Lors du discours inaugural qu’il a prononcé vendredi dernier, Mohammadu Buhari, le président nouvellement élu du Nigeria, a promis de « revoir de fond en comble les règles d’engagement, pour éviter que des violations des droits humains ne soient commises ». La reconnaissance on ne peut plus publique de la réalité d’un problème minimisé à de nombreuses reprises par le gouvernement précédent est certes une excellente chose, mais on ne dira jamais assez à quel point les violations des droits humains perpétrées au Nigeria sont graves. Le nouveau chef de l’État a pris cet engagement devant un public où figuraient un certain nombre de hauts gradés dont Amnesty International et plusieurs autres acteurs demandent aujourd’hui la mise en examen pour leur rôle présumé dans la mort de plus de 8 000 personnes — tuées par balle, mortes de faim, par asphyxie ou sous la torture.
Ce n’est un secret pour personne : l’intensification de la sanglante insurrection lancée depuis 2009 par Boko Haram s’est accompagnée d’une montée en brutalité de la riposte menée par l’armée nigériane. Depuis le début du conflit, Amnesty International recueille des informations et dénonce les atteintes aux droits humains perpétrées par les deux camps. Toutefois, le rapport publié aujourd’hui sous le titre « Des galons aux épaules, du sang sur les mains », va bien au-delà de nos révélations précédentes. Non seulement il donne un certain nombre de preuves incontestables de l’ampleur effroyable et de l’atrocité des crimes de guerre commis par l’armée, mais il montre également que les officiers supérieurs soit approuvaient soit fermaient les yeux sur les violations qui étaient commises.
Ce rapport se fonde sur des années de recherche et d’analyse de documents – dont un certain nombre de rapports et de correspondances militaires ayant fuité , ainsi que des entretiens avec plus de 400 victimes, témoins et hauts responsables des forces de sécurité nigérianes. Nous avons constaté que plus de 7 000 jeunes gens et adolescents étaient morts en détention militaire depuis mars 2011. Plus de 1 200 autres personnes ont été prises dans des rafles et mises à mort par l’armée depuis février 2012. En outre, les éléments dont dispose Amnesty International semblent indiquer que, dans leur immense majorité, les personnes arrêtées, placées en détention ou tuées n’étaient pas membres de Boko Haram.
Plus de 20 000 jeunes hommes et jeunes garçons, dont certains avaient à peine neuf ans, ont été arrêtés depuis 2009, souvent sur la foi du témoignage d’informateurs non identifiés, sans qu’il y ait d’autres preuves contre eux, pour être ensuite incarcérés sans enquête ni procès, dans des conditions on ne peut plus dégradantes, odieuses et inhumaines. Un détenu explique par exemple qu’en arrivant dans un centre de détention, il a été accueilli par un soldat qui lui a dit : « Bienvenue là où tu vas mourir. Bienvenue sur les lieux de ta mort. » Ils sont des milliers à ne pas avoir survécu.
Certains sont morts de faim, de soif ou de maladies qui auraient pu être évitées. D’autres ont péri asphyxiés dans des cellules mal aérées ou ont été torturés à mort, pendus à des poteaux au-dessus de brasiers, jetés au fond de puits, tués par balle ou électrocutés. Pour combattre la propagation des maladies et masquer la puanteur, les autorités ont procédé à des opérations de fumigation des cellules à l’aide de produits chimiques très agressifs. Une pratique qui est vraisemblablement à l’origine du décès de nombreux prisonniers.
Nous avons recueilli le témoignage d’un ancien détenu arrêté le 2 mai 2013 à Gwange, dans la banlieue de Maiduguri, la capitale de l’État de Borno, dans le nord-est du pays. Cet homme a été conduit, avec 121 autres personnes interpellées en même temps que lui, à la désormais tristement célèbre caserne de Giwa. Là, il a été enchaîné avec un autre détenu et placé dans une cellule d’à peu près huit mètres sur huit, en compagnie d’environ 400 personnes. « Les gens ont commencé à mourir au bout de trois jours », se souvient-il. « On ne se lave pas ; il n’y a pas de douches. On ne dort pas. » Sur les 121 hommes avec qui il avait été arrêté, seuls 11 ont survécu.
Un autre ex-détenu également arrêté à Gwange et ayant passé 15 mois à la caserne de Giwa, raconte : « À chaque fois qu’on nous privait d’eau pendant deux jours, il y avait 300 personnes qui mouraient. Parfois, on buvait de l’urine, mais il arrivait qu’on ne puisse même pas avoir d’urine. Chaque jour, quelqu’un mourait, et quand quelqu’un mourait, nous étions contents, parce que ça faisait plus de place. »
En 2013, plus de 4 700 corps en provenance de la caserne de Giwa ont été déposés dans une morgue de Maiduguri. Des chercheurs d’Amnesty International ont pu voir des corps amaigris dans plusieurs dépôts mortuaires. Un officier supérieur de l’armée nigériane a indiqué à Amnesty International que les centres de détention ne recevaient pas suffisamment d’argent pour nourrir les détenus et que les prisonniers de la caserne de Giwa étaient « délibérément affamés ».
Un certain nombre de documents militaires internes consultés grâce à des fuites indiquent sans aucune ambiguïté que la haute hiérarchie de l’armée était tenue au courant du fort taux de mortalité qui régnait parmi les détenus, via des rapports de terrain quotidiens, des courriers et des comptes rendus que les officiers responsables des opérations faisaient parvenir aux quartiers généraux de la Défense et de l’Armée. Les dirigeants militaires nigérians savaient par conséquent, ou auraient dû savoir, quelles étaient la nature et l’ampleur des crimes commis.
Pendant des années, les autorités nigérianes ont minimisé les accusations de violations des droits humains dont faisait l’objet l’armée. En octobre 2014, lors d’un séminaire sur la coopération entre autorités civiles et militaires, le président de la République de l’époque, Goodluck Jonathan, a déclaré que le gouvernement prenait très au sérieux les informations faisant état de violations des droits humains impliquant les forces de sécurité, mais que « l’examen de ces informations montrait généralement qu’elles étaient pour l’essentiel exagérées ».
Le gouvernement nigérian ne peut cependant pas nier ce qui figure dans ses propres documents militaires internes. Il ne peut pas ignorer les témoignages recueillis et les mises en garde d’officiers supérieurs qui sont de véritables lanceurs d’alerte. Et il ne peut pas nier l’existence de ces corps amaigris et mutilés entassés sur les paillasses des morgues et jetés dans des charniers.
Au vu des éléments que nous avons recueillis, Amnesty International a décidé de prendre une mesure inhabituelle, en donnant les noms de neuf hauts dirigeants de l’armée nigériane, qui devraient selon nous faire l’objet d’enquêtes pour leur responsabilité individuelle ou hiérarchique dans les crimes commis. Le nouveau gouvernent du Nigeria doit maintenant initier sans attendre des enquêtes indépendantes et impartiales sur le comportement non seulement des officiers nommés dans ce rapport, mais également de tous les responsables présumés des crimes de guerre qui y sont dénoncés, quels que soient leur grade ou leurs fonctions.
Face à un mouvement brutal, violent et ne reconnaissant aucune règle comme Boko Haram, il est d’autant plus important que les autorités du pays respectent les droits humains et se conforment à l’état de droit. Les engagements pris par le président Mohammadu Buhari lors de son investiture redonneront espoir à tous ceux qui se battent pour mettre un terme à l’impunité au Nigeria, ainsi qu’à toutes les personnes qui cherchent désespérément à savoir ce que sont devenus leurs proches. Mais on ne juge pas un homme à l’aune de ses discours. On le juge sur ses actes. Le Nigeria a la capacité d’enquêter comme il se doit sur ces crimes et les déclarations du président Mohammadu Buhari indiquent qu’il a la volonté de le faire. Il n’y a pas de temps à perdre.
Ce billet d’opinion a été initialement publié sur le site de la revue Foreign Policy