Violations des droits humains dans la région anglophone du Nord-Ouest du Cameroun

Le dernier rapport d’Amnesty International sur le Cameroun documente les crimes relevant du droit national et les violations des droits humains – y compris les homicides illégaux, les meurtres, les violences sexuelles et les enlèvements – commis par les forces de défense et de sécurité camerounaises, les milices et les séparatistes armés dans la région anglophone du Nord-Ouest ces dernières années. Les militants et les autres personnes qui dénoncent ce qui se passe ont fait l’objet de représailles de la part des autorités et des séparatistes armés.

Dans ce contexte, divers États partenaires du Cameroun ont poursuivi leur coopération militaire et la fourniture de matériel militaire au pays sans informer sur les mesures d’atténuation mises en place pour s’assurer que leur assistance ne contribue pas à de graves violations des droits humains et à des crimes commis par des séparatistes armés, des forces armées et des milices dans les régions anglophones.

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CONTEXTE DE LA CRISE ANGLOPHONE

Comment cela a débuté

Fin 2016, des milliers de personnes dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun, y compris des avocats, des enseignants, des étudiants et des défenseurs des droits humains, sont descendus dans la rue pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme la marginalisation croissante des systèmes linguistiques, éducatifs et judiciaires anglophones et l’incapacité à améliorer la représentation politique anglophone. Certains manifestants ont également appelé à une plus grande autonomie ou à une sécession des régions anglophones. Les forces de sécurité ont réagi à ces manifestations, largement pacifiques, par une violence brutale – y compris des homicides illégaux – et ont arrêté des centaines de personnes, dont beaucoup sont toujours détenues arbitrairement à ce jour.

Escalade et affrontements

Fin 2017, des mouvements séparatistes ont émergé, proclamant l’indépendance des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest en tant que « République fédérale d’Ambazonie ». De violents affrontements s’en sont ensuivis entre l’armée camerounaise et les séparatistes armés, connus collectivement sous le nom d’ « Ambas » (Ambazoniens), et continuent jusqu’à ce jour. De nombreuses initiatives de paix ont échoué et la violence armée s’est enracinée.

En effet, les séparatistes armés sont toujours très actifs, malgré les pertes et les divisions en différentes factions. Ils sont présents dans toutes les régions anglophones et sont bien établis dans les zones rurales difficiles d’accès. Ils ont renforcé leur arsenal d’armes et continuent de cibler les structures étatiques, y compris en dehors des régions anglophones. Les séparatistes armés visent aussi toute personne soupçonnée de soutenir le gouvernement ou de ne pas adhérer à leur cause.  Les forces de défense et de sécurité camerounaises continuent également de mener des attaques contre les séparatistes – et contre les personnes soupçonnées de les soutenir. Il semble que ces dernières sont perçues des deux côtés comme étant « avec ou contre nous », et font ainsi face à des représailles.

Griefs de longue date et discours discriminatoires et incendiaires alimentant la violence

Au milieu des combats entre l’armée camerounaise et les séparatistes armés, les conflits fonciers de longue date entre les éleveurs peuls Mbororos et les agriculteurs d’autres groupes ethniques dans la région du Nord-Ouest alimentent également la violence armée. Les Peuls Mbororos sont perçus comme soutenant les autorités, et en tant que tels, sont particulièrement ciblés par les séparatistes armés. Certaines personnes ont utilisé la crise anglophone comme prétexte pour régler de vieux différends avec les Peuls Mbororos, et il existe de nombreux exemples de discours discriminatoires et incendiaires visant cette population, les accusant d’être des « étrangers » et appelant à leur expulsion de la région. Par ailleurs, des milices armées pro-gouvernementales, principalement composées de Peuls Mbororos, ont également commis des exactions contre la population.

LES ATROCITÉS CONTINUENT DE TOUTES PARTS

L’armée camerounaise de même que les séparatistes armés ont commis des atrocités contre la population dans la région du Nord-Ouest. L’armée camerounaise a commis de graves violations des droits humains, notamment des homicides illégaux, des violences sexuelles, des destructions d’habitations et le harcèlement et la détention de ceux qui dénoncent la crise. Les séparatistes armés ont commis des crimes graves relevant du droit interne tels que des meurtres, des enlèvements, des actes de torture et de destruction de maisons. Bien que la situation ne soit pas qualifiée de conflit armé, toutes ces atrocités restent absolument interdites par le droit camerounais et le droit international des droits humains.

ATTAQUES DE L’ARMÉE CAMEROUNAISE ET DES MILICES CONTRE LA POPULATION

Le 17 décembre 2022, des membres de l’armée camerounaise ont tué trois personnes et détruit au moins 10 maisons dans un village de la division Bui. L’incident aurait eu lieu en représailles à une attaque antérieure contre l’armée par des séparatistes armés dans la région. Un habitant du village a partagé son récit déchirant avec Amnesty International : surpris dans son sommeil par de forts bruits, il est sorti de chez lui pour voir les maisons de certains de ses voisins en flammes. Craignant pour sa propre sécurité, il a rapidement couru pour s’emparer de quelques biens. Dès qu’il est arrivé à la porte, il a vu 11 soldats, tous en uniformes militaires. Ils lui ont demandé en français : « Où sont les garçons Amba que vous hébergez dans le village ? » Quand il a répondu, honnêtement, qu’il ne savait pas où se trouvaient les séparatistes, l’un des soldats a violemment réagi, le poussant avec force et ordonnant ensuite aux autres soldats d’incendier sa maison. Un soldat, qui tenait un gallon d’essence de cinq litres, a arrosé la maison avec et y a mis le feu. 

Certains Peuls Mbororos armés ont aussi commis des actes de violence (notamment des meurtres, des incendies de maisons et de terres et le vol de bétail), parfois en collaboration avec les forces de défense et de sécurité. Par exemple, le 14 février 2020, l’armée camerounaise et des Peuls Mbororos armés ont massacré 21 personnes dont 13 enfants à Ngarbuh.

Le gouvernement a parfois annoncé des enquêtes et des poursuites pour certaines violations des droits humains commises par les forces armées, mais au-delà de l’ouverture du procès il y a plus de deux ans sur le massacre de Ngarbuh, aucune autre information n’a été publiée sur l’avancement des affaires, ce qui soulève des préoccupations quant à l’impunité de fait dans celles-ci.

Quand j’ai commencé à crier, ils ont dit : “Arrêtes de faire du bruit ou nous allons te tuer !” Je suis resté calme et quelques minutes après qu’ils aient brûlé ma maison, j’ai quitté le village à pied pour Jakiri où je suis actuellement réfugié.

Une personne déplacée venant du village de Yer

ATTAQUES DES SÉPARATISTES ARMÉS CONTRE LA POPULATION

Dans la nuit du 28 mars 2022, un horrible incident a eu lieu dans le village de Mbokop-Tanyi. Des séparatistes armés ont attaqué un campement de Peuls Mbororos, notamment une maison où dormaient une femme avec son enfant de sept ans et son bébé de six mois. Ils ont d’abord tiré sur la femme, puis ont brûlé la maison avec tous les trois à l’intérieur, les tuant tous. Le mari de la femme, qui n’était pas présent, a indiqué qu’il n’avait « jamais eu de problème ni avec Amba Boys ni avec personne dans le village » avant l’attaque. Il a déclaré à Amnesty International, désespéré : « Un de mes frères m’a appelé le lendemain matin pour me dire que les Amba Boys avaient incendié ma maison, avec deux de mes enfants et mon épouse à l’intérieur. »

VIOLS PAR L’ARMÉE CAMEROUNAISE

Le 3 septembre 2021, Monica, qui n’avait que 20 ans à l’époque, était terrifiée lorsqu’elle a vu l’armée camerounaise arriver dans son village (Ngie) et commencer à attaquer des maisons, apparemment en représailles au meurtre d’un membre de leurs troupes par des séparatistes plus tôt dans la journée. Elle a raconté à Amnesty International comment elle avait pris sa petite fille et couru se cacher dans la maison, mais les soldats ont défoncé la porte à coups de pied. Ils ont ordonné à son mari de s’allonger sur le sol et ont dit à Monica de laisser sa fille de côté. Un soldat a ensuite violé Monica. Quand son mari a tenté de la défendre, ils lui ont tiré trois balles : dans la tête, dans la poitrine et dans le ventre. Après environ une heure, ils ont emmené Monica et sa fille à l’extérieur et ont mis le feu à leur maison. Ils les ont conduites dans un camp militaire, où elles ont été détenues avec six autres femmes. La plus jeune n’avait que 12 ans. Chaque jour, ils les violaient, l’une après l’autre. Après plus de 75 jours, Monica et les autres ont été libérées lorsque l’un des soldats a accepté de les aider et a alerté son commandement de ce qu’il se passait dans le camp. Mais à ce moment-là, trois des filles étaient déjà mortes. Monica a ensuite donné naissance à des jumeaux, à la suite des viols subis.

‘Annie’ rapporte également qu’elle dînait avec ses grands-parents en 2021 lorsque des militaires camerounais ont fait irruption et abattu ses grands-parents, puis l’ont violée à plusieurs reprises.

Ils voulaient me violer. Ils l’ont fait. Un militaire m’a violée dans ma maison. Mon mari a essayé de nous défendre et ils lui ont tiré trois balles une à la tête, une dans le ventre et une à la poitrine.

Monica

HOSTILITÉ CIBLANT LES PEULS MBOROROS

Depuis 2017, plusieurs centaines de Peuls Mbororos auraient été tués dans la région du Nord-Ouest. Ils sont également la cible d’enlèvements en échange de rançons, et des séparatistes armés brûlent leurs maisons et prennent leur bétail. Par exemple, Mohamed, un éleveur Mbororo, a été informé que les Mbororos ne soutenant pas les Ambas, ils seraient chassés de la région. Il a été enlevé à quatre reprises en 2019 et torturé à la machette, avant de payer des rançons pour être libéré. Bien que les Peuls Mbororos n’aient pas nécessairement été davantage pris pour cibles par les séparatistes armés que d’autres groupes, les attaques contre eux semblent souvent être accompagnées ou alimentées par un discours discriminatoire les identifiant comme des « étrangers » qui devraient quitter les régions anglophones.

UN CLIMAT DE RÉPRESSION

Les autorités politiques et judiciaires ont réagi à cette situation par de nouvelles violations des droits humains. Les dirigeants politiques séparatistes et les membres de la société civile, y compris les journalistes, ont été jugés et condamnés par des tribunaux militaires pour des infractions liées au terrorisme, bien que les tribunaux militaires ne devraient en aucun cas avoir compétence sur les civils conformément aux normes internationales et régionales relatives aux droits humains. Des personnes accusées d’être des séparatistes armés ou de les soutenir ont parfois été arrêtées et détenues arbitrairement. Dans le même temps, très peu d’informations ont été fournies sur de véritables enquêtes sur les crimes commis par les séparatistes armés contre la population, laissant de nombreuses victimes de ces crimes sans justice. 

En effet, les griefs qui ont alimenté la crise anglophone ont sans doute été exacerbés par le traitement des personnes par la justice – impunité apparente pour les violations présumément commises par l’armée camerounaise, mais de nombreuses détentions arbitraires et procès inéquitables pour les anglophones. En effet, plus de 1 000 anglophones étaient toujours en détention à travers le pays en janvier 2022, et plusieurs dizaines de ces personnes ont manifestement été arbitrairement arrêtées, condamnées et détenues. Il s’agit notamment des personnes ayant manifesté au début de la crise, de séparatistes présumés et de militants dénonçant la situation.

Il y a également eu de nombreuses tentatives apparentes de réduire au silence des défenseurs des droits humains, des militants, des universitaires, des avocats et des journalistes qui dénoncent les atrocités commises dans le contexte de la violence armée dans les régions anglophones du Cameroun. Ceux qui dénoncent ou documentent les atrocités commises par l’une ou l’autre partie se sont souvent retrouvés détenus, harcelés et menacés de mort. 

Par exemple, le militant pour la paix Abdul Karim Ali a été placé en détention dans une base militaire en août 2022 et est détenu depuis lors, avant de se retrouver à la prison centrale de Kondengui, à Yaoundé. Parmi les accusations portées contre lui figurent les infractions d’« hostilité à la patrie », de « sécession » et de « rébellion ». Bien qu’il n’ait pas reçu de preuves à l’appui de ces accusations, il a été interrogé à plusieurs reprises sur une vidéo qu’il a faite le 9 juillet 2022 dénonçant un chef militaire camerounais, connu sous le nom de « Moja Moja », pour avoir torturé des civils. Akem Kelvin Nkwain, responsable des droits humains au Centre pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique (CHRDA), a reçu plusieurs menaces de mort de la part de séparatistes armés présumés en 2022, après avoir tweeté à propos d’un enfant tué par un engin explosif improvisé (EEI) présumément planté par des combattants séparatistes. Les messages comprenaient une image de lui-même marqué d’une croix de la mort, et les mots : « Nous vous déclarons, vous et toute votre famille, comme des traîtres et des ennemis des combattants ambazoniens. »

 

COOPÉRATION MILITAIRE

Depuis le début de la violence armée, le gouvernement camerounais a investi de manière significative dans les ressources pour l’armée. Par ailleurs, les armes des séparatistes armés deviennent de plus en plus sophistiquées. Amnesty International a démontré qu’ils étaient en possession d’armes provenant de divers pays, dont la Russie, Israël et la Belgique, ainsi que d’armes prises à l’armée camerounaise. 

Dans ce contexte de violence armée avec de multiples allégations crédibles de graves violations des droits humains, les partenaires internationaux du Cameroun, dont la France, le Royaume-Uni, la Belgique, Israël, la Croatie, la Serbie et la Russie, ont continué de coopérer avec le pays sur le plan militaire, notamment en fournissant des armes et du matériel militaire. Amnesty International souligne le risque que les équipements militaires fournis par les partenaires du Cameroun soient utilisés par les forces armées, les milices ou les séparatistes armés pour commettre des crimes dans les régions anglophones.

Que doivent faire les autorités camerounaises et leurs partenaires pour faire face à ces violations ?

Entre autres recommandations, Amnesty International appelle les autorités camerounaises à :

Enquêter sur toutes les allégations de crimes, y compris les violations des droits humains commises par leurs propres forces armées, et poursuivre les responsables dans le cadre de procès équitables ;
Veiller à ce que les personnes arrêtées dans le contexte de la crise anglophone soient rapidement traduites devant un tribunal ordinaire qui respecte les normes internationales d’équité des procès, et non devant des tribunaux militaires ;
Libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues arbitrairement ;
Protéger les journalistes, les défenseurs des droits humains et les militants qui reçoivent des menaces pour avoir documenté ou dénoncé des crimes commis dans le contexte de la violence armée dans les régions anglophones.

Amnesty International recommande également aux partenaires internationaux de :

·       Condamner les crimes commis par les forces de sécurité camerounaises, les milices et les séparatistes armés, et appeler publiquement le gouvernement camerounais à ouvrir d’urgence des enquêtes approfondies, indépendantes et impartiales sur les allégations de violations des droits humains et de crimes de droit interne commis dans le contexte de la violence armée dans les régions anglophones ;
·       Procéder à des évaluations rigoureuses et régulières des risques, à la vérification des unités militaires et au suivi après livraison pour vérifier que tous ceux qui reçoivent des armes et d’autres types d’assistance militaire opèrent en pleine conformité avec le droit international des droits humains.
Cesser immédiatement de fournir toute forme d’assistance militaire en présence de preuves crédibles de perpétration ou de facilitation de violations graves du droit international des droits humains par des unités recevant des armes de l’assistance militaire, et en l’absence de mesures efficientes pour améliorer le respect du droit international des droits humains.