciter au discours de haine. » Ils seront jugés le 22 mai. Le 13 mai, trois représentants juridiques de trois médias privés différents (radio et télévision) ont été convoqués afin de répondre à des questions sur leurs reportages.
« Les autorités tunisiennes doivent remédier de toute urgence à ce recul significatif des droits humains. Elles doivent cesser ce harcèlement judiciaire et libérer toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leur liberté d’expression et d’association. Chacun·e devrait avoir la liberté de s’exprimer sans crainte de représailles », a déclaré Heba Morayef.
Complément d’information
En juillet 2023, l’Union européenne (UE) a signé un Protocole d’accord avec la Tunisie en vertu duquel l’UE s’est, entre autres, engagée à fournir à la Tunisie un soutien technique dans le but de dissuader les migrations en direction de l’Europe, notamment 105 millions d’euros axés sur la « gestion des frontières » ainsi que près d’un milliard d’euros de prêts et de soutien financier supplémentaires dans le contexte de la crise économique sans précédent que traverse le pays. Cet accord, qui manquait de transparence et n’a été soumis à aucun examen parlementaire, est toujours en vigueur. Amnesty International a écrit à plusieurs reprises aux dirigeant·e·s de l’UE pour leur faire part de ses inquiétudes quant aux répercussions d’une coopération avec la Tunisie sans évaluation préalable des risques en matière de droits humains.