Élections au Kenya. Inquiétude et plaies ouvertes alors que les victimes de 2007-2008 retournent aux urnes

À quelques heures d’élections qui s’annoncent très serrées, les Kenyans vivant dans les régions qui ont connu des violences électorales sont inquiets. Les personnes ayant survécu aux précédents épisodes de violences électorales attendent toujours que justice soit faite, alors que les causes profondes des violences électorales demeurent. Il y a 10 ans, aux lendemains des élections générales, la ville d’Eldoret subissait l’une des pires violences électorales de 2007. Abdullahi Halakhe, chercheur sur l’Afrique de l’Est à Amnesty International, s’est rendu dans la ville d’Eldoret à l’approche des prochaines élections. Il a rencontré des rescapés des violences post-électorales de 2007-2008.

Lorsqu’un athlète kenyan décroche une médaille olympique, il se peut bien qu’il ou elle soit originaire d’Eldoret, dans le comté d’Uasin Gishu, dans la Vallée du Rift. Eldoret a produit plus de médaillés olympiques que tout le reste du pays réuni.

Situé à une altitude 2 100 mètres au-dessus du niveau de la mer, Eldoret est surnommée le « berceau des champions ». C’est aussi un centre d’entraînement en altitude très populaire auprès des athlètes kenyans et internationaux.

Tombe de l'une des personnes tuées dans l'église de Kiambaa. © Amnesty International
Tombe de l’une des personnes tuées dans l’église de Kiambaa. © Amnesty International

Mais il y a 10 ans, ce cœur agricole pittoresque faisait les gros titres de l’actualité internationale, non pas pour les prouesses de ses athlètes, mais à cause des violences post-électorales.

Au cours de l’épisode le plus choquant survenu le Jour de l’An 2008, des dizaines de personnes, dont des enfants, ont été brûlées vives dans une église. Elles avaient cherché refuge dans l’église de Kiambaa après avoir fui l’exploitation agricole de Kimuri située à trois kilomètres, à la suite de heurts entre partisans de l’opposition et ceux du président sortant. La plupart des victimes étaient des Kikuyus, qui habitaient dans une région peuplée en majorité par des Kalenjins, qui considèrent le nord de la Vallée du Rift comme leur terre ancestrale.

À l’origine de ces violences, leur soutien présumé à l’un ou l’autre des candidats présidentiels. Les Kalenjins soutenaient en majorité Raila Odinga, qui se présentait sous la bannière du Mouvement démocratique orange (ODM), et les Kikuyus soutenaient en majorité Mwai Kibaki du Parti de l’unité nationale (PNU).

La commission électorale avait déclaré Mwai Kibaki vainqueur après un processus de dépouillement et de décompte des résultats de l’élection présidentielle exceptionnellement long. Mwai Kibaki avait été investi en dépit des protestations de l’opposition et malgré de vives préoccupations quant à la validité du dépouillement et du décompte des voix.

Au cours des violences post-électorales qui s’en sont suivies, plus de 1 300 personnes ont été tuées et plus d’un demi-million ont été déplacées dans le pays. Des personnes et des groupes alliés au PNU et à l’ODM ainsi que des membres des services de sécurité ont commis des crimes contre l’humanité. La Cour pénale internationale (CPI) a inculpé six personnes, y compris le président Uhuru Kenyatta et son vice-président William Ruto et quatre autres personnes. Les poursuites contre William Ruto et Uhuru Kenyatta ont été finalement abandonnées en raison de ce que la CPI a qualifié de manipulation de témoins. 

  • Nouvelle politique, vieilles inquiétudes

En 2017, comme en 2013, le président sortant Uhuru Kenyatta et son vice-président William Ruto (originaire d’Eldoret) sont candidats à l’élection présidentielle pour le parti Jubilee.

Les élections des gouverneurs âprement disputées mettent aux prises le candidat sortant Jackson Mandago, qui se présente sous les couleurs du Jubilee, avec Bundotich Zedekiah Kiprop dit « Buzeki », qui se présente comme candidat indépendant. Jackson Mandago appartient au sous-groupe des Nandi Kalenjins, majoritaires dans la région, alors que Buzeki est issu du sous-groupe des Keiyo Kalenjins.

Philip Kimunya montre les traces des brûlures dont il a été victime lorsqu'il s'est échappé de l'église de Kiamba en flammes à Eldoret en 2007. ©Amnesty International
Philip Kimunya montre les traces des brûlures dont il a été victime lorsqu’il s’est échappé de l’église de Kiamba en flammes à Eldoret en 2007. ©Amnesty International

À l’approche des élections générales du 8 août 2017, les personnes touchées par les violences post-électorales de 2007-2008 sont inquiètes.

Philip Kimunya, âgé aujourd’hui de 26 ans, a échappé de justesse à l’incendie de l’église de Kiambaa. Incapable de voir à cause de la fumée d’un matelas en feu, il est sorti à tâtons du brasier. Ses brûlures lui ont laissé des cicatrices aux mains et aux jambes.

Il confie que si ses jambes et ses mains ont guéri, il porte toujours des cicatrices dans son cœur, car la réconciliation entre les rescapés et les auteurs des violences post-électorales de 2007-2008 n’a pas encore eu lieu. Même s’il estime peu probable une répétition de ces violences, pour lui le calme qui règne actuellement à Kiambaa n’est pas le signe d’une paix durable.

Joseph Mungai, un homme d’âge mûr, dit connaître l’identité de ceux qui ont frappé à mort son oncle : « Ce sont nos voisins, nous fréquentons la même église et nous avons fait du sport ensemble à l’école ».

Si le processus et les résultats contestés de l’élection présidentielle de 2007 ont déclenché les violences post-électorales, ils n’en sont pas la cause première. Ces violences ont été l’expression d’un problème structurel qui couvait depuis longtemps – la terre.

En raison de leurs revendications non satisfaites au sujet de la dépossession de leurs terres durant la colonisation et au moment de l’indépendance, les Kalenjins considèrent les Kikuyus comme des « envahisseurs » venus s’emparer de leur terre ancestrale ; une culture du « eux » et « nous » que les hommes politiques continuent d’exploiter pour gagner des voix.

David Kiragu, un paysan kikuyu qui a acheté un terrain à Kiambaa en 1969, six ans après l’indépendance du Kenya, s’interroge : « Comment puis-je être un envahisseur alors que j’ai acheté cette parcelle en 1969 ? ».

Les Kikuyus ne sont pas les seuls à s’inquiéter. Les Luos et les Luhyas qui soutiennent majoritairement le candidat de l’opposition Raila Odinga, de la Super Alliance nationale (NASA), craignent d’être pris pour cible en cas de violences de la part des partisans du Jubilee : ils soutiennent le candidat de la NASA dans une région majoritairement acquise au Jubilee. Certains ont commencé à se rapprocher de quartiers plus cosmopolites d’Eldoret, le chef-lieu du comté.

Elijah Muchiri, un résident de Kiambaa, estime que pour dissiper ces craintes le gouvernement devrait déployer un nombre suffisant de policiers pour assurer la sécurité et permettre aux électeurs d’exercer leur droit de vote. Ces policiers devraient également intervenir le plus rapidement possible en cas de violence électorale. Étant donné l’implication des services de sécurité dans les violences post-électorales de 2007-2008, la police doit aussi être appelée à agir en toute indépendance et dans les limites de la loi et de la Constitution durant la période électorale.