Cuba, Prisonniers/prisonnières d’opinion

Cuba. Amnesty International attribue le statut de prisonnier·ère d’opinion à de nouvelles personnes dans un climat de répression des manifestations

À la suite de manifestations pacifiques qui ont eu lieu un peu partout dans le pays, les autorités cubaines, dirigées par le président Miguel Díaz-Canel ont intensifié la politique de répression menée depuis plusieurs dizaines d’années, qui incrimine la participation à des manifestations pacifiques. Elles ont multiplié les incarcérations et les actes de maltraitance contre des Cubain·e·s de tous horizons qui avaient simplement exprimé leur opinion, a déclaré Amnesty International aujourd’hui, après avoir attribué le statut de prisonnier·ère d’opinion à six personnes incarcérées ces derniers mois.

« En réaction aux manifestations du 11 juillet, les autorités cubaines ont appliqué les mêmes mécanismes de contrôle qu’elles ont utilisés pendant des décennies pour s’en prendre aux personnes qui pensent autrement, mais de façon bien plus intensive que ces 20 dernières années. Elles ont adopté de nouvelles tactiques, notamment le recours à des coupures d’Internet et à la censure en ligne pour contrôler la population et dissimuler les graves violations des droits humains qu’elles ont commises », a expliqué Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.

« Nous avons nommé six personnes prisonnier·ère·s d’opinion. Il s’agit d’un geste symbolique pour les centaines d’autres qui méritent probablement la même désignation. Nous demandons leur libération immédiate et sans condition. Les violations systématiques des droits humains sur lesquelles nous avons recueilli des informations ces dernières semaines laissent entrevoir une politique de répression accrue destinée à reprendre le contrôle et rétablir la culture de la peur que ce 11 juillet avait écornée. »

Ce jour-là, des milliers de personnes sont descendues dans la rue afin de protester pacifiquement au sujet de l’économie, de la pénurie de médicaments, de la réaction du gouvernement à la pandémie de COVID-19, et des restrictions draconiennes limitant la liberté d’expression et de réunion pacifique. Cette manifestation a été l’une des plus grandes des dernières décennies. Les autorités ont réagi en arrêtant et en poursuivant en justice à différents degrés presque toutes les personnes identifiées comme ayant participé aux manifestations.

Amnesty International a demandé la libération immédiate et sans condition des centaines de personnes toujours détenues pour avoir manifesté ce jour-là. L’organisation a réuni des informations sur le système de contrôle de la liberté d’expression et de réunion pacifique et sur la manière dont ce système laisse depuis des années à de multiples Cubains et Cubaines le sentiment de n’avoir pas vraiment d’autre choix que de quitter le pays. Amnesty International a également observé comment les autorités ont perfectionné leurs techniques de censure à mesure que le pays a commencé à utiliser Internet.

Amnesty International a suivi de près la situation à Cuba et s’est entretenue avec une trentaine de personnes entre le 15 juillet et le 19 août, dont des proches de personnes incarcérées, des personnes libérées, des membres d’ONG, des militant·e·s et d’autres organisations qui observent la situation. Le 5 août, l’organisation a écrit une lettre ouverte au président Miguel Díaz-Canel et à la procureure générale pour leur demander combien de personnes avaient été arrêtées le 11 juillet, où elles étaient détenues et quels étaient les faits qui leur étaient reprochés. Au moment de la publication de ce communiqué, Amnesty International n’avait reçu aucune réponse. Le laboratoire de preuves d’Amnesty International a également vérifié plus de 60 éléments d’information audiovisuels qui corroborent ces recherches.

Amnesty International a recueilli des informations sur les crimes de droit international et les graves atteintes aux droits humains qui suivent :

Prisonnières et prisonniers d’opinion

D’après une liste dressée par l’ONG Cubalex et des témoignages recueillis par Amnesty International, les autorités cubaines ont arrêté arbitrairement des centaines de personnes qui ont exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion dans le contexte des manifestations – globalement pacifiques – du 11 juillet. La majorité de ces personnes semble être poursuivie pour des motifs qui ont déjà été utilisés par le passé pour museler l’opposition, tels que les « troubles à l’ordre public », ou pour des chefs d’inculpation en contradiction avec les normes internationales, comme l’« outrage », qui vise les personnes qui critiquent le gouvernement.

L’approche par défaut du gouvernement a consisté à poursuivre presque toutes les personnes qui ont participé aux manifestations, y compris des enfants. Dès le 14 juillet, une représentante du bureau de la procureure générale et une colonelle responsable de la direction générale des enquêtes criminelles du ministère de l’Intérieur ont déclaré à la télévision d’État que des enquêtes étaient en cours afin d’établir les responsabilités individuelles dans l’organisation des manifestations et les « délits » commis durant celles-ci. La colonelle a indiqué que l’État allait chercher à découvrir qui avait organisé, encouragé, ou financé les manifestations.

En réaction aux manifestations du 11 juillet, les autorités cubaines ont appliqué les mêmes mécanismes de contrôle qu’elles ont utilisés pendant des décennies pour s’en prendre aux personnes qui pensent autrement, mais de façon bien plus intensive que ces 20 dernières années.

Erika Guevara-Rosas, directrice d’Amnesty International pour la région Amériques

Dans un article publié dans le journal progouvernemental Cubadebate et twitté par la procureure générale, au 4 août, 62 personnes avaient déjà été jugées pour des évènements liés aux manifestations du 11 juillet, notamment pour « troubles à l’ordre public », mais aussi pour « rébellion », « outrage », « incitation à commettre une infraction » et « préjudices ».

Aujourd’hui, Amnesty International a attribué le statut de prisonnier et prisonnière d’opinion à six personnes. Ce statut désigne des personnes incarcérées du fait de leurs convictions politiques, religieuses ou autres et qui n’ont ni usé de violence, ni préconisé la violence. Ces cas emblématiques ne constituent qu’une fraction du nombre total de personnes qui mériteraient sûrement cette désignation. Elles ont été choisies pour attirer l’attention sur des formes systématiques de violations commises par les autorités cubaines et sur la politique de répression déjà en place avant le tour de vis du 11 juillet. Deux de ces six personnes ont été arrêtées alors qu’elles se rendaient sur les lieux des manifestations ce jour-là. Les quatre autres ont été arrêtées plusieurs semaines auparavant, mais sont détenues pour des motifs similaires parce qu’elles ont exercé librement leur droit à la liberté d’expression et de réunion.

Amnesty International détermine l’attribution du statut de prisonnière ou prisonnier d’opinion à une personne donnée en se fondant sur les informations dont elle dispose concernant les circonstances ayant conduit à son placement en détention. Lorsqu’elle qualifie une personne de prisonnier ou prisonnière d’opinion, Amnesty International affirme que cette personne doit être libérée immédiatement et sans condition, mais l’organisation ne cautionne pas pour autant les opinions ou comportements passés ou actuels de cette personne.

Luis Manuel Otero Alcántara est artiste et membre du mouvement San Isidro, un groupe qui s’est initialement mobilisé en opposition à un décret susceptible de censurer les artistes. Il a été arrêté le 11 juillet vers 15 heures à La Havane, après avoir mis en ligne une vidéo dans laquelle il déclarait qu’il allait participer aux manifestations. Il semble qu’il soit détenu à la prison de Guanajay, mais on ignore quelles charges sont retenues contre lui. Amnesty International l’avait déjà désigné comme prisonnier d’opinion à trois reprises.

José Daniel Ferrer García est militant et dirigeant de l’Union patriotique de Cuba, un groupe d’opposition non officiel. Il a déjà été victime de menaces et d’actes de harcèlement par le passé et emprisonné uniquement pour avoir exercé pacifiquement ses droits fondamentaux, raison pour laquelle Amnesty International lui avait déjà attribué le statut de prisonnier d’opinion. Le 11 juillet, José Daniel Ferrer García a tenté de participer aux manifestations à Santiago de Cuba avec son fils. Il est sorti de chez lui et il est passé devant les membres des services de la sûreté de l’État qui le surveillent constamment, mais ce sont d’autres responsables de l’application des lois qui l’ont arrêté, quelques mètres plus loin. Son fils est la dernière personne à l’avoir vu lorsqu’ils ont été appréhendés ensemble. Depuis, la localisation de José Daniel Ferrer García n’a pas été dévoilée officiellement et les autorités n’ont pas autorisé sa famille à le voir ni à communiquer avec lui. Amnesty International estime que la dissimulation du lieu où il se trouve constitue une disparition forcée au titre de l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, à laquelle Cuba est partie.

Esteban Rodríguez est journaliste indépendant pour ADN Cuba. Il a été arrêté le 30 avril dans la rue Obispo, à La Habana Vieja, avec 12 autres personnes avec lesquelles il manifestait en soutien à l’artiste cubain Luis Manuel Otero Alcántara, qui faisait alors une grève de la faim sous stricte surveillance policière devant chez lui. Diagnostiqué positif au COVID-19 en juin, Esteban Rodríguez est maintenant détenu à la prison Combinado del Este et poursuivi pour « rébellion » et « troubles à l’ordre public ».

Thais Mailén Franco Benítez est militante pour les droits humains et participait elle aussi à la manifestation pacifique de la rue Obispo le 30 avril. Elle est également inculpée de « rébellion » et « troubles à l’ordre public ». Après avoir été hospitalisée sous surveillance pour une chute en détention, elle se trouve maintenant à la prison d’El Guatao, à La Havane, où sa famille craint qu’elle ne reçoive pas de traitement médical adapté.

Maykel Castillo Pérez, connu sous son nom de scène Maykel Osorbo, est un musicien cubain et militant pour les droits humains. Il est l’un des auteurs de la chanson « Patria y Vida », qui critique le gouvernement cubain et a été adoptée comme hymne des manifestations. Le 4 avril 2021, Maykel Castillo Pérez marchait à La Havane quand des policiers l’ont interpelé et l’ont interrogé. Ils ont tenté de l’arrêter avant de renoncer face à la réaction de passantes et passants, qui considéraient cette action injuste. Le 18 mai, des membres de services de sécurité l’ont arrêté chez lui. Il est détenu à la prison provinciale de Pinar del Río et poursuivi pour « tentative de violences », « rébellion », « évasion de prisonniers et détenus » et « troubles à l’ordre public ».

Nous avons nommé six personnes prisonniers et prisonnières d’opinion. Il s’agit d’un geste symbolique pour les centaines d’autres qui méritent probablement la même désignation. Nous demandons leur libération immédiate et sans condition.

Erika Guevara-Rosas, directrice d’Amnesty International pour la région Amériques

Hamlet Lavastida est graphiste et rentrait à Cuba après une résidence d’artiste à Berlin. Le 26 juin, après l’avoir détenu dans un centre de quarantaine obligatoire, les autorités l’ont conduit à la prison de Villa Marista. Il est poursuivi pour « incitation à commettre une infraction » parce qu’il aurait proposé dans une conversation privée sur un système de messagerie instantanée de réaliser une performance artistique qui, finalement, n’a jamais eu lieu.

Surveillance et assignation à domicile

La surveillance physique est une autre des tactiques utilisées par les autorités cubaines pour contrôler étroitement les mouvements des militantes et militants et des journalistes indépendant·e·s. Des membres des forces de sécurité se postent de façon permanente devant le domicile de certaines personnes et menacent de les arrêter si elles sortent, ce qui peut s’apparenter à une assignation à domicile. Cette tendance a été constatée par Amnesty International en décembre 2020, lorsqu’à la suite d’une manifestation inhabituelle devant le ministère de la Culture, le 27 novembre, les forces de sécurité ont soumis une dizaine de membres du mouvement San Isidro à une surveillance terriblement stricte pendant deux semaines en les arrêtant s’ils ou elles quittaient leur domicile.

Cette pratique a également été appliquée après les manifestations du 11 juillet. Le Laboratoire de preuves et le Service de vérification numérique d’Amnesty International ont collecté, vérifié et géolocalisé 54 vidéos montrant la surveillance de quatre militant·e·s et journalistes indépendant·e·s, dont Héctor Luis Valdés Cocho, Luz Escobar et Iliana Hernández, filmées entre le 11 juillet et le 12 août. Ces vidéos montrent des policiers et policières en uniforme et en civil posté·e·s devant le domicile de ces personnes et intervenant parfois lorsqu’elles tentent de sortir.

Héctor Luis Valdés Cocho a déclaré à Amnesty International que son domicile avait été surveillé et qu’il n’avait pas pu sortir pendant 16 jours à la suite des manifestations du 11 juillet. La journaliste indépendante Luz Escobar a affirmé que son domicile avait été placé sous surveillance pendant environ deux semaines après le 11 juillet et que, de manière générale, elle était surveillée beaucoup plus souvent depuis les manifestations de novembre 2020. « En tant que journaliste, cela me pose beaucoup de problèmes, a-t-elle expliqué. La surveillance m’empêche de sortir de chez moi. » Entre cette vigilance et les coupures d’Internet, il est très difficile pour elle de mener à bien son travail de journaliste.

Comme d’autres journalistes indépendants, Iliana Hernández n’a pas pu quitter son domicile le 11 juillet pour participer aux manifestations. L’analyse des vidéos qu’elle a filmées devant chez elle montre des policiers et policières postés sur toutes les rues qui mènent à son domicile entre le 11 juillet et le 8 août.

Iliana a déclaré à Amnesty International que depuis le 11 juillet, au moins cinq membres de la police étaient postés devant chez elle 24 heures sur 24. « Si je sors, ils m’enlèveront, me laisseront quelque part dans une voiture de police, feront toute une scène en disant qu’ils me colleront un procès […]. Puis, ils retireront soi-disant leur accusation [et] me ramèneront chez moi », a-t-elle affirmé à Amnesty International. Iliana a déjà été poursuivie pour différentes charges, mais aucun tribunal n’a ordonné son assignation à domicile, ce qui fait que la surveillance dont elle fait l’objet et la détention à laquelle elle s’expose si elle sort de chez elle sont arbitraires.

Les autorités cubaines limitent également les mouvements en ordonnant officiellement des assignations à domicile. Après les manifestations du 11 juillet, qui ont eu lieu partout sur l’île, de nombreuses personnes libérées de prison ont déclaré à Amnesty International que les autorités avaient assorti leur libération de la condition qu’elles ne quittent pas leur domicile, sans les informer clairement d’une éventuelle instance en cours. Ce genre d’assignation à domicile (dite « reclusión domiciliaria ») est une mesure conservatoire prévue par la loi cubaine, selon laquelle la personne poursuivie ne peut quitter son domicile sans autorisation du tribunal, sauf pour travailler, pour étudier ou pour des raisons de santé. C’est parfois le parquet ou un tribunal qui en donne l’ordre. Cependant, dans les cas mentionnés, si la personne est poursuivie pour des infractions résultant de l’exercice de ses droits humains, Amnesty International estime que son assignation à domicile constitue une forme de détention arbitraire et demande sa libération immédiate.

Avant le 11 juillet, le recours à l’assignation à domicile dans l’attente du procès était déjà une tactique habituelle. Mary Karla Ares González, l’une des nombreuses personnes placées en détention pour avoir manifesté dans la rue Obispo en avril, a été libérée de prison sous condition d’assignation à résidence. Au 11 août, elle était assignée à résidence depuis environ 75 jours et aucune date n’avait encore été fixée pour son procès. Elle a parfois été autorisée à rendre visite à des proches, mais elle a dû changer complètement de mode de vie et a cessé de sortir faire de l’exercice ou des courses. « Je me sens enfermée comme quand j’étais en prison, voire plus », a-t-elle déclaré à Amnesty International.

Violations des procédures légales et détention au secret

À la suite des arrestations massives du 11 juillet, des proches de personnes incarcérées et des personnes détenues puis libérées ont signalé un grand nombre de violations du droit à une procédure régulière et de détentions au secret. Le bureau de la procureure générale a nié les allégations selon lesquelles des personnes incarcérées n’auraient pas eu accès à un·e avocat·e ou auraient été détenues au secret, mais les témoignages recueillis par Amnesty International indiquent le contraire.

Rolando Remedios, étudiant et militant pour les droits humains âgé de 25 ans, a été arrêté pour avoir participé aux manifestations de La Habana Vieja. Il est poursuivi pour « troubles à l’ordre public », chef d’inculpation qui, tel que défini dans la loi cubaine, est trop vague pour être conforme au droit international relatif aux droits humains et aux normes en la matière. Des photos de son arrestation violente devant le capitole ont fait le tour des médias du monde entier. Rolando Remedios a été détenu au secret jusqu’au 23 juillet, quand son père a enfin pu le voir pendant environ 15 minutes en présence des responsables de l’application des lois. Rolando Remedios a ensuite pu communiquer sporadiquement avec son avocat et sa famille. Il a été libéré le 6 août. Quelques jours plus tard, on lui a expliqué qu’il devait pointer chaque semaine auprès des autorités et que les charges pesant sur lui n’avaient pas été abandonnées.

Une femme, qui a demandé à garder l’anonymat par peur d’être à nouveau détenue, a déclaré à Amnesty International qu’elle avait manifesté pacifiquement pour la première fois le 11 juillet parce qu’en tant que mère ne recevant pas d’aide de l’État elle en avait assez de ce système et de ne pas être écoutée. Elle a déclaré avoir passé plusieurs jours en cellule avant d’être remise en liberté sous la condition de payer une amende.

Pedro*, qui a quant à lui passé plus de deux semaines en détention, a dit à Amnesty International qu’il avait été libéré en échange d’une amende environ quatre fois supérieure au salaire mensuel moyen de Cuba. Il a déclaré avoir été arrêté par des fonctionnaires en civil et ne pas avoir été autorisé à consulter un·e avocat·e pendant plus d’une semaine.

De nombreuses personnes comme Pedro* ne comprennent pas pourquoi elles ont été libérées alors que des centaines d’autres, qui ont elle aussi participé aux manifestations du 11 juillet, sont toujours en détention et que leur famille reçoit peu voire pas d’informations sur les charges retenues contre elles ou sur les raisons de leur détention.

Miriela Cruz Yanis a été arrêtée dans le contexte des manifestations du 11 juillet. Elle dit que les autorités l’ont menottée et frappée, ont refusé de lui donner accès aux médicaments dont elle a besoin pour sa maladie chronique et l’ont maintenue en prison pendant sept jours. Son fils, Dayron Fanego Cruz, âgé de 22 ans et qui, selon sa mère, souffre d’hypertension et d’asthme, est toujours en prison. Depuis son arrestation, le 13 juillet, elle n’a pu parler avec lui que brièvement à deux reprises, mais les autorités ne l’ont pas autorisée à lui rendre visite et ne lui ont donné aucune information écrite sur les charges qui pèsent contre lui. Elle pense qu’il est peut-être poursuivi pour « outrage ».

Au regard du droit international relatif aux droits humains, toutes les personnes détenues doivent avoir le droit de se faire assister par un·e avocat·e dès le début de l’information judiciaire. Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a recommandé que cette assistance soit apportée au plus tard 24 heures après l’arrestation.

Malgré cela, de nombreuses personnes libérées après avoir été arrêtées en lien avec les manifestations du 11 juillet et des proches d’autres personnes toujours en détention ont dit à Amnesty International qu’elles n’avaient pas eu accès à une assistance juridique. Selon les autorités, les personnes poursuivies peuvent, si elles le désirent, être assistées par un·e avocat·e. Dans la pratique, cependant, de nombreuses personnes qui se sont entretenues avec Amnesty International se méfiaient des avocat·e·s de la défense, qui doivent être membres de l’organisation nationale des juristes, organe étroitement contrôlé par l’État.

Les informations réunies par Amnesty International indiquent également que les personnes détenues et leurs avocat·e·s ne reçoivent pas d’informations suffisantes sur les chefs d’inculpation, ce qui entrave encore davantage la défense. Les personnes détenues ne sont pas informées rapidement et correctement de leurs droits, y compris de leur droit à consulter un·e avocat·e, ni des charges qui pèsent sur elles. Dans certains cas, des personnes ignoraient leur situation vis-à-vis de la justice même après leur libération et craignaient de pouvoir être arrêtées de nouveau à tout moment, ce qui constitue une violation flagrante des normes internationales relatives à l’équité des procès.

Le droit des détenu·e·s de communiquer avec le monde extérieur, de prévenir quelqu’un de leur détention et de recevoir des visites sont des garanties fondamentales contre les violations des droits humains, notamment contre la torture, les mauvais traitements et les disparitions forcées. Pourtant, de nombreuses familles ont dit à Amnesty International que les autorités ne leur avaient pas dit où leurs proches étaient détenu·e·s, notamment dans la semaine qui a suivi la vague d’arrestations. Amnesty International a analysé plusieurs décisions de justice au sujet de requêtes en habeas corpus qui confirment des détentions mais ne précisent pas le lieu d’incarcération, privant les familles des détenu·e·s de cette information essentielle. En tant que partie à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, Cuba doit veiller à ce que toutes les personnes détenues puissent communiquer avec leur famille, avec leur avocat·e ou avec toute autre personne de leur choix et doit tenir un registre complet et fiable de toutes les arrestations et toutes les détentions.

Amnesty International a par ailleurs reçu plusieurs témoignages indiquant que les autorités refusaient les visites aux proches en raison de restrictions liées au COVID-19. Certes, il peut être acceptable dans certaines circonstances de supprimer les contacts pour des raisons de santé publique, mais de telles mesures doivent être compensées en multipliant les autres moyens mis à disposition des détenu·e·s pour communiquer avec le monde extérieur. Les communications par téléphone, Internet, courriel, ou visioconférence peuvent par exemple être autorisées et les familles des détenu·e·s doivent pouvoir leur faire parvenir de la nourriture et d’autres produits. Cependant, rien n’indique que les autorités cubaines proposent de telles mesures.

Mauvais traitements, notamment contre les femmes

Le déploiement des forces spéciales appelées « boinas negras », de la police et des forces de sécurité pour procéder à des arrestations dans le contexte des manifestations du 11 juillet a donné lieu à de nombreux signalements de mauvais traitements, notamment contre des femmes.

Des proches de détenu·e·s et des personnes libérées depuis ont dit à Amnesty International, généralement sous couvert d’anonymat, qu’après les manifestations, les responsables de l’application des lois ont pris pour cible de jeunes personnes soupçonnées d’y avoir participé, les ont tirées du lit, parfois sans chaussures ni vêtements, et les ont conduites en prison dans des véhicules de police. De nombreuses personnes ont critiqué la surpopulation, l’humidité et l’insalubrité des prisons et le fait qu’aucune mesure de distanciation physique ou autre mesure de prévention du COVID-19 n’était prise et qu’elles n’étaient pas autorisées à prendre l’air à l’extérieur.

Iris Mariño, actrice et journaliste indépendante de Camaguey, a dit à Amnesty International qu’elle avait participé pacifiquement aux manifestations pour exiger la démocratie et le pluralisme et qu’elle avait été arrêtée seule le 11 juillet par un agent de la sûreté de l’État, accompagné de deux policiers, tous des hommes.

Pendant ses dix jours de détention, on l’a changée de cellule à plusieurs reprises. D’après son témoignage, son mari aurait passé une trentaine d’heures à la chercher dans les commissariats, car elle n’avait été autorisée à passer qu’un appel et qu’elle n’avait pas réussi à le joindre. Ce n’est que 96 heures plus tard que les autorités l’ont informée qu’elle était poursuivie pour « troubles à l’ordre public » et qu’elle pouvait consulter un·e avocat·e. À un moment, elle a passé 50 heures seule dans une cellule sordide où, a-t-elle dit, elle ne pouvait même pas voir la paume de ses mains. Cette pratique peut s’apparenter à une détention à l’isolement et un mauvais traitement.

Iris a déclaré qu’elle avait informé à plusieurs reprises les fonctionnaires de la prison des hématomes qu’elle avait sur les bras et les genoux, causés par l’agent de la sûreté de l’État au moment de son arrestation. Ce n’est qu’au dixième jour de détention que le ministère public a pris note de sa plainte pour mauvais traitement. À sa sortie de prison, les autorités lui ont dit qu’elle était assignée à domicile jusqu’à nouvel ordre et qu’elle ne pouvait sortir de chez elle que pour certaines raisons bien précises. Au 15 août, elle était toujours enfermée chez elle.

Déni et coupures d’Internet

Les autorités cubaines ont mis au point un discours subtil de déni des violations des droits humains commises dans le cadre de la répression des manifestations et imputent toute la responsabilité de la situation économique à l’embargo imposé par les États-Unis. Amnesty International demande depuis des années que le gouvernement américain lève cet embargo sans délai, mais la responsabilité de la politique de répression repose directement sur les haut·e·s dirigeant·e·s du gouvernement cubain.

Les autorités ont profité de leur monopole médiatique pour diffuser des images choisies d’actes de violence commis dans le cadre des manifestations afin de qualifier celles-ci de violentes en général. Dans une lettre adressée au secrétaire général des Nations unies, l’ambassadeur cubain Pedroso Cuesta a réfuté toutes les allégations de violations des droits humains présumément commises par les forces de l’ordre et qualifié les manifestations de « violence et […] incitation à la violence, [d’]actes de vandalisme et [d’]autres actes criminels… »

Dans une conférence de presse diffusée à la télévision publique, la procureure générale et le président de la Cour suprême ont démenti toute irrégularité procédurale ou violation du droit international relatif aux droits humains. Le président de la Cour suprême a assuré que le système judiciaire et les juges agissaient en toute indépendance et que les médias publiaient de fausses informations diffusées par « les ennemis de l’ordre institutionnel et de la révolution cubaine ».

Amnesty International demande au gouvernement de Miguel Díaz-Canel de libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux.

Erika Guevara-Rosas, directrice d’Amnesty International pour la région Amériques

Depuis le 11 juillet, les autorités ont fréquemment perturbé l’accès à Internet, en violation du droit international relatif aux droits humains. Le 11 juillet, l’ensemble du pays a subi des coupures d’Internet suivies d’une baisse de débit jusqu’au 12 juillet, selon des mesures du réseau collectées par Kentic. Depuis,les autorités ont régulièrement bloqué des applications de messagerie instantanée comme Whatsapp, Telegram et Signal. D’après un représentant de l’Observatoire ouvert des interférences de réseau (OONI), la technologie employée pour bloquer ces systèmes est de plus en plus sophistiquée, notamment depuis 2019, quand l’organisation a constaté le blocage de sites d’actualité pendant le référendum constitutionnel.

Cette censure exercée par les autorités cubaines, qui ont la mainmise sur le seul réseau de télécommunication du pays, a affecté la capacité des organisations indépendantes d’observation des droits humains, dont Amnesty International, à recueillir des informations à certains moments déterminants. Limiter les communications en temps de pandémie de COVID-19 pourrait également avoir de graves conséquences sur les droits économiques, sociaux et culturels de la population et notamment sur son droit à la santé.

« Amnesty International demande au gouvernement de Miguel Díaz-Canel de libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux. Nous réitérons la demande que nous adressons depuis longtemps aux autorités cubaines de nous laisser accéder au pays pour suivre la situation des droits humains et les procès à venir des centaines de personnes qui sont toujours en détention », a déclaré Erika Guevara Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.

Recommandations

Au vu de ce premier travail de recherche, Amnesty International formule les recommandations suivantes :

  1. Les autorités cubaines doivent libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique
  2. Les haut·e·s fonctionnaires de l’État cubain doivent immédiatement mettre fin à la politique de répression qui bafoue les droits humains et vise à maintenir une culture de la peur et à étouffer toute forme de dialogue
  3. Cuba doit immédiatement autoriser l’accès des rapporteuses spéciales des Nations unies sur la liberté d’opinion et d’expression et sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains pour recueillir des informations sur la situation des droits humains dans le pays
  4. Cuba doit immédiatement autoriser l’accès des organisations indépendantes de défense des droits humains, dont Amnesty International, pour qu’elles puissent suivre et observer les procès à venir des centaines de militant·e·s et de simples citoyen·ne·s qui se trouvent toujours en détention
  5. Les autorités cubaines doivent veiller à ce que les droits économiques, sociaux et culturels de la population soient respectés, répondre à la nécessité de celle-ci d’avoir davantage accès à de la nourriture et à des médicaments et gérer de manière effective la pandémie de COVID-19
  6. La communauté internationale doit condamner fermement les actions des autorités cubaines dans toutes les réunions diplomatiques et les forums internationaux
  7. Les autorités américaines doivent lever l’embargo économique qui pèse depuis des dizaines d’années sur Cuba et qui contribue à violer les droits économiques de la population cubaine