- Les forces loyalistes ont infligé des violences sexuelles à des centaines de femmes et de filles
- Le viol et l’esclavage sexuel constituent des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité
Des combattants loyaux au gouvernement éthiopien ont commis des viols et d’autres formes de violences sexuelles à l’encontre de femmes et de filles dans le Tigré, a indiqué Amnesty International le 11 août dans un nouveau rapport sur le conflit en cours dans la région.
Ce rapport, intitulé ‘I Don’t Know If They Realized I Was A Person’: Rape and Other Sexual Violence in the Conflict in Tigray, révèle que des femmes et des filles ont subi des violences sexuelles perpétrées par des membres des Forces de défense nationales éthiopiennes (ENDF), des Forces de défense érythréennes (EDF), des Forces spéciales de police de la région Amhara (ASF) et de la milice amhara Fano.
De toute évidence, les viols et les autres formes de violences sexuelles sont utilisés comme armes de guerre pour infliger un préjudice physique et psychologique durable à des femmes et des filles dans le Tigré.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International
Des militaires et des miliciens se sont livrés à des viols, des viols collectifs, de l’esclavage sexuel, des mutilations sexuelles et d’autres formes de torture, souvent accompagnés d’insultes à caractère ethnique et de menaces de mort, à l’encontre de femmes et de filles tigréennes.
« De toute évidence, les viols et les autres formes de violences sexuelles sont utilisés comme armes de guerre pour infliger un préjudice physique et psychologique durable à des femmes et des filles dans le Tigré. Des centaines de femmes et de filles ont fait l’objet de brutalités dégradantes et déshumanisantes, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
« La gravité et l’ampleur des infractions de nature sexuelle qui ont été commises sont particulièrement choquantes et ces actes constituent des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Leurs auteurs foulent aux pieds les principes qui fondent notre humanité. Cette situation doit cesser.
« Il faut que l’État éthiopien prenne des mesures immédiates pour empêcher les membres des forces de sécurité et des milices alliées de commettre des violences sexuelles et que l’Union africaine fasse tout ce qui est en son pouvoir pour que le Conseil de paix et de sécurité se penche sur ce conflit. »
Il faut également que les autorités éthiopiennes permettent à la commission d’enquête de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de se rendre sur place et que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) dépêche de toute urgence dans le Tigré son Équipe d’experts de l’état de droit et des questions touchant les violences sexuelles commises en période de conflit.
Amnesty International s’est entretenue avec 63 victimes de violences sexuelles, ainsi qu’avec des professionnels de la santé. Vingt-huit victimes ont désigné les forces érythréennes comme les seuls auteurs des viols.
Violences sexuelles généralisées
Le déroulement des actes de violence sexuelle, lors desquels de nombreuses victimes ont également été témoins du viol d’autres femmes, montre que ces violences étaient courantes et avaient vocation à terroriser et à humilier les victimes et leur groupe ethnique.
Douze victimes, dont cinq étaient enceintes au moment des faits, ont déclaré que des militaires et des miliciens les avaient violées sous les yeux de leurs proches, y compris d’enfants.
Letay* (20 ans, de Baaker) a indiqué à Amnesty International qu’elle avait été agressée à son domicile en novembre 2020 par des hommes armés qui s’exprimaient en amharique et portaient un mélange d’uniformes militaires et de vêtements civils.
Elle a déclaré : « Trois hommes sont arrivés dans la pièce. C’était le soir, il faisait déjà nuit […] Je n’ai pas crié ; ils m’ont fait comprendre par des gestes que je ne devais pas faire de bruit, sinon ils me tueraient. Ils m’ont violée l’un après l’autre […] J’étais enceinte de quatre mois ; je ne sais pas s’ils s’en sont rendu compte. Je ne sais pas s’ils se sont rendu compte que j’étais une personne. »
Nigist* (35 ans, mère de deux enfants, de Humera) a expliqué que quatre autres femmes et elle avaient été violées par des militaires érythréens à Sheraro le 21 novembre 2020.
Elle a déclaré : « Trois d’entre eux m’ont violée devant mon enfant. Il y avait une femme enceinte de huit mois parmi nous, ils l’ont violée aussi […] Ils se sont rassemblés comme des hyènes flairant quelque chose à manger […] Ils ont violé les femmes et massacré les hommes. »
J’étais enceinte de quatre mois ; je ne sais pas s’ils s’en sont rendu compte. Je ne sais pas s’ils se sont rendu compte que j’étais une personne.
Letay*
Les services de santé du Tigré ont enregistré 1 288 cas de violences liées au genre entre février et avril 2021. L’hôpital d’Adigrat a recensé 376 cas de viol entre le début du conflit et le 9 juin 2021. Cependant, de nombreuses victimes ont indiqué à Amnesty International qu’elles ne s’étaient pas rendues dans un centre de santé, ce qui laisse à penser que ces chiffres ne représentent qu’une petite fraction des viols commis dans le contexte du conflit.
Les victimes continuent de souffrir de complications physiques et psychologiques. Beaucoup ont signalé des traumatismes physiques, tels que des saignements persistants, des maux de dos, l’incapacité de se mouvoir ou encore des fistules. Certaines sont porteuses du VIH depuis leur viol. Le manque de sommeil, l’anxiété et la détresse émotionnelle sont courants chez les victimes et les membres de leur famille ayant assisté aux violences.
Esclavage sexuel et humiliation délibérée
Douze victimes ont déclaré avoir été maintenues en captivité pendant des jours, qui sont bien souvent devenus des semaines, et violées à maintes reprises, en général pas plusieurs hommes. Certaines ont été détenues dans des camps militaires, d’autres dans des maisons ou des champs en zone rurale.
Tseday* (17 ans) a indiqué à Amnesty International qu’elle avait été enlevée par huit militaires érythréens à Zebangedena et maintenue en captivité pendant deux semaines. Elle a déclaré : « Ils m’ont emmenée à la campagne, dans un champ. Il y avait beaucoup de militaires ; huit d’entre eux m’ont violée […] En général, ils sortaient monter la garde en deux équipes. Quand quatre partaient, les quatre autres restaient et me violaient. »
Blen* (21 ans, de Bademe) a expliqué avoir été enlevée par des militaires érythréens et éthiopiens le 5 novembre 2020 et détenue 40 jours avec une trentaine d’autres femmes. Elle a déclaré : « Ils nous violaient et nous affamaient. Ils étaient tellement nombreux, ils nous violaient à tour de rôle. Nous étions une trentaine de femmes […] Ils nous ont toutes violées. »
Huit femmes ont également signalé avoir été violées par des militaires éthiopiens et érythréens ainsi que par des miliciens alliés près de la frontière avec le Soudan, où elles cherchaient à se réfugier.
Deux victimes ont subi des dommages durables et peut-être irréparables occasionnés par de grands clous, du gravier et d’autres morceaux de métal ou de plastique qui ont été insérés dans leur vagin.
Les militaires et les miliciens tentaient constamment d’humilier leurs victimes en ayant fréquemment recours à des insultes, notamment à caractère ethnique, des menaces et des commentaires dégradants. Plusieurs victimes interrogées par Amnesty International ont déclaré que les violeurs leur avaient dit : « C’est tout ce que tu mérites » ; « Tu me dégoûtes ».
Absence de soutien aux victimes
Les victimes et les témoins ont indiqué à Amnesty International avoir reçu peu ou pas de soutien psychologique et médical depuis leur arrivée dans les camps pour personnes déplacées de la ville de Shire, en Éthiopie, ou dans les camps pour personnes réfugiées au Soudan.
Les victimes souffraient également du fait de la destruction de centres médicaux et des restrictions relatives à la circulation des personnes et des biens, qui entravaient leur accès aux soins de santé. Des victimes et leur famille ont déclaré être dans l’incapacité de se procurer la nourriture, l’abri et les vêtements dont elles avaient besoin en raison du caractère limité de l’aide humanitaire.
À la souffrance et au traumatisme s’est ajouté le fait que les victimes n’ont pas bénéficié d’un soutien suffisant.
Agnès Callamard
La plupart des signalements de violences sexuelles ont été cachés au reste du monde pendant les deux premiers mois du conflit, qui a débuté en novembre 2020, en grande partie à cause des restrictions d’accès imposées par l’État éthiopien et du blocage des communications.
« À la souffrance et au traumatisme s’est ajouté le fait que les victimes n’ont pas bénéficié d’un soutien suffisant. Il faut qu’elles puissent accéder aux services dont elles ont besoin et auxquels elles ont droit – y compris les soins médicaux, notamment de santé mentale, un soutien aux moyens d’existence et une aide psychosociale – qui sont les aspects essentiels d’une intervention axée sur les victimes, a déclaré Agnès Callamard.
« Il faut que toutes les allégations de violences sexuelles fassent l’objet d’une enquête efficace, indépendante et impartiale afin que les victimes obtiennent justice, et qu’un programme de réparation efficace soit mis en place. Toutes les parties au conflit doivent également veiller à ne pas entraver l’aide humanitaire. »
Méthodologie
Entre mars et juin 2021, Amnesty International a interrogé 63 victimes de viol et d’autres formes de violences sexuelles : 15 en personne au Soudan et 48 à distance au moyen de lignes téléphoniques sécurisées. L’organisation s’est également entretenue avec des professionnels de la santé et des travailleurs humanitaires participant à la prise en charge des victimes dans les villes de Shire et d’Adigrat, ainsi que dans des camps pour personnes réfugiées au Soudan, afin de déterminer l’ampleur des violences sexuelles et de corroborer les informations concernant des cas en particulier.
En mai, les autorités éthiopiennes ont annoncé que trois militaires éthiopiens avaient été déclarés coupables et 25 inculpés de viol et d’autres actes de violence sexuelle. Toutefois, aucune information n’a été communiquée au sujet de ces procès ni des autres mesures prises pour enquêter et traduire en justice les responsables présumés.
Le 26 juillet 2021, Amnesty International a écrit au Premier ministre éthiopien, au procureur général de l’Éthiopie et à la ministre éthiopienne des Femmes, des Enfants et des Jeunes, ainsi qu’au ministre érythréen de l’Information et à un haut conseiller du président Isaias Afwerki, afin de recueillir leur réaction aux conclusions préliminaires de son enquête. L’organisation n’avait reçu aucune réponse au moment de la publication du présent document.
Depuis que les combats ont éclaté dans la région, le 4 novembre 2020, des milliers de civils ont été tués, des centaines de milliers de personnes ont été déplacées à l’intérieur de la région du Tigré et des dizaines de milliers de personnes se sont réfugiées au Soudan.
Note : *Les prénoms ont été modifiés.