Ne laissez pas le printemps se transformer en hiver en Russie

Sergueï Nikitine, directeur du bureau d’Amnesty International à Moscou

Au lendemain du meurtre de Boris Nemtsov, il est clair à mes yeux que la Russie est en train d’entrer dans une nouvelle ère. Une ère dans laquelle il est désormais possible d’assassiner en pleine rue un leader contestataire. Une ère de permissivité. On peut avoir l’impression que le passage à cette nouvelle période s’est fait du jour au lendemain, mais cela fait pourtant des années qu’un climat d’intolérance à la dissidence se développe.

Une culture très largement répandue de l’impunité et une absence manifeste de volonté politique de retrouver et de traduire en justice toutes les personnes impliquées dans des atteintes aux droits humains ont considérablement contribué à l’établissement de ce climat. Un climat qui se développe de manière exponentielle, jour après jour, au fil de la propagande diffamatoire déversée par les médias d’État et des insultes dont sont couverts tous ceux qui ne partagent pas la ligne du Kremlin.

Au moment de sa mort, Boris Nemtsov était en train d’organiser une manifestation baptisée « Défilé du Printemps », puisqu’elle devait avoir lieu le 1er mars, premier jour du printemps en Russie. Les organisateurs, parmi lesquels un certain nombre de leaders connus de l’opposition, avaient souhaité que le défilé se déroule dans le centre de Moscou, mais ils avaient été contraints de renoncer à leur projet initial et de se contenter d’un rassemblement en périphérie de la capitale. Ils regrettaient cette décision et s’attendaient à ce que peu de gens fassent le déplacement.

Des passants ont déposé des fleurs sur le lieu près du Kremlin où Boris Nemtsov a été tué. © Amnesty International. © Amnesty International
Des passants ont déposé des fleurs sur le lieu près du Kremlin où Boris Nemtsov a été tué. © Amnesty International. © Amnesty International

Mais, en une nuit, tout a changé. Le samedi 28 février, à 4 heures du matin, j’ai reçu un courriel laconique d’un inconnu, qui m’a totalement bouleversé. Ce message disait: « Boris Nemtsov a été tué à Moscou ».  Boris, l’ancien vice-Premier ministre du gouvernement Eltsine, avait été assassiné à la veille de la manifestation qu’il avait organisée ?

C’était vrai. Pour moi, cela ne faisait aucun doute.

Malgré le refus initial des autorités de Moscou d’autoriser le défilé dans le centre de la ville, la volonté populaire l’a finalement emporté.

Cinquante mille Moscovites se sont lentement dirigés vers le pont, proche du Kremlin, sur lequel Boris était tombé, frappé de quatre balles, et se sont succédés à l’endroit où il avait été tué. Les manifestants, qui brandissaient des milliers de drapeaux russes ornés de rubans noirs, ont déposé des fleurs sur la rambarde du pont.  Partout on pouvait apercevoir des pancartes avec le portrait de Boris.

Je vois un symbole tragique dans le meurtre d’un des plus ardents défenseurs de la liberté en Russie à l’endroit où, sur ce même pont, il y a tout juste un an, sept directeurs et directrices de sections européennes d’Amnesty International avaient manifesté pour exiger le respect de la liberté de se rassembler pacifiquement.

Plusieurs directrices de sections d'Amnesty International lors d'une manifestation en faveur de la liberté de réunion pacifique en janvier 2014 à Moscou, sur le pont où Boris Nemtsov a été tué quatorze mois plus tard. © Amnesty International
Plusieurs directrices de sections d’Amnesty International lors d’une manifestation en faveur de la liberté de réunion pacifique en janvier 2014 à Moscou, sur le pont où Boris Nemtsov a été tué quatorze mois plus tard. © Amnesty International

Tous ceux et toutes celles qui partageaient les valeurs de Boris vivent une période très déprimante. L’avenir montrera si les citoyens russes sont prêts à tolérer une société où les assassins font taire les voix dissidentes.

Sergueï Nikitine, directeur du bureau d'Amnesty International à Moscou

Tous ceux et toutes celles qui partageaient les valeurs de Boris vivent une période très déprimante. L’avenir montrera si les citoyens russes sont prêts à tolérer une société où les assassins font taire les voix dissidentes. Il est cependant encourageant de voir qu’il y a encore des gens qui n’ont pas peur, des milliers d’hommes et de femmes qui ne craignent pas d’aller manifester silencieusement sur un pont, près du Kremlin, qui ne craignent pas de défendre les droits humains, en dépit des clameurs hystériques de ceux qui les accusent d’être des « agents de l’étranger », des espions et des traitres. Des gens qui ne craignent pas de dire la vérité au pouvoir, dans des blogs, des articles ou des interviews accordées aux quelques rares organes de presse encore indépendants. 

Des gens qui comprennent que le printemps cette année inaugure une saison où ceux qui osent dire ce qu’ils pensent risquent fort d’être agressés, voire d’être assassinés. Les braves sont peut-être encore une petite minorité dans cet immense pays qu’est la Russie, mais le simple fait qu’ils existent, avec leur enthousiasme, leur charisme et la foi qu’ils ont en leur cause, me permet d’espérer, alors que nous vivons une période sombre. La Russie sera un jour libre. Reste à savoir quand et à quel prix. À moins que le printemps ne cède rapidement la place à l’hiver.