Égypte. Les autorités manquent à leur devoir de protéger les grévistes contre les représailles

Les autorités égyptiennes sont complices de la répression s’exerçant contre des dizaines d’ouvrières et ouvriers d’usine qui ont mené une grève pacifique cet été pour réclamer des salaires équitables, conclut une enquête menée par Amnesty International.

Entre le 26 juillet et le 1er août, quelque 2 000 employé·e·s de LORD International, fabricant égyptien de lames de rasoir possédant plusieurs usines à Alexandrie, se sont mis en grève pour réclamer une augmentation des salaires et la sécurité au travail. En réponse, la direction de LORD a lancé une campagne de mesures punitives : 64 ouvriers licenciés injustement et 83 suspendus et soumis à des baisses de salaires, des interrogatoires coercitifs et des menaces.

Le ministère de la Main-d’œuvre n’a pris aucune mesure pour proposer des recours aux travailleurs en butte à des représailles du fait de leur participation à la grève, préférant balayer d’un revers de main leurs plaintes et faire pression sur eux pour qu’ils mettent fin à leur « grève illégale ».

« Les autorités égyptiennes ne protègent pas les grévistes de LORD contre les licenciements abusifs et autres sanctions prises à leur encontre parce qu’ils ont osé exprimer des revendications légitimes. Elles protègent en conséquence les intérêts de l’entreprise au détriment des droits des travailleurs de s’organiser librement et de faire grève, conformément à la Constitution égyptienne et au droit international relatif aux droits humains, a déclaré Philip Luther, directeur adjoint du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

La situation difficile des travailleurs de LORD est un sinistre rappel de l’incapacité des autorités à respecter et protéger les droits des travailleurs depuis 2013 et fait écho aux mesures prises pour restreindre les activités des syndicats indépendants et limiter la capacité de négociation collective des salarié·e·s faiblement rémunérés

Philip Luther, Amnesty International

Amnesty International s’est entretenue avec cinq ouvriers, anciens ou toujours en poste, et un avocat spécialisé dans le droit du travail, qui ont raconté en détail les licenciements abusifs, les démissions forcées et les réductions de salaires à la suite de la grève. Elle a aussi examiné les rapports d’une organisation locale de défense des droits du travail, ainsi que neuf déclarations d’entreprises annonçant des licenciements de masse, des suspensions et des enquêtes internes. Elle a fait part de ses conclusions à LORD International le 26 octobre, mais n’a pas reçu de réponse.

Aux termes du droit du travail égyptien, seuls les syndicats autorisés peuvent organiser des grèves. Les ouvriers de LORD n’ont pas pu remplir cette condition, puisque le syndicat indépendant créé à la suite du soulèvement de 2011 a été dissout après l’adoption de la loi draconienne sur les syndicats de 2017. Malgré les réformes de la loi en 2019, le gouvernement égyptien s’obstine à refuser de reconnaître officiellement les nouveaux syndicats indépendants et interdit par conséquent toutes les grèves qui ne sont pas approuvées par la fédération des syndicats contrôlée par l’État.

En juin, l’Égypte a adopté pour la première fois un salaire minimum national, qui impose aux employeurs du secteur privé de payer un salaire minimum mensuel de 2 400 livres égyptiennes (136 euros) dès janvier 2022. Les employés de LORD International, dont certains perçoivent des salaires mensuels de 2 000 livres égyptiennes (113 euros), ont tenté depuis de négocier collectivement leurs salaires conformément à ce barème, mais l’entreprise a refusé de s’engager.

Les employés ont déclaré qu’ils avaient décidé de poursuivre la grève lorsque LORD a déduit une prime de congés pour l’Aïd al Adha, le 26 juillet. La grève a duré une semaine.

Menaces, harcèlement et licenciements abusifs

Amnesty International a examiné les déclarations de l’entreprise LORD, desquelles il ressort que 45 ouvriers ont été licenciés abusivement les 1er et 2 août pour « incitation à la grève illégale » et pour avoir causé de graves « préjudices à l’entreprise », et que 39 ont été suspendus et soumis à des enquêtes internes entre le 1er et le 5 août.

D’après une organisation locale de défense des droits du travail, entre le 1er août et le 12 septembre, LORD a renvoyé de manière inique 64 ouvriers et en a soumis 83 à des enquêtes internes, en raison de leur participation à une action industrielle collective.

L’organisation a aussi conclu qu’entre le 22 août et le 16 septembre, l’entreprise a contraint 10 employés de longue date particulièrement virulents à démissionner, à l’issue de l’enquête interne. LORD International a également refusé de renouveler les contrats d’au moins cinq autres personnes du fait de leur participation présumée à la grève.

Les 73 ouvriers restants qui ont fait l’objet d’enquêtes internes ont été soumis à des mesures punitives pour avoir rejoint la grève, notamment des baisses de salaire équivalentes au salaire de trois à cinq jours de travail. Entre le 30 août et le 2 septembre, l’entreprise les a contraints à signer des avertissements, disant qu’ils seraient licenciés s’ils menaient d’autres actions de ce type à l’avenir.

Les ouvriers ont expliqué que la direction les a interrogés de manière agressive sur l’identité des meneurs présumés, leur a ordonné de révéler les noms des journalistes ayant couvert la grève et les a menacés s’ils ne coopéraient pas. Certains ont ajouté que la direction a menacé de les renvoyer sans indemnités, de les poursuivre en justice pour les « préjudices » causés et de les empêcher de retrouver un emploi.

Amnesty International a appris qu’au moins deux ouvriers ont été menacés, s’ils ne signaient pas leur lettre de démission sur-le-champ, d’être envoyés vers l’Agence nationale de sécurité, une force spéciale de police bien connue pour ses violations des droits humains et impliquée dans le maintien de l’ordre de situations considérées par le pouvoir comme des « menaces à la sûreté nationale », notamment les mouvements indépendants de travailleurs.

Selon trois ouvriers ayant signé leur lettre de démission, leurs indemnités de licenciement ne correspondent pas au droit du travail égyptien, qui dispose qu’ils doivent percevoir au moins deux mois de salaire brut pour chaque année d’emploi.

Le gouvernement ne protège pas les grévistes

Le 26 juillet 2021, au moins 100 ouvriers ont porté plainte auprès du ministère de la Main d’œuvre pour réclamer l’application du nouveau salaire mensuel minimum mis en place dans le secteur privé. Le lendemain, deux inspecteurs gouvernementaux du travail se sont rendus dans les usines et ont organisé une réunion entre les représentants du personnel et la direction de l’entreprise.

Selon quatre ouvriers présents, les inspecteurs du travail ont fini par se ranger du côté de la direction et conclu à la légalité des actions qu’elle avait prises pour faire pression sur les employés et mettre un terme immédiat à la grève.

La direction de l’entreprise a suspendu six travailleurs ayant assisté à la rencontre et les a soumis à une enquête interne. Elle a par la suite contraint cinq d’entre eux à démissionner.

Ceux qui ont porté plainte auprès du ministère de la Main d’œuvre ont relaté que les fonctionnaires ne leur ont pas répondu et ne les ont pas soutenus. L’un des ouvriers ayant déposé une plainte auprès du ministère de la Main d’œuvre en septembre au sujet de son licenciement abusif sans indemnisation a indiqué que les agents du ministère lui ont répondu qu’ils ne pouvaient pas intervenir et lui ont conseillé de trouver une solution à l’amiable avec son entreprise.

Amnesty International a reçu des informations pointant l’inaction du gouvernement face aux violations des droits des travailleurs imputables à d’autres entreprises du secteur privé.

« Au lieu de cautionner ces violations, les autorités égyptiennes doivent protéger les travailleurs et veiller à ce que toutes les personnes licenciées touchent une indemnisation complète. Elles doivent aussi garantir l’application du salaire minimum dans toutes les entreprises privées », a déclaré Philip Luther.

Complément d’information

Depuis que le président Abdel Fattah al Sissi est arrivé au pouvoir, les autorités égyptiennes ont soumis des dizaines de travailleurs et de syndicalistes à des procès iniques, parfois devant des tribunaux militaires, des arrestations arbitraires, des licenciements et des sanctions disciplinaires au seul motif qu’ils ont exercé leur droit de faire grève et de fonder des syndicats indépendants. En septembre, les autorités ont détenu de manière arbitraire trois employés d’Universal Company pendant deux jours, dans l’attente d’investigations sur des accusations liées au terrorisme uniquement pour avoir exercé leur droit de faire grève et de manifester pacifiquement.