Tunisie. La nouvelle loi contre la spéculation menace la liberté d’expression

La nouvelle loi promulguée par le président Kaïs Saïed dans le cadre de ce qu’il a décrit comme une campagne contre les spéculateurs sur les marchandises représente une menace sérieuse pour la liberté d’expression, a déclaré Amnesty International le 24 mars 2022. Le décret-loi 2022-14, entré en vigueur le 21 mars 2022, contient des dispositions formulées en termes vagues qui pourraient donner lieu à des peines de prison comprises entre 10 années et la perpétuité y compris pour avoir débattu publiquement de l’économie.

Ce décret-loi criminalise la diffusion délibérée de « nouvelles ou d’informations fausses ou inexactes », qui pousseraient les consommateurs à ne pas acheter des produits ou perturberaient l’approvisionnement du marché, engendrant ainsi une hausse des prix. Si les actes visant à influencer les marchés par le biais de moyens frauduleux sont des motifs légitimes de préoccupation, les lois de grande portée comme le décret-loi 2022-14 ouvrent la voie à des poursuites iniques et abusives.

La Tunisie fait face à des pénuries accrues de denrées, notamment d’aliments de base comme les céréales et le sucre. L’acheminement des denrées alimentaires est encore plus sous pression depuis la guerre qui fait rage en Ukraine, pays d’où la Tunisie importe la majeure partie de son blé.

« La Tunisie souffre déjà d’une crise économique et financière depuis longtemps. Il est plus important que jamais que les citoyen·ne·s dans le pays soient libres de discuter et de débattre des questions qui les touchent, notamment la sécurité alimentaire et l’acheminement des marchandises, sans craindre des poursuites », a déclaré Amna Guellali, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Au lieu de chercher à criminaliser ceux qui s’expriment librement sur l’approvisionnement des denrées, les autorités devraient redoubler d’efforts pour diffuser des informations fiables, accessibles et dignes de confiance, ce qui est le meilleur moyen de contrer la désinformation et de protéger les droits humains. »

L’article 19 du Pacte international relative aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel la Tunisie est partie, garantit le droit à la liberté d’expression. Si les gouvernements peuvent restreindre ce doit pour protéger des intérêts publics précis, ces restrictions doivent être fixées par une loi formulée avec une précision suffisante pour permettre aux individus de réguler leur conduite en conséquence et doivent être manifestement nécessaires et proportionnées au but recherché.

La prohibition générale de la diffusion d’informations en vertu de concepts vagues et ambigus, tels que la propagation de nouvelles fausses ou inexactes, ne répond pas à cette exigence et est donc incompatible avec le droit international relatif aux droits humains. Ces mesures mettent en péril le droit à la liberté d’expression et n’entrent pas dans la catégorie des moyens les moins restrictifs pour parvenir à l’objectif visé.

« Le décret-loi 2022-14 risque d’engendrer un effet dissuasif qui empêchera les gens de débattre ouvertement de l’acheminement des vivres et de la sécurité alimentaire, par crainte de représailles. Ce nouveau texte s’inscrit dans le cadre d’une série de coups portés aux droits fondamentaux depuis que le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement en juillet dernier et a commencé à concentrer les pouvoirs dans l’exécutif », a déclaré Amna Guellali.

Le décret-loi 2022-14 risque d’engendrer un effet dissuasif qui empêchera les gens de débattre ouvertement de l’acheminement des vivres et de la sécurité alimentaire, par crainte de représailles.

Amna Guellali, Amnesty International

Complément d’information

L’article 2 du décret-loi 2022-14 énonce que ses dispositions s’appliquent aux personnes engagées dans des activités économiques. L’article 17 prévoit des peines de prison allant de 10 ans à la perpétuité, en fonction des circonstances, pour les actes définis comme des actes de spéculation sur les marchandises.

Le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et évincé le chef du gouvernement de l’époque, Hichem Mechichi, invoquant les pouvoirs d’exception qui, selon ses dires, lui sont conférés par la Constitution tunisienne. Il a depuis suspendu la majeure partie de la Constitution et s’est octroyé le droit exclusif de légiférer par décrets.

Le 12 février, le président Kaïs Saïed a sapé l’indépendance de la justice en s’octroyant de vastes pouvoirs lui permettant d’intervenir dans la nomination et la carrière des juges et des procureurs, et de lancer des procédures de révocation à leur encontre.