La toute première élection présidentielle en Libye, dont le premier tour devait avoir lieu le 24 décembre, a été reportée, faute de validation par les autorités de la liste des candidat·e·s éligibles, ce qui montre la nécessité de lutter contre les innombrables violations des droits humains ayant caractérisé la période précédant le scrutin, a déclaré Amnesty International ce mercredi 22 décembre.
Les préparatifs de l’élection ont eu lieu dans un climat très instable, marqué par des désaccords au sujet de la législation électorale et de l’éligibilité des candidat·e·s. Dans une Déclaration publique détaillée publiée ce jour, Amnesty International souligne que des groupes armés et des milices ont à maintes reprises réprimé les voix dissidentes, restreint l’espace dévolu à la société civile et attaqué des responsables électoraux à l’approche du scrutin désormais reporté.
« Il est quasiment impossible d’établir un environnement électoral sans violence ni intimidation alors que les groupes armés et les milices non seulement bénéficient d’une impunité généralisée, mais font partie intégrante des institutions de l’État et qu’il n’existe aucun contrôle permettant d’écarter les responsables de crimes de droit international », a déclaré Diana Eltahawy, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Pour qu’une élection puisse se dérouler à l’abri de toute contrainte, le gouvernement d’unité nationale et les Forces armées arabes libyennes doivent ordonner immédiatement à tous les groupes armés et à toutes les milices opérant sous leur commandement de mettre fin aux actes de harcèlement et d’intimidation visant les responsables électoraux, les juges et le personnel chargé d’assurer la sécurité. Ils doivent également libérer toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exprimé leur opinion sur l’élection. »
Le 26 novembre, Emad al Sayeh, chef de la Haute Commission électorale nationale (HNEC), a exprimé des inquiétudes quant à la sécurité de l’élection, des hommes armés ayant attaqué et fermé de force au moins quatre de ses bureaux régionaux, perturbé la procédure d’inscription sur les listes électorales et dérobé des cartes d’électeur.
Plusieurs membres de la HNEC et du ministère de l’Intérieur chargés d’assurer la sécurité de l’élection ont également dit avoir été menacés par des membres de milices et de groupes armés. À Sebha, des hommes armés ont encerclé le tribunal de la ville dans le but manifeste d’empêcher la justice de se prononcer sur l’éligibilité d’un candidat.
Des milices et des groupes armés ont également enlevé au moins 21 manifestants, journalistes et militants dans des villes telles que Tripoli, Benghazi, Misrata, Ajdabiyah et Syrte, en raison du soutien affiché par ces personnes envers certains candidats ou des opinions qu’elles avaient exprimées au sujet du processus électoral.
À Syrte, des hommes armés liés à l’Agence de sûreté intérieure, elle-même liée aux Forces armées arabes libyennes (FAAL), un groupe armé contrôlant une grande partie de l’est et du sud de la Libye, ont arrêté au moins 13 hommes, dont des journalistes, pour leur participation présumée, le 14 novembre, à un rassemblement organisé pour soutenir la candidature de Seif al Islam Kadhafi. Les hommes appréhendés ont été libérés cinq jours plus tard.
Laila Ben Khalifa et Heneda al Mahdi, les deux femmes ayant présenté leur candidature à la présidentielle, ont également dénoncé des moqueries sur Internet et des actes de harcèlement sexiste à leur encontre.
« Pour que toute élection puisse avoir lieu, les autorités libyennes et celles qui contrôlent de fait le territoire doivent veiller à ce que tous les candidat·e·s, électeurs et électrices, militant·e·s et personnalités politiques soient protégés contre la violence, les menaces et les arrestations arbitraires. Elles doivent également protéger les femmes contre les attaques fondées sur le genre et veiller à ce que les acteurs et actrices de la société civile puissent exprimer leur opinion et prendre part au processus électoral sans craindre des représailles », a déclaré Diana Eltahawy.
Un climat fortement polarisé a terni le processus électoral
La Libye est divisée entre des groupes politiques rivaux qui se disputent le contrôle du pays depuis 2014. L’élection reportée s’inscrivait dans le cadre du processus de paix parrainé par l’ONU après la décennie de chaos et de conflit qui a suivi la chute de Mouammar Kadhafi, en 2011.
En mars, le nouveau gouvernement transitoire d’unité nationale (GNU) a commencé à préparer le pays à l’élection présidentielle prévue en décembre. Depuis lors, le GNU lutte pour garder le pouvoir, les FAAL contrôlant de vastes étendues du pays sur fond de divisions politiques persistantes.
Sur les 96 personnes qui se sont portées candidates à l’élection présidentielle, 25 ont dans un premier temps été rejetées par la HNEC pour des condamnations antérieures, un nombre insuffisant de signatures, leur double nationalité ou leur condition physique insuffisante.
La candidature de trois des favoris – Khalifa Haftar, Saif al Islam Kadhafi et Abdelhamid Dbeiba – a été contestée devant les tribunaux et continue à susciter une vive opposition.
Saif al Islam Kadhafi, fils de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, a été autorisé par les tribunaux à se porter candidat, bien qu’il fasse l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, en raison du rôle qu’il a joué dans la répression des manifestations contre son père en 2011. Amnesty International a demandé à maintes reprises qu’il soit remis à la CPI.
Khalifa Haftar, dont les forces, les FAAL, ont tenté de s’emparer de Tripoli et de l’ouest de la Libye pendant une offensive d’un an déjouée en juin 2020, a également été déclaré éligible par les tribunaux. Amnesty International et d’autres ont réuni de très nombreuses informations sur les crimes de droit international, dont des crimes de guerre, commis par les FAAL et les groupes armés qui leur sont alliés. Il existe des motifs raisonnables d’enquêter pour déterminer si, en sa qualité de commandant des FAAL, Khalifa Haftar s’est abstenu de prévenir et de sanctionner les crimes commis par les forces sous son commandement.
La candidature d’Abdelhamid Debibah, Premier ministre du GNU, a également été contestée en vain devant les tribunaux. Amnesty International a rassemblé des informations sur les crimes de droit international perpétrés par les forces du GNU – en particulier contre des personnes migrantes et réfugiées – alors qu’il était en fonction. Le GNU a continué à nommer des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de droit international.
« Pour les autorités libyennes, le report de l’élection doit être l’occasion de rompre le cycle de l’impunité et de veiller à ce que les personnes soupçonnées de crimes de droit international soient exclues des postes qui leur permettraient de commettre de nouvelles violations, d’interférer dans le déroulement des enquêtes ou de bénéficier d’une immunité », a déclaré Diana Eltahawy.
Contexte
Le chef de la commission parlementaire chargée du suivi de l’élection présidentielle a reconnu aujourd’hui, dans un message adressé au président du Parlement, l’impossibilité de tenir l’élection à la date prévue, le 24 décembre.
La HNEC a ensuite publié un communiqué, indiquant que l’incapacité à résoudre les différends concernant l’éligibilité des candidats et le cadre électoral avait entraîné des retards dans les préparatifs du scrutin. Elle a également préconisé le report du premier tour de l’élection présidentielle au 24 janvier et a appelé la Chambre des représentants à lever les entraves au processus électoral.
Le 21 décembre, la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL) s’est dite préoccupée par la mobilisation d’éléments armés dans la capitale.