Cinq ans de crise, cinq millions de réfugiés syriens

Khairunissa Dhala, chercheuse d’Amnesty International en charge des droits des réfugiés et des migrants

Le monde doit arrêter de manquer à ses obligations envers les réfugiés syriens, écrit Khairunissa Dhala, chercheuse d’Amnesty International en charge des droits des réfugiés et des migrants, juste avant l’ouverture, mercredi 30 mars, de la Réunion de haut niveau sur le partage au plan mondial des responsabilités par des voies d’admission des réfugiés syriens, organisée par le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR).

Au cours de ces cinq dernières années, la crise en Syrie a fait plus de 250 000 morts, des dizaines de milliers de disparus et plusieurs millions de déplacés à l’intérieur du pays. Elle a aussi contraint cinq millions de personnes à fuir le pays pour aller chercher refuge à l’étranger.

Malgré l’ampleur colossale de cette crise, l’aide internationale aux réfugiés, ainsi qu’aux pays voisins de la Syrie qui en accueillent la grande majorité, a été cruellement insuffisante.

La Jordanie, qui accueille 639 704 réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR – soit l’équivalent de 10 % de sa population –, est débordée. Les réfugiés syriens dans ce pays se trouvent dans une situation d’autant plus difficile que l’aide humanitaire y est limitée et les possibilités de gagner sa vie restreintes, et qu’ils commencent à avoir épuisé toutes leurs économies. La grande majorité d’entre eux vivent en dehors des camps de réfugiés, dans des zones urbaines, où ils doivent lutter pour accéder aux services essentiels, tels que les soins de santé.

En novembre 2015, j’ai rencontré Awad et sa famille à Sahab, une ville située dans la banlieue d’Amman, la capitale de la Jordanie. Awad, son épouse Fairuz, leurs huit enfants et sa mère Warde vivent entassés dans l’appartement de deux pièces qui leur sert maintenant de logement.

Cette famille est originaire d’Alep. Elle a fui sa maison en 2012 pour échapper aux bombardements intensifs des forces gouvernementales syriennes. Awad a raconté comment lui et ses proches s’étaient déplacés de village en village, logeant dans des fermes et des écoles abandonnées, toujours rattrapés par les bombes et les tirs de roquettes, qui les forçaient à reprendre la route. Un jour, au début de l’été 2013, sa fille de huit ans, Sarah, a été grièvement blessée à la jambe par une roquette tombée près d’elle alors qu’elle jouait dehors.

Awad s’est précipité à l’hôpital de campagne le plus proche, mais lui aussi avait été bombardé. Heureusement, il a trouvé un autre hôpital de campagne installé dans un sous-sol à proximité. Le médecin lui a dit que la seule solution était d’amputer la fillette. « Ils m’ont donné sa jambe, dans un sac en plastique, pour que je puisse l’enterrer. Je pleurais, je n’arrivais pas à l’enterrer, alors c’est le médecin qui l’a fait », a-t-il déclaré.

La famille a ensuite attendu que les blessures de Sarah cicatrisent avant de partir pour la Jordanie, où elle espérait que la fillette pourrait bénéficier de soins supplémentaires.

À leur arrivée en Jordanie, Awad et ses proches ont d’abord vécu à Zaatari – le deuxième plus grand camp de réfugiés au monde, qui accueille près de 80 000 réfugiés syriens. Cependant, ils ont reçu des menaces de la part de ce qu’Awad décrit comme des membres d’une « mafia » vivant dans le camp. Ces hommes ont pris la famille en grippe car elle venait d’une autre région de Syrie que la majorité des autres réfugiés. Ils ont frappé Awad et menacé de brûler le mobil-home de la famille si elle ne partait pas.

Awad a finalement dû payer un passeur pour les faire sortir du camp, lui et sa famille. Ils ne pouvaient pas quitter le camp de façon officielle car la règlementation jordanienne très stricte n’autorise les départs que dans des conditions très spécifiques.

N’étant pas passés par la procédure officielle pour quitter Zaatari, Awad et sa famille ne peuvent pas obtenir la carte délivrée par le ministère de l’Intérieur qui permet aux réfugiés vivant en dehors des camps d’accéder aux services publics.

« Les trois premiers mois qui ont suivi notre départ du camp ont été vraiment très difficiles, a raconté Awad. Nous avons réellement cru mourir. »

Ils ont survécu pendant plusieurs mois grâce à des dons privés, avant de réussir à obtenir des tickets d’alimentation du HCR. Cependant, aucun des enfants ne peut être scolarisé car ils n’ont pas les papiers nécessaires.

Malheureusement, les difficultés et les pertes subies par cette famille n’ont rien d’exceptionnel. Lors de mes visites au Liban et en Irak, j’ai entendu des témoignages similaires de réfugiés syriens sur leur difficulté à accéder aux soins médicaux et à d’autres services de base. J’ai aussi été frappée par leur force de caractère et leur détermination à ne jamais perdre l’espoir d’un avenir meilleur pour eux et leur famille.

Confrontés au manque de soutien international, les pays hôtes de la région, qui ont au départ accueilli généreusement les réfugiés syriens, sont aujourd’hui au bord de la rupture. Ils procèdent à un nombre croissant de renvois forcés illégaux, renforçant leurs contrôles aux frontières, limitant les enregistrements de réfugiés et privant ces derniers de l’accès aux services publics. Plus de 35 000 Syriens qui se sont vu refuser l’entrée en Jordanie sont bloqués depuis des mois du côté jordanien de la frontière jordano-syrienne – une zone appelée le « berm » –, dans des conditions humanitaires catastrophiques.

La situation est devenue si intenable que de nombreux Syriens préfèrent retourner en Syrie au péril de leur vie, même dans des zones où les combats continuent de faire rage.

La situation est devenue si intenable que de nombreux Syriens préfèrent retourner en Syrie au péril de leur vie, même dans des zones où les combats continuent de faire rage

Khairunissa Dhala, chercheuse d'Amnesty International en charge des droits des réfugiés et des migrants

Selon le HCR, entre mai et septembre 2015, les Syriens ont été plus nombreux à choisir de quitter la Jordanie pour retourner en Syrie qu’à arriver en Jordanie. Ceux qui repartent savent qu’il s’agit d’un aller simple : la Jordanie ne les laissera pas franchir une seconde fois la frontière.

D’autres risquent leur vie en tentant une traversée maritime périlleuse vers l’Europe ou ailleurs.

Le fait que les réfugiés syriens soient prêts à prendre tous les risques montre à quel point leur situation devient de moins en moins tenable en Jordanie et dans les autres pays d’accueil, comme le Liban, la Turquie, l’Irak et l’Égypte.

Beaucoup reste à faire pour soulager la pression sur ces pays, qui accueillent actuellement 95 % des réfugiés syriens.

Le 30 mars 2016, lors d’une réunion de haut niveau organisée à Genève sur le partage des responsabilités dans cette crise des réfugiés d’une ampleur sans précédent, les gouvernements seront invités à s’engager davantage. Il est à espérer qu’ils accueilleront un plus grand nombre de réfugiés syriens par le biais de réinstallations et d’autres voies telles que le rapprochement familial, les visas étudiants et les évacuations sanitaires.

À ce jour, les pays du globe ont promis de réinstaller seulement quelque 170 000 réfugiés syriens. Ce chiffre est pitoyablement bas. Pour éviter que la crise ne s’aggrave, Amnesty International demande que 10 % des réfugiés syriens, soit 480 000 personnes, bénéficient d’une réinstallation d’ici à la fin de 2016 – ceux qui sont considérés comme les plus vulnérables, notamment les personnes qui souffrent de graves problèmes médicaux ou qui ont été torturées, ainsi que les mineurs non accompagnés.

J’ai rencontré des réfugiés qui ont été réinstallés en Allemagne et au Royaume-Uni ; ils m’ont dit combien leur vie avait changé du tout au tout. Leurs enfants vont maintenant à l’école, eux et leur famille n’ont plus besoin de se battre pour bénéficier de soins médicaux ou d’autres services, et ils ne vivent plus dans la peur d’être arrêtés ou renvoyés en Syrie pour avoir simplement choisi de quitter un camp de réfugiés ou de vivre en dehors de ces camps.

Le contraste est frappant avec ce que vivent des familles comme celle d’Awad en Jordanie, dont la vie est un combat quotidien. Imaginez combien celle-ci pourrait changer si seulement le monde leur tendait une main secourable.

Cet article a été publié sur le site Syria Deeply.