À Melilla, plus jamais ça

Le nombre de migrants morts en tentant d’accéder à l’enclave espagnole de Melilla, au Maroc, vendredi 24 juin ne cesse d’augmenter ; au moins 23 personnes sont mortes et certaines organisations présentes sur place en ont compté jusqu’à 37. Leurs dépouilles attendent d’être inhumées dans des tombes creusées à la hâte. Cependant, à notre connaissance, elles n’ont pas été identifiées, aucune autopsie n’a été réalisée et leurs restes n’ont pas été remis à leurs proches, qui ne pourront pas leur faire dignement leurs adieux.

Je regarde les images de corps inertes, vivants et morts, empilés par terre tandis que les policiers marocains passent entre eux, en les secouant et en leur donnant des coups avec leurs matraques pour vérifier s’ils respirent ou bougent. Daniel Canales, notre chercheur, s’est procuré des séquences non publiées où l’on voit des membres de la police espagnole livrer des réfugiés potentiels – la plupart originaires du Soudan en guerre – aux policiers marocains, sans aucun recueil d’informations ni procédure visant à déterminer si ces personnes ont besoin d’une protection. Une fois remises à ces policiers, celles-ci sont de nouveau battues par eux. Amnesty International a demandé qu’une enquête indépendante et approfondie soit menée sur le plus grave épisode en plusieurs décennies – qui n’ont pourtant pas manqué d’illustrations tragiques de la situation explosive à cette frontière ; en 2005, au moins 13 personnes sont mortes aux mains des policiers marocains et espagnols, et en février 2014, 15 autres se sont noyées au bord de la plage de Tarajal lorsque la police espagnole a utilisé du matériel anti-émeute pour les repousser.

Ces violations des droits humains ont été commises quelques semaines après l’accord rétablissant les relations diplomatiques entre les deux pays, à la suite d’un changement d’approche du gouvernement espagnol vis-à-vis du Sahara occidental. Cela explique peut-être pourquoi le Premier ministre d’Espagne, lorsque la mort de cinq personnes a commencé à être annoncée, a félicité et salué l’action coordonnée de la Garde civile espagnole et des forces de sécurité marocaines. Et quand il est apparu que 13 personnes avaient déjà péri, il a accusé les mafias d’être responsables de ces morts. Mais qui a laissé des êtres humains mourir couchés par terre sans leur porter assistance ? Qui a repoussé des réfugiés potentiels depuis Melilla vers la police marocaine, en sachant pertinemment qu’ils seraient maltraités ? Qui maintient fermés les services d’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile à Melilla, alors qu’il n’y a pas d’autre moyen de solliciter une protection en Espagne si on vient du Soudan ou du Mali que de sauter par-dessus la clôture après avoir risqué sa vie lors d’un long périple à travers l’Afrique ?

En Espagne, nous avons accueilli, dans un élan de solidarité et de légalité à la fois sans précédent et très efficace, plus de 124 000 Ukrainien·ne·s ayant fui l’invasion russe, mais nous laissons des réfugiés potentiels fuyant une autre guerre mourir par terre les uns sur les autres en les empêchant de demander asile dans notre pays, en violation du droit international. Cette position ne peut être décrite que comme raciste. Pire encore, nous laissons cette tragédie se répéter sans cesse. Jusqu’à quand ?

Il est temps de mettre fin à cette politique qui permet et encourage de graves violations des droits humains. Il n’est plus possible de faire comme si de rien n’était, car le sang et la honte nous éclaboussent partout. Ces derniers jours, des médias du monde entier, dont le Washington Post, Reuters et France 24, ont mis en doute l’efficacité de cette politique migratoire des deux États et souligné la cruauté du traitement réservé à des gens qui ne font que chercher une protection ou une vie meilleure. Il est temps que la politique migratoire entre le Maroc et l’Espagne cesse de faire des matraques et de l’illégalité sa marque de fabrique. Rétablir de bonnes relations de voisinage ne doit pas signifier que tout et n’importe quoi peut et doit être fait à la frontière sans considération pour les droits des personnes, qu’il s’agisse de renvoyer des mineurs de Ceuta vers le Maroc, comme l’ont fait les autorités marocaines l’an dernier, ou de refouler des réfugiés, comme l’a fait la police espagnole, pour qu’ils soient frappés en toute impunité par les forces de sécurité marocaines.

Pour commencer à changer la situation, il faut que la vérité soit connue. Des dizaines d’organisations le demandent, y compris l’Union africaine. Je sais que ce sera inconfortable pour les deux gouvernements, mais il est nécessaire qu’ils placent les droits au cœur de ces politiques et que le Maroc, la prochaine fois que des personnes s’approchent de la frontière entre les deux pays, gère la situation autrement.

Il est en outre essentiel de savoir ce qui s’est passé afin de comprendre qu’il faut absolument que toutes les personnes réfugiées aient la possibilité, comme les Ukrainien·ne·s, de fuir la guerre et la répression dans leur pays en sollicitant l’asile par des voies légales et sûres. La situation est complexe, mais le respect des droits humains et de l’état de droit montre le chemin à prendre pour garantir que les événements tragiques de ces derniers jours n’arrivent plus jamais.