Kalpana Chakma – information, désinformation, non-information

Par Chris Chapman, chercheur/conseiller d’Amnesty International chargé des droits des peuples autochtones

Cela fait 18 ans, ce mois-ci, que Kalpana Chakma a été victime d’une disparition forcée, enlevée dans sa maison de Rangamati, dans les Chittagong Hill Tracts au Bangladesh, par un groupe de membres de forces de sécurité en civil dont on présume qu’ils appartenaient à un camp militaire voisin. Personne ne l’a revue depuis. Le Premier ministre a mis sur pied une commission d’enquête judiciaire et le Département des enquêtes judiciaires a publié un rapport, mais leurs conclusions détaillées n’ont pas été rendues publiques.

Au cours de ce même mois de juin, Amena Begum, la commissaire de police du district, a laissé passer pour la onzième fois la date limite qui lui avait été imposée pour rendre un rapport sur l’avancement de l’enquête. Personne n’a été traduit en justice pour la disparition de Kalpana et sa famille n’en sait pas plus sur son sort qu’il y a 18 ans.

Qui est donc Kalpana ? Âgée de 23 ans au moment de sa disparition, elle appartenait à la communauté indigène des Chakmas, l’une des ethnies des Chittagong Hill Tracts, également appelés Paharis. Elle était secrétaire générale de la Fédération des femmes des collines, une organisation luttant pour les droits des populations indigènes des Chittagong Hill Tracts. Dans les semaines précédant sa disparition, elle participait à la campagne d’un candidat indépendant aux élections locales bénéficiant d’un large soutien auprès des groupes indigènes de la société civile.

La disparition de Kalpana et l’incapacité des autorités à élucider cet événement ont pour contexte le climat de conflits et de tensions entre les populations indigènes des Chittagong Hill Tracts et les autorités, persistant depuis l’accès du Bangladesh à l’indépendance en 1971. Les populations indigènes prennent mal l’arrivée en masse de membres de l’ethnie bengali, qui les chasse de leurs terres et risque de les rendre minoritaires dans les Chittagong Hill Tracts. Ces tensions ont donné lieu à un soulèvement mené par le Shanti Bahini, bras armé d’un des partis politiques indigènes. Selon un rapport publié l’an dernier par Amnesty International :

« À partir de 1977, l’armée bangladaise a pénétré les Chittagong Hill Tracts et des affrontements armés réguliers ont éclaté avec le Shanti Bahini. S’est ensuivie une longue période de violence et de répression des Paharis. Des membres de l’armée ont été impliqués dans des atteintes aux droits humains, allant jusqu’à des massacres, que des organisations de défense des droits humains, dont Amnesty International, ont pu faire connaître à l’échelle internationale. Parmi les nombreux éléments d’enquête recueillis par ces organisations figurent des récits détaillés de tortures et d’homicides de villageois paharis ».

Un accord de paix a été signé en 1997, mais nombre de ses dispositions n’ont pas été mises en œuvre. L’armée devait, par exemple, démanteler progressivement ses camps dans la région. Alors qu’elle affirme que 200 de ses 500 camps ont été démantelés, un parti politique indigène n’en a dénombré que 75. Selon un expert de l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones, « Des responsables militaires confirment qu’un tiers de l’armée est déployée dans la région, qui représente un dixième du territoire total du pays. Cette présence est, à tous égards, excessive, particulièrement dans un pays qui n’est engagé dans aucune guerre, vit en paix avec ses voisins et ne connaît pas de situation insurrectionnelle ».L’accord de paix prévoyait la mise au point d’un calendrier de retrait des camps militaires temporaires.

Rien n’a été fait à cet égard.

Lorsqu’elle a justifié son incapacité à faire aboutir l’enquête sur la disparition de Kalpana dans le délai récemment imparti, la commissaire de police a souligné qu’elle n’avait pas pu accomplir l’une des missions fixées par le juge : « sauver Kalpana ». Cette déclaration semble incarner ce que les militants de la société civile bangladaise définissent comme une stratégie de manœuvres dilatoires et de désinformation visant vraisemblablement à protéger des membres de l’armée accusés d’atteintes aux droits humains.

Mais le cas de Kalpana n’est pas isolé. Les populations paharis des Chittagong Hill Tracts rencontrent de nombreuses difficultés à obtenir justice. Selon un rapport de la Chittagong Hill Tracts Commission, une ONG de plaidoyer indépendante, lorsque des femmes indigènes affirment avoir été violées par des colons bengalis, les autorités font pression sur les médecins afin que ceux-ci ne signalent pas les preuves de viol dans leurs rapports médicaux, au prétexte que conclure au viol contribuerait à attiser les tensions entre les populations indigènes et les Bengalis. Dans une récente affaire de viol présumé et d’homicide d’une Chakma âgée de trente ans, Sabita Chakma, le commissaire de police concerné, alors qu’il annonçait l’absence d’arrestation, a déclaré :

« L’élection du parishad de l’upazila (conseil de sous-district) était notre priorité. Des arrestations auraient pu faire naître des tensions entre Bengalis et Paharis. Nous prenons donc notre temps ».

Toutefois, l’impunité des crimes commis envers des membres de la communauté indigène ne fait en réalité qu’alimenter la colère croissante au sein de la communauté. En début d’année, des affrontements entre membres des communautés indigènes des Chittagong Hill Tracts et Bengalis ont fait dix blessés lors d’une manifestation dénonçant le meurtre de Sabita et l’absence de toute avancée dans l’enquête. Les auteurs du rapport de la Chittagong Hill Tracts Commission ont formulé les conclusions suivantes : « L’impunité a été le principal facteur de l’augmentation du nombre d’affaires de violences sexuelles et sexistes dans les Chittagong Hill Tracts. La partialité des systèmes judiciaire, politique et administratif fait obstacle à l’accès des peuples indigènes et des minorités à l’égalité et à la justice ».

Cependant, le mystère entourant la disparition de Kalpana n’est pas absolu. Il existe une piste cruciale. Deux frères de Kalpana, Kalindi et Lal, ont été enlevés avec elle, mais sont parvenus à s’échapper. Ils ont identifié trois de leurs ravisseurs par leurs noms. De plus, la semaine dernière, le mur de désinformation (ou plutôt de non-information) dressé autour de l’affaire a été légèrement fissuré : Amena Begum, la fonctionnaire de police évoquée précédemment, a déclaré avoir interrogé l’un des suspects mais n’a rien révélé de leur échange.

Dans le cadre de la campagne Écrire pour les droits, Amnesty International a encouragé ses membres et des écoliers à écrire des lettres de soutien à la famille de Kalpana et à intervenir auprès des autorités en vue de l’ouverture d’une nouvelle enquête indépendante et approfondie et afin que les coupables soient traduits en justice. Plus de 5 000 lettres ont été recueillies puis remises à Kalindi, le frère de Kalpana, quatre jours avant le 18e anniversaire de sa disparition. En voyant les lettres, il a déclaré : « Je suis très heureux que de jeunes enfants du monde entier expriment leur sollicitude pour ma famille ; dans le même temps, ces lettres me rappellent ma sœur, dont nous ignorons toujours le sort. »