Serbie. Il ne peut y avoir de stabilité sans droits

Belgrade – Le week-end dernier, les journaux saluaient une nouvelle fois la participation de la nouvelle Première ministre serbe homosexuelle affichée et assumée à une marche des fiertés à Belgrade. Et il s’agit en effet en soi d’une bonne nouvelle, compte tenu des violences homophobes qui ont été observées ces dernières années.

Cette vague de gros titres flatteurs sur la Serbie, et sur Ana Brnabic, laisse penser que la Serbie est aujourd’hui un pays où les droits de manière générale sont pris au sérieux. De nombreux militants serbes ne seraient cependant pas d’accord.

Bruxelles rechigne à critiquer la Serbie pour des raisons d’ordre géopolitique, mais les militants serbes rappellent que le rôle du pays a souvent été tout sauf constructif

Steve Crawshaw

Alors que Bruxelles rechigne à critiquer la Serbie pour des raisons d’ordre géopolitique liées, entre autres, au Kosovo (la Commission européenne évoque souvent le « rôle constructif de Belgrade dans la région »), les militants serbes rappellent que le rôle du pays a souvent été tout sauf constructif. Ils pensent que la réticence de Bruxelles à critiquer le pays a des répercussions négatives pour la Serbie et la région.

Il est vrai que certaines bonnes nouvelles peuvent sembler justifier ces nouveaux rapports chaleureux, notamment l’élection de la première femme et qui plus est de la première femme lesbienne au poste de Première ministre dans un pays qui a été marqué par des violences à caractère homophobe.

Le dirigeant serbe Aleksandar Vučić, qui était Premier ministre depuis 2014 et vient d’être élu président, évoque l’adhésion à l’Union européenne comme une « priorité stratégique ».

Les guerres des Balkans semblent bien lointaines. Slobodan Milošević, chassé du pouvoir en 2000 après plus de 10 années sanglantes au pouvoir, a été déféré devant le Tribunal de La Haye et est mort en détention en 2006. Le bâtiment bombardé du ministère de la Défense trône toujours sur un des boulevards centraux de Belgrade et sert de rappel des bombardements menés par l’OTAN en 1999, mais peut sembler être un vestige archéologique. Certains électeurs serbes n’étaient, après tout, même pas nés à cette époque.

Mais une Première ministre homosexuelle (bien que ce soit une belle avancée) et le martèlement officiel des « valeurs européennes » ne signifient pas que le nouveau gouvernement de Serbie est désormais déterminé à promouvoir la tolérance, la justice et l’état de droit. Bien au contraire : les personnes qui osent exprimer des opinions dissidentes s’exposent à des problèmes bien réels et de plus en plus graves, pendant que Bruxelles et Washington ferment les yeux.

À la fin des années 1990, Aleksandar Vučić était ministre de l’Information et responsable des médias pour Slobodan Milošević. Il affirme que sa position n’est plus la même qu’à cette époque où les journalistes problématiques risquaient d’être tués. Pour reprendre les mots d’Aleksandar Vučić, « il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ».

Mais l’Association indépendante des journalistes de Serbie a recensé 69 agressions visant des journalistes au cours de l’année dernière, et ces attaques ont fortement augmenté ces dernières années. En septembre, l’Association a dénoncé le silence du gouvernement face aux nouvelles menaces de mort qu’ont reçues des journalistes travaillant pour un site d’informations indépendant. La télévision d’État et la majorité des chaînes privées affichent un soutien inconditionnel et ne critiquent que rarement, voire jamais, les politiques du gouvernement. La propriété des médias est souvent opaque et les voix dissidentes sont régulièrement diabolisées. Anita Mitić, directrice du bureau de Belgrade de l’ONG Youth Initiative for Human Rights, déclare qu’elle et ses collègues ont renoncé à signaler les menaces de mort : « La police ne nous rappelle même pas. »

Les méthodes de diabolisation des voix dissidentes sous Aleksandar Vučić ne sont pas sans rappeler celles de son ancien maître. Les lignes éditoriales pro-gouvernementales ont qualifié le site d’informations Balkan Investigative Reporting Network (BIRN) et l’organisation Crime and Corruption Reporting Network (KRIK) de « menteurs » et de « mercenaires ». Ces attaques se sont calmées ces derniers temps. Mais globalement, les pressions persistent. L’appartement de Dragana Pečo, une journaliste du KRIK, a été mis à sac le mois dernier, ce que Ljiljana Smajlović, du Centre Européen pour la liberté de la presse et des médias, a qualifié de « tentative honteuse d’intimidation ».

Afin de continuer de s’assurer les faveurs des gouvernements européens, Aleksandar Vučić et ses alliés ont souvent joué la « carte russe » : « si vous ne voulez pas de nous, la Russie oui », notamment en ce qui concerne les négociations en cours sur le statut du Kosovo. En conséquence, malgré les nombreuses inquiétudes en matière de droits humains, Bruxelles préfère largement féliciter que critiquer.

Pour les Serbes qui osent encore exprimer des opinions dissidentes, cette autocensure est au cœur du problème. La « Stabilitocratie » un nouveau terme populaire dans les Balkans, décrit un problème bien trop connu. D’après Jovo Bakić, sociologue à Belgrade : « L’UE préfère la stabilité à la démocratie ou aux droits humains. L’UE a fait son choix. Choix qui me paraît dangereux. » Dragana Žarković-Obradović, directrice du bureau de Belgrade du Balkan Investigative Reporting Network a déclaré : « Ils permettent [à Aleksandar Vučić] d’empoisonner le public, et cela se retournera contre eux. Il [leur] fait croire les pires choses et il déstabilise le pays. » Anita Mitić, de l’Initiative de la jeunesse en faveur des droits de l’homme, pense que le manque de critique peut entraîner une déstabilisation à l’avenir : « Nous sommes plus engagés dans la promotion des valeurs européennes que l’Union européenne elle-même. Le fait que je puisse risquer ma vie pour ces valeurs européennes et que l’Union européenne m’abandonne pour les besoins d’un accord me met en colère. »

Le bâtiment bombardé du ministère de la Défense trône toujours sur un des boulevards centraux de Belgrade et sert de rappel des bombardements menés par l’OTAN en 1999, mais peut sembler être un vestige archéologique

Steve Crawshaw

Tout cela n’est pourtant pas une surprise. Slobodan Milošević lui-même, l’archétype du déstabilisateur, était à une époque considéré non pas comme une partie du problème, mais comme une partie de la solution par les dirigeants occidentaux. Alors que la guerre en Bosnie commençait, Slobodan Milošević m’a un jour dit : « Je suis pour la paix ». Il a fallu que des milliers de personnes soient tuées pour que les illusions de l’Occident à propos de l’homme fort de la Serbie à cette époque soient anéanties. Il est maintenant temps d’anéantir les illusions d’aujourd’hui.

Contrairement à celui qui fut son mentor, le président Aleksandar Vučić ne déclenche pas de guerres. Mais il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit pas de choisir entre les droits humains et la stabilité : ce sont les deux revers de la même médaille, et l’état de droit est indispensable à chacun de ces revers. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer cette réalité. 

Steve Crawshaw est conseiller en chef chargé de la définition des politiques à Amnesty International et est membre de l’exécutif du Balkans Investigative Reporting Network.