Dans le quartier de Gesco, 133 fermiers ont vu leurs enclos et bassins de pisciculture démolis par les autorités le 21 février 2024 sans notification préalable et adéquate, comme l’a documenté Amnesty International.
Un terrain de près de quatre hectares leur avait été octroyé en 2011 par une société d’État pour la création d’une zone agro-pastorale. L’association des fermiers estime les pertes à environ 650 000 000 FCFA, soit environ 1 million d’euros. En novembre 2024, aucune compensation n’avait été versée, selon les fermiers, qui déplorent le manque d’informations fournies par les autorités.
À Abidjan, les opérations de démolition et d’assainissement dans plusieurs quartiers ont touché des personnes déjà marginalisées, notamment les travailleurs du secteur informel, en violation des normes internationales en matière de droits humains.
Le 21 novembre, les autorités ivoiriennes ont annoncé la suspension des expulsions à Abidjan, des solutions de relogement et un soutien aux activités génératrices de revenus, ainsi que la mise en œuvre des mesures d’accompagnement annoncées en mars 2024. Amnesty International suivra la mise en œuvre de ces engagements.
Konima Doumbia
Âgée de 38 ans, Konima Doumbia avait emprunté une somme importante pour lancer son activité. Depuis les démolitions, l’entrepreneure a tout perdu et a des difficultés à rembourser son emprunt.
« Je suis une femme entrepreneure. Cela faisait presque 3 ans que je faisais de l’élevage et de la pisciculture. Mon mari subvient aux besoins de notre famille. Je voulais faire quelque chose pour moi, pour pouvoir m’en sortir et faire ce que j’aime. C’est vrai que je ne suis pas allée à l’école mais j’ai fait une formation. Je voyais d’autres femmes qui ne sont pas non plus allées à l’école mais qui s’en sortaient, et c’était ça mon objectif. L’activité que j’avais rapportait et huit personnes travaillaient pour moi. Je n’aurais jamais imaginé que ça finisse comme ça.
Où est-ce que je vais trouver de quoi rembourser mon prêt ?
Konima Doumbia
Ce qui me traumatise, c’est que j’ai emprunté 10 millions FCFA [15 000 euros] auprès d’une banque de microfinance. Depuis la démolition de ma ferme, je fais du petit commerce. Je vends des marchandises pour pouvoir rembourser mon emprunt. Si je gagne un peu d’argent, je le donne à la banque. Quand on prend un prêt et qu’on n’arrive pas à rembourser dans les délais, les taux d’intérêt montent, montent, montent… Je souffre. Depuis les démolitions, je n’arrive plus à dormir correctement.
Si j’avais su qu’ils allaient venir démolir, je n’allais pas m’endetter et investir dans le vide ! Je n’avais aucune information sur le projet de démolition. Si au moins on nous avait laissé le temps de vendre nos animaux. Ceux qui habitaient sur le site ont dit que des gens étaient venus prendre des mesures mais qu’ils n’avaient rien dit. Et ils sont venus tout détruire. Je n’ai rien pu sauver. Mon mari me soutient moralement. Il me dit que peut-être je serai dédommagée un jour. Je n’ai rien reçu.
J’avais une petite voiture que j’ai mise en gage. Donc maintenant, je suis à pied. Si jamais je n’arrive plus à rembourser mon prêt, ils vont récupérer la voiture pour de bon. J’ai été obligée de vendre un de mes bijoux. Quand je pense à toute cette situation, je pleure. J’ai fait une dépression. Lorsqu’on a des gens autour de soi pour parler, ça peut aller, mais si on n’a personne, on peut sombrer. Où est-ce que je vais trouver de quoi rembourser mon prêt ? »
Sophie Baka
Aujourd’hui âgée de 65 ans, Sophie Baka, veuve et mère de deux enfants, s’était lancée dans l’élevage en 2017 pour préparer sa retraite. Elle employait deux personnes. Depuis la démolition de sa ferme, elle a vécu d’autres violations de ses droits humains.
« Après la démolition, quelqu’un qui vit à Gesco a bien voulu m’accueillir. Je suis restée chez cette personne quatre mois. Ensuite elle m’a dit de fabriquer un genre de cabane sur sa parcelle, où il n’y a même pas de latrines. C’est là-bas que je dors depuis cinq mois. C’est une cabane, qu’est-ce qu’il va arriver s’il pleut beaucoup ?
Le 1er septembre, les mêmes casseurs sont revenus pour nous enregistrer en prévision de nouvelles démolitions. Et le lendemain, ils sont venus casser une partie de notre site. Peut-être qu’ils vont revenir, peut-être qu’ils ne vont pas revenir. On est dans l’espoir qu’ils ne viennent pas casser nos maisons. Ils ont cassé ma ferme. S’ils cassent ma cabane encore, où vais-je aller ?
Quelques jours avant cela, le 26 août, la mairie avait convoqué une séance de travail avec les habitants. C’était la première fois depuis les démolitions. Ils nous avaient convoqués pour nous dire que les démolitions allaient reprendre. On doit casser le site pour embellir l’entrée d’Abidjan parce que selon les dires du maire, c’est vilain à voir. Un des responsables de notre association a demandé au maire ce qu’on allait devenir, nous les fermiers de Gesco Rivière. Le maire a dit que nous étions comme les vendeurs de rue installés sur les trottoirs : on les enlève car ils n’ont pas demandé la permission de venir s’installer. J’ai demandé le micro et on ne me l’a pas donné. Lors de cette réunion, j’ai vu qu’il y avait un peu de haine dans ce qu’ils étaient venus faire. À la fin de la réunion, je suis restée dans la salle à regarder dans le vide, alors que tout le monde était déjà sorti.
La porcherie et les poulaillers, c’était un gros investissement pour moi, plus de 20 millions FCFA [30 000 euros] partis en fumée.
Sophie Baka
On avait fait des petits potagers avec le fumier qui rendaient service aux gens qui n’avaient rien à manger et qui passaient par là. Donc le mal a été fait à beaucoup de personnes [avec ces démolitions], y compris ces passants. Peut-être que maintenant ils n’ont plus rien à manger.
Actuellement, je me débrouille en vendant des escargots au marché. Il y a deux semaines, ils ont pris nos marchandises durant la nuit. Ils les ont volées en quelque sorte. Nous étions nombreuses à laisser nos marchandises là-bas, couvertes de pagnes. Ils sont venus me créer une autre perte. Je dois de l’argent, environ 200 000 FCFA [300 euros], à la femme qui m’a donné les escargots à crédit. Qu’est-ce que je vais lui donner pour la rembourser ?
Je suis obligée de tenir. La nuit, je réfléchis beaucoup. La porcherie et les poulaillers, c’était un gros investissement pour moi, plus de 20 millions FCFA [30 000 euros] partis en fumée. L’élevage rapportait beaucoup. C’était plus rentable que mon activité au marché. Je payais mes employés, je me nourrissais, je me soignais. J’ai du diabète. J’ai arrêté mon suivi médical en février car je n’ai pas d’argent. Peut-être que Dieu va me rappeler à lui. Ou bien il va me permettre de vivre.
Je faisais de l’élevage pour pouvoir un jour m’acheter une petite maison et vivre heureuse mes derniers jours. Voilà que tout est brisé. Financièrement je souffre, moralement je souffre. Je n’aurais jamais imaginé cela. Je n’ai pas envie de dire aux gens que je suis en train de souffrir.
Si seulement le maire pouvait nous dire des choses réconfortantes. Je me dis qu’un jour il va nous appeler pour nous donner un peu d’espoir. Moi j’ai besoin de consolation. »
Guillaume Ballé Zilé
Guillaume Ballé Zilé, 43 ans et père de 4 enfants, est le président de l’association des fermier·e·s et travaillait comme formateur au sein de l’association. Lui-même fermier, il avait investi 14,8 millions FCFA [22 700 euros] sur fonds propres dans sa ferme. Depuis les démolitions, faute de pouvoir payer son loyer, il a quitté Abidjan.
« Les gens ne veulent pas nous recevoir, ils ne veulent pas nous reconnaître. On a écrit au président de la République, à plusieurs ministères et quelques ONG… Le ministère des ressources animales nous a reçus. Ils nous ont demandé de fournir des documents, on les a fournis, puisqu’on a un procès-verbal de constat d’huissier. Cela fait trois à quatre mois, et depuis lors rien ne s’est passé. On a contacté le district autonome d’Abidjan, ils ne nous ouvrent même pas la porte. Le maire de Yopougon a dit qu’il ne nous prenait pas en compte, qu’il n’avait pas d’information sur notre situation. Le Bureau International du Travail a recommandé que nous contactions un syndicat qui nous aidera à soumettre nos revendications.
Depuis les démolitions, j’ai quitté Abidjan, je suis allé à la campagne pour reprendre les cultures maraîchères. Ce n’est vraiment pas facile pour moi. Je n’ai même pas les moyens d’acheter les semences.
Les démolitions m’ont fait un choc. Je louais une maison, ma famille et moi vivions tous ensemble. Après ce qui s’est passé, je ne pouvais plus payer le loyer. J’ai envoyé les enfants chez leurs grand-mères. J’ai une cousine qui est enseignante, donc elle a pu faciliter la scolarisation des enfants.
Si on pouvait au moins nous considérer, et considérer nos activités. Parce qu’à voir cette brutalité-là, on se dit qu’on est peut-être des sous-hommes dans ce pays.
Guillaume Ballé Zilé
Sur le site, il y avait la SCB (Société de Culture Bananière) et la Sodefor (Société de développement des forêts). On nous a mis en confiance, ils nous disaient souvent de ne pas nous inquiéter, de continuer à travailler et à investir… Il n’y avait pas d’accord écrit. On leur a demandé des papiers, ils nous ont dit que c’était une forêt classée, ils nous ont présenté un décret. Ils ont dit, ‘si on doit vous déguerpir un jour, on va vous informer avec un délai raisonnable.’
Quand c’est arrivé, moi et mes deux fils aînés étions à la ferme. Le bulldozer est venu… J’ai voulu négocier au moins cinq jours pour qu’on puisse évacuer les animaux. Ils m’ont demandé si notre association était légalement constituée. Quand je me suis approché pour leur montrer le journal officiel, l’un d’eux m’a bousculé et je suis tombé. Mes enfants ont vu ça et ça m’a humilié. J’ai un peu pleuré. Une foule de gens est venue pour voler les animaux. Ils nous ont empêchés de filmer la scène.
S’ils nous avaient informés, ne serait-ce que deux ou trois jours avant, même une journée, on allait évacuer ! J’ai fait partir mes enfants tout de suite après, pour qu’ils ne sentent pas que j’étais traumatisé.
J’ai fait un BTS [brevet de technicien supérieur] en élevage et agriculture, donc c’est dans ce domaine que je voulais vraiment évoluer. Si on pouvait au moins nous considérer, et considérer nos activités. Parce qu’à voir cette brutalité-là, on se dit qu’on est peut-être des sous-hommes dans ce pays. On avait quand même diminué une partie du chômage, avec tous les employés qu’on avait. Qu’ils essaient de respecter notre corporation. Si on a un [nouveau] site et les moyens financiers pour pouvoir reprendre, ce serait l’idéal. L’essentiel est d’être en activité. Même manger est devenu difficile. »