Trente ans après la catastrophe de Bhopal : le combat pour la justice continue

Par Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International Il y a certains moments de votre vie que vous n’oublierez jamais. J’avais une vingtaine d’années et vivais à Bangalore quand j’ai appris la nouvelle. Dans la soirée du 2 décembre 1984, du gaz toxique s’était échappé d’une usine dirigée par Union Carbide India Ltd, répandant des vapeurs sur une vaste zone résidentielle à Bhopal. Bangalore est loin de Bhopal, mais les images étaient si choquantes et épouvantables que j’avais l’impression que c’était arrivé à côté de chez moi. Selon les estimations réalisées depuis par les chercheurs d’Amnesty International, entre 7 000 et 10 000 personnes sont mortes pendant les trois jours qu’a duré la fuite. Des centaines de milliers d’autres ont été intoxiquées. Malgré les décès, les dizaines d’années écoulées et les nombreuses personnes qui souffrent encore aujourd’hui de problèmes de santé chroniques à cause de la fuite, la justice n’a pas encore été rendue. Aujourd’hui, nous commémorons le 30e anniversaire de l’une des pires catastrophes industrielles de l’histoire. Depuis trois décennies, les victimes ont dû se battre continuellement pour obtenir les maigres réparations qui leur ont été proposées, les soins médicaux les plus basiques, une eau potable qui est insuffisante et si peu d’indemnités financières que c’en est insultant. Malheureusement, certaines des personnes qui ont tant lutté depuis si longtemps savent qu’elles pourraient maintenant mourir sans avoir obtenu justice. Cependant, le flambeau de la lutte est repris par de nouvelles générations – leurs enfants et petits-enfants – qui sont nées avec des maladies et exposées à la contamination persistante du site de l’usine abandonnée. Alors que plusieurs générations de victimes poursuivent leur lutte pour que les responsables rendent des comptes, elles doivent se battre contre les manipulations d’une entreprise pour prouver que ce n’était pas un tragique accident mais une catastrophe qui aurait pu être évitée. Union Carbide n’a pas pris certaines mesures de sécurité essentielles à l’usine de Bhopal et a négocié en 1989 un règlement à l’amiable avec le gouvernement indien pour ne verser que 14 % du montant des indemnités réclamées. L’entreprise n’a payé que 470 millions de dollars américains pour la mort de milliers de personnes et le préjudice causé à des centaines de milliers d’autres à Bhopal. S’élevant à moins d’un millier de dollars par personne touchée, ce montant était lamentablement insuffisant et révèle, je pense, un degré choquant d’indifférence et de mépris envers les victimes en Inde. Ce règlement était tellement favorable à Union Carbide – en échange d’une indemnisation dérisoire – que la Cour suprême indienne a par la suite annulé l’immunité pénale de l’entreprise. Puis Union Carbide est tout simplement partie, laissant derrière elle la bombe à retardement qu’était le site industriel pollué contaminant l’eau potable à des dizaines de kilomètres à la ronde. Au bout de trente ans, ceux qui n’ont pas prévenu l’horreur de Bhopal doivent être amenés à rendre des comptes. Cependant, l’acteur central, une société américaine, fuit la justice. Poursuivie pour homicide volontaire en Inde, Union Carbide Corporation – actionnaire majoritaire d’Union Carbide India Ltd au moment de la fuite et aujourd’hui filiale à 100 % de Dow Chemical – a trouvé refuge aux États-Unis, où elle a pu ignorer toutes les décisions de justice prononcées en Inde. Dans l’espoir de faire avancer le procès, le tribunal pénal de Bhopal a cité Dow Chemical à comparaître afin d’expliquer pourquoi la société n’a pas ordonné à sa filiale de se présenter devant la justice. Dow Chemical, affichant le même mépris arrogant pour la justice indienne qu’Union Carbide, n’a pas daigné répondre à cette convocation. Les habitants des États-Unis et leurs représentants politiques n’accepteraient jamais la situation si les rôles étaient inversés. Si le géant pétrolier BP avait tenté de se dérober derrière l’autorité du Royaume-Uni après la marée noire dans le golfe du Mexique, on ne peut imaginer que les États-Unis – ou le Royaume-Uni, d’ailleurs – l’auraient toléré. En 2010, sept anciens collaborateurs d’Union Carbide India Ltd ont enfin été reconnus coupables d’homicide par négligence. Toutefois, les salariés indiens ont été condamnés mais les étrangers mis en cause – Union Carbide Corporation et son patron de l’époque – ont pu échapper à la justice en restant simplement hors du territoire de l’Inde. Les autorités américaines et indiennes manquent à leurs obligations envers la population de Bhopal depuis trop longtemps. Les gouvernements successifs de l’Inde ont toujours manqué de détermination à obtenir justice vis-à-vis de l’entreprise américaine et à assainir le site. Ils ont souvent paru indifférents face à la lutte courageuse – et d’une patience héroïque – que mènent les victimes pour obtenir justice. Le président Obama doit de toute urgence obliger Union Carbide à se présenter devant le tribunal indien, et le Premier ministre Modi doit s’efforcer avec détermination d’obtenir une indemnisation satisfaisante et équitable pour toutes les victimes. En septembre, Messieurs Modi et Obama ont publié une déclaration conjointe affirmant que les liens entre les États-Unis et l’Inde prennent racine dans leur désir commun de justice et d’égalité. Il n’y a ni justice, ni égalité lorsqu’une société américaine peut échapper à l’obligation de rendre des comptes pour la mort de milliers de personnes en Inde.