« J’ai perdu un œil […] mais ce qui m’a sauvé la vie, c’est l’amour »

Leidy Cadena, étudiante colombienne en sciences politiques, manifestait dans le centre de Bogotá le 28 avril 2021, lorsqu’elle a été atteinte à l’œil par une balle en caoutchouc tirée par un policier. Leidy a perdu son œil dans cette attaque et son cas est devenu emblématique dans tout le pays.

Elle a été la première personne en Colombie à perdre un œil à cause d’agissements de la police lors de la grève nationale cette année-là. Après avoir été blessée, elle a porté plainte auprès de la police, a été questionnée au moins 10 fois sur ce qui s’était passé et a reçu des menaces sur les réseaux sociaux, qui l’ont au bout du compte forcée à quitter son pays.

Cette jeune femme de 24 ans raconte ci-après ce qui lui est arrivé, comment elle a reconstruit sa vie et pourquoi elle n’a pas peur de continuer à manifester.

Je suis allée à ma première manifestation en 2016. C’était contre la tauromachie à Bogotá. Peu de temps après la manifestation, les corridas ont pris fin dans la ville. Ça avait marché !

Pour moi, protester était vraiment important et j’avais l’impression que c’était ma responsabilité de participer. C’était une manière de faire bouger les choses. C’est pourquoi j’ai commencé à étudier les sciences politiques.

Juste avant la pandémie de Covid-19, la police a tué Dylan Cruz lors d’une manifestation. Les gens étaient en colère. Lorsque les choses sont revenues à la normale après la pandémie, les prix ont commencé à augmenter, les gens n’avaient pas de travail. Il y a eu une grande crise économique en Colombie, et la population a recommencé à descendre dans la rue.

Là où je vivais, les gens n’avaient rien à manger. Sebastián, mon compagnon, et moi, étudiant·e·s, avons dû payer des frais de scolarité alors que notre éducation aurait dû être gratuite. C’est ce qui nous a poussés à aller manifester en 2021.

Leidy Natalia Cadena Torres a été atteinte à l’œil par une balle en caoutchouc tirée par un policier, en Colombie, quand elle avait 22 ans.

Je me souviens m’être levée tôt le 28 avril. J’ai fait quelques vidéos sur Instagram, pour dire aux gens de venir manifester avec nous, puis je me suis rendue chez Sebastián à vélo et nous sommes sortis – nous n’avions pas de plan défini, nous voulions juste manifester. Il pleuvait. Nous avons retrouvé des amis et nous sommes allés à la Plaza de Bolívar, où les gens se rassemblent généralement.

Il y avait du monde, alors nous avons laissé nos vélos dans le parc.

La police a commencé à utiliser du gaz lacrymogène

Alors que nous manifestions pacifiquement, en chantant et en scandant des slogans, la police a commencé à utiliser du gaz lacrymogène. Les gens se sont mis à courir, j’ai dit : « Calmez-vous, marchons et ne courons pas. » À ce moment-là, j’étais près de l’endroit où je travaillais – nous pensions que ce serait plus calme. J’avais juste besoin de traverser un pont pour y arriver, mais la police répandait du gaz lacrymogène, empêchant les gens de traverser. J’ai dit à mes amis : « Mettons les mains en l’air et traversons calmement – ils ne nous attaqueront pas. » Mais alors que nous traversions, un policier a commencé à nous crier dessus et à nous insulter.

Je leur ai dit qu’on ne faisait que passer. Nous voulions rentrer chez nous, mais il fallait récupérer nos vélos. Un policier nous a dit qu’il était trop dangereux de repartir vers nos vélos – il aurait donc été préférable de contourner le quartier.

C’est à ce moment-là que j’ai été agressée.

Je me suis arrêtée un instant, avec Sebastián, et mes amis Camilo et Karina, une journaliste de guerre chilienne qui couvrait la manifestation. Un des amis de Sebastián a essayé de demander si nous pouvions sortir de la rue et la police a commencé à dire des choses horribles. Il a essayé de s’éloigner, mais ils l’ont attrapé et l’ont frappé.

Le policier nous a dit avec grossièreté : « Vous ne devriez pas être ici. » J’étais près de lui et je lui ai dit : « Nous n’avons rien fait. » Puis boum, tout est devenu noir.

J’ai mis mes mains sur mon visage et j’ai senti quelque chose d’humide. J’ai appelé Sebastián en hurlant. Il est arrivé et m’a attrapé les bras. Je n’y voyais rien. Il m’a dit de rester calme, que tout irait bien. Mais j’avais l’impression que mon œil était sorti de son orbite.

J’ai pris une photo avec mon téléphone portable, mais à ce moment-là, je ne voyais rien. Sebastián m’a lâché les bras et est parti. J’ai appris plus tard qu’il était allé relever le numéro d’identification du policier qui m’avait attaquée – c’était important afin de l’identifier.

Je savais que j’avais perdu la vue dans un œil

Dans l’ambulance, je sentais l’inquiétude de Sebastián. Il pouvait voir à quel point ma blessure était grave. Je savais que j’avais perdu la vue dans un œil.

J’ai essayé de rester calme. Sebastián m’a dit que nous allions chez le médecin et que tout irait bien.

Quand nous sommes arrivés à l’hôpital, le docteur m’a dit que mon globe oculaire avait explosé, parce que j’avais été frappée directement à l’œil avec un objet contondant.

Mon premier appel a été à ma mère, pour lui dire ce qui s’était passé. Pendant que j’étais à l’hôpital, mes amis m’appelaient pour me dire que des gens qui avaient assisté aux manifestations étaient victimes de disparition forcée. Ils m’ont dit de rendre public ce qui m’était arrivé. J’ai donc fait un direct depuis une page appelée Primera Linea Col. J’ai dit qu’un policier m’avait agressée, et j’ai raconté mon histoire. Ce live a été partagé par de nombreuses personnes, notamment des influenceur·euse·s et des actrices et acteurs, dont Julián Román. Vers 2 heures du matin, cinq millions de personnes avaient partagé ce que j’avais posté. Dans le même temps, mes comptes Facebook et Instagram ont été fermés. J’ai essayé de communiquer avec Instagram, mais personne n’a jamais répondu. J’ai de la chance que ce soit seulement mes plateformes de réseaux sociaux qui aient disparu – et pas moi.

Il s’agissait de violences policières

Après avoir quitté l’hôpital, j’ai fini par trouver un avocat. La police m’a rencontrée à son bureau pour que je dépose ma plainte. Les policiers ont continué à essayer de m’interrompre pendant mon témoignage et à un moment, ils m’ont dit de porter plainte pour dommages corporels, plutôt que contre des violences policières. Mon avocat et moi avons tous les deux dit : « Non, il s’agissait de violences policières et d’un abus de pouvoir. » Mais ils ont refusé de nous écouter. Après cela, j’ai été interrogée sur ce qui s’est passé au moins 10 fois par différents services de police.

Tout au long de mon rétablissement, j’ai eu de la gratitude pour ma famille, ainsi que celle de Sebastián. Ma mère travaillait de nuit, mais elle s’inquiétait pour moi, alors elle a demandé à Sebastián de venir vivre avec nous. Une voisine a cependant commencé à remarquer différentes voitures devant ma maison. J’ai essayé de ne pas me laisser affecter, mais finalement je me suis installée avec Sebastián. Peu après, ma mère m’a appelée en pleurant. Quelqu’un avait répandu une poudre par la porte. Cette substance a commencé à brûler le tapis pendant que ma famille était à la maison.

C’est à ce moment que j’ai compris que je devais quitter la Colombie. J’ai contacté Amnesty International et je leur ai tout dit. Je n’avais pas de passeport, alors Amnesty m’a aidée à en obtenir un. Puis j’ai vendu mes affaires et je suis partie pour la Norvège, avec Sebastián et ma mère. Quand je suis arrivée en Norvège, j’ai été placée dans un centre de détention, mais Amnesty était là pour me soutenir et m’aider à communiquer.

Retrouver mes marques

Après deux ans d’absence, je me sens enfin à l’aise en Norvège – je vois certaines des possibilités qui s’offrent à moi en dehors de la Colombie. Je peux parler librement et m’impliquer dans le militantisme. J’apprends le norvégien et je travaille à temps partiel dans une école maternelle, ce que j’adore.

Au début, je voulais rentrer à la maison et améliorer les choses. Mais je vois bien que ma vie est en Norvège maintenant – c’est pourquoi j’ai décidé d’amener mes chats. J’apprends la langue et j’ai accepté que c’est mieux pour moi d’être ici, pour des raisons de sécurité.

Même si nous sommes seuls dans cette ville, je commence à apprécier les petites joies – mes chats me rendent heureuse, je peux voyager et voir des choses nouvelles. J’ai récemment rencontré ma nièce pour la première fois, alors pouvoir la voir et être témoin de ses premiers pas m’a motivée à créer un monde meilleur pour elle.

Leidy Cadena, avec son partenaire Sebastián, avec qui elle vit désormais en Norvège.

Quant à la Colombie, il n’y a pas autant de manifestations en ce moment. Il y a beaucoup de jeunes en prison, des gens sont victimes de disparition forcée et à ce jour, plus de 100 personnes ont subi des blessures aux yeux. Les gens ont peur de manifester, mais je sais qu’ils se concentrent sur la justice et sur la responsabilisation du gouvernement. De même, les gouvernements de pays tels que les États-Unis et le Brésil, qui autorisent la vente d’armes dites à létalité réduite aux forces de sécurité colombiennes doivent également être amenées à rendre des comptes. Placer ces armes entre les mains de forces de sécurité abusives expose les personnes au risque d’être torturées et mutilées – comme je l’ai été.

Malgré ma blessure, je reste passionnée par l’action militante. Manifester est le meilleur moyen de se rassembler et de montrer au monde que l’on n’est pas d’accord avec quelque chose. C’est notre droit de sortir dans la rue, de prendre le contrôle de l’espace public et de dire : « Je ne suis pas d’accord avec ça. » Je n’ai de haine pour personne. Après tout, ce qui m’a sauvé la vie, c’est l’amour. L’amour des gens autour de moi. C’est quelque chose que je veux voir plus souvent. Tout le monde fait des erreurs, mais si nous pouvons nous rassembler pour former des communautés, nous respecter et nous aimer, le monde peut s’améliorer.

Regardez la nouvelle vidéo d’Amnesty présentant Leidy Cadena

Amnesty International appelle les gouvernements à soutenir l’adoption d’un traité pour réglementer les ventes de matériel de maintien de l’ordre, afin que celui-ci ne se retrouve pas aux mains de forces de police qui commettent des violations. Ce qui est arrivé à Leidy ne devrait pas arriver à d’autres personnes. Tout le monde devrait pouvoir manifester pacifiquement en toute sécurité, sans avoir peur.