Les projets de réforme du système judiciaire du gouvernement israélien continuent de se heurter à une vive opposition. Le 12 septembre 2023, la Cour suprême israélienne (constituée en Haute Cour de justice) a commencé à examiner les requêtes contestant la première partie de la loi révisée, adoptée par la Knesset (Parlement israélien) en juillet. Depuis l’annonce de la révision début 2023, des centaines de milliers d’Israélien·ne·s ont pris part à des manifestations contre ce projet. La police israélienne a parfois réagi en usant d’une force excessive et a procédé à des dizaines d’arrestations arbitraires.
Cette réforme vise à éroder la procédure de révision judiciaire et à affaiblir les pouvoirs de contrôle de la Cour suprême israélienne. Elle a des conséquences très inquiétantes pour les droits humains, notamment pour les Palestinien·ne·s et les groupes marginalisés en Israël.
Aussi dangereux que soit ce projet, il n’en demeure pas moins que le système judiciaire israélien valide régulièrement des lois, politiques et pratiques qui contribuent à perpétuer et appliquer le système d’apartheid à l’encontre des Palestinien·ne·s – la Cour suprême a approuvé bon nombre des violations qui sous-tendent ce système.
Voici un bref aperçu de ce qui se passe, des raisons pour lesquelles la réforme pourrait aggraver la situation et pour lesquelles le système judiciaire israélien ne doit pas, malgré ses graves lacunes, être subordonné au gouvernement.
En quoi consiste le projet de réforme du gouvernement israélien ?
En janvier 2023, le ministre israélien de la Justice a annoncé un projet de réforme du système judiciaire du pays. Ce projet inclut une série d’initiatives visant à modifier la législation concernant par exemple l’indépendance judiciaire et le pouvoir de surveillance de la Cour suprême. Ce projet prévoit de :
• conférer au gouvernement israélien le pouvoir absolu de nommer les juges et les procureurs ;
• autoriser les ministères du gouvernement à nommer leurs propres conseillers juridiques ;
• empêcher la Haute Cour de Justice de réviser ou de contester les 13 Lois fondamentales d’Israël (qui ont un statut quasi-constitutionnel) ;
• limiter la capacité du système judiciaire de réviser d’autres lois et décisions gouvernementales, notamment en permettant à la Knesset d’annuler des arrêts de la Cour suprême avec un vote à la majorité simple.
Si ces dispositions sont toutes adoptées, cela entraînera la suppression totale des mécanismes de contrôle sur les actions du gouvernement israélien.
La rapporteuse spéciale de l’ONU sur l’indépendance des juges et des avocats a averti que le projet de réforme « saperait gravement l’indépendance des tribunaux en Israël, notamment de la Cour suprême ».
Certaines propositions ont-elles déjà été adoptées ?
Le 24 juillet 2023, les 64 membres de la coalition au pouvoir en Israël ont voté en faveur d’un amendement à la Loi fondamentale : Le pouvoir judiciaire. Cet amendement abolit la notion de « caractère raisonnable » comme motif de contestation des décisions du gouvernement par les tribunaux, et représente la première partie du paquet de réformes judiciaires à être adoptée.
Auparavant, les tribunaux administratifs et la Cour suprême d’Israël pouvaient réviser et invalider les décisions gouvernementales s’ils les jugeaient « déraisonnables ». En janvier 2023, la Cour suprême a statué qu’il était « déraisonnable à l’extrême » de nommer Arié Deri, président du Parti Shas, au poste de ministre, du fait de ses condamnations pénales antérieures et des conditions de sa négociation de peine de 2022.
L’amendement sur le « caractère raisonnable », qui n’est que la première étape du projet gouvernemental, prive les tribunaux israéliens d’un outil crucial pour contester les décisions arbitraires, discriminatoires, ou impliquant un conflit d’intérêt.
Les droits de qui le système judiciaire israélien protège-t-il ?
Pas les droits de tous. Il est impossible de parler de la justice israélienne sans évoquer son rôle dans l’application et le maintien du système d’apartheid à l’encontre des Palestinien·ne·s. Au fil des ans, la Cour suprême a rendu de nombreux arrêts qui ont permis au gouvernement et à l’armée d’Israël de bafouer les droits humains de cette population.
La Cour a donné son feu vert à la démolition de milliers de logements palestiniens et approuvé la destruction de villages entiers. En 2018, elle a statué que le village de Khan al Ahmar en Cisjordanie occupée pouvait être rasé pour faire place à des colonies illégales. En 2022, elle a validé la démolition de neuf villages à Masafer Yatta en Cisjordanie occupée et le transfert forcé des 1 150 Palestinien·ne·s qui y vivaient.
La Cour suprême a confirmé d’innombrables ordres de détention administrative, qui permettent de détenir des Palestinien·ne·s pendant des mois voire des années sans inculpation ni jugement. Elle a validé la politique illégale d’Israël consistant à détenir les dépouilles de Palestinien·ne·s pour les utiliser comme monnaie d’échange, ainsi qu’une loi permettant de nourrir de force les prisonniers en grève de la faim.
En 2021, la Cour suprême a confirmé la Loi de 2018 sur l’État-nation, devenue un pilier du système d’apartheid en Israël. Cette loi ancre de façon constitutionnelle l’oppression et la domination de la population palestinienne : elle définit Israël exclusivement comme « l’État-nation du peuple juif » et qualifie l’expansion des colonies de « valeur nationale » que l’État d’Israël doit promouvoir.
La Cour suprême a validé une loi qui impose des restrictions arbitraires à caractère raciste au regroupement familial des Palestinien·ne·s. Et il y a tout juste quelques semaines, elle a statué que l’armée israélienne pouvait démolir à titre punitif le logement d’un mineur placé en détention, logement situé dans Jérusalem-Est occupée, exposant ainsi toute sa famille au risque d’être déplacée.
La création de colonies israéliennes dans les territoires palestiniens occupés constitue un crime de guerre au titre de la Quatrième Convention de Genève et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. La sanction collective, telle que la démolition à titre punitif, constitue également un crime de guerre, tout comme le transfert forcé de civils dans des territoires occupés.
Comment cela s’articule-t-il avec l’apartheid ?
Les recherches d’Amnesty International montrent que les autorités israéliennes commettent systématiquement des violations flagrantes des droits humains, notamment des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, afin d’entretenir leur système d’oppression et de domination à l’encontre des Palestinien·ne·s. En déclarant que ces violations peuvent perdurer, l’appareil judiciaire israélien joue un rôle clé, car il donne un vernis de légalité aux crimes relevant du droit international et maintient et consolide ce système.
Quelles sont les répercussions de ce projet de réforme sur la population palestinienne ?
La situation actuelle est déplorable, mais le projet de réforme ne fera que l’aggraver.
La Cour suprême a parfois offert un minimum de protection aux Palestinien·ne·s et à d’autres minorités en Israël. Elle est intervenue dans certains cas pour faire échouer les tentatives du gouvernement d’interdire aux partis politiques palestiniens de se présenter aux élections parlementaires israéliennes. Des révisions judiciaires ont permis aux Palestinien·ne·s menacés d’expulsion ou de transfert forcé d’obtenir des suspensions temporaires et, dans quelques cas, la Cour suprême s’est prononcée contre les démarches du gouvernement qui bafouaient leurs droits.
Les exemples où la Cour suprême israélienne est intervenue pour protéger les droits fondamentaux des Palestinien·ne·s sont rares et espacés, et les protections accordées s’avèrent souvent incomplètes. Mais si le système judiciaire perd son pouvoir de contester les décisions du gouvernement, cette marge de protection même minime et incohérente risque fort de disparaître.
Priver les tribunaux israéliens de leurs pouvoirs de contrôle revient à laisser le champ libre aux autorités israéliennes pour commettre des crimes au regard du droit international, sans la moindre retenue.
La Cour suprême israélienne soutient-elle vraiment les droits humains ?
La Cour suprême se montre plus cohérente dans la défense des droits des juifs israéliens, en particulier ceux qui sont marginalisés, ainsi que des droits des personnes migrantes et demandeuses d’asile.
Dans certains cas, elle est intervenue pour faire progresser et protéger les droits personnes LGBTI. En 2006, elle a statué en faveur de la reconnaissance en Israël des mariages des couples de même sexe qui s’étaient unis à l’étranger. En 2002, elle a annulé des chapitres de la loi interdisant aux couples homosexuels d’avoir des enfants en faisant appel à une mère porteuse.
La Cour a également invalidé certaines politiques dangereuses ayant des répercussions sur les personnes demandeuses d’asile et migrantes. En 2013, elle a annulé une loi qui autorisait les autorités israéliennes à détenir toute personne entrée dans le pays illégalement pendant une période pouvant aller jusqu’à trois ans avant de l’expulser. Elle a aussi joué un rôle dans la protection des droits des femmes en Israël, notamment en alignant l’âge de la retraite des femmes sur celui des hommes et en déclarant illégale la ségrégation de genre dans les transports publics.
En quoi l’indépendance de la justice est-elle importante ?
La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, pierre angulaire du droit international relatif aux droits humains, énonce que chacun·e a le droit d’être jugé de manière équitable par un « tribunal indépendant et impartial ». Plusieurs traités, conventions et lignes directrices ultérieurs au niveau international soulignent l’importance de l’indépendance de la justice comme condition préalable à tout système judiciaire équitable.
Un gouvernement qui a le pouvoir de nommer des juges en fonction de leur affiliation politique ou d’annuler les arrêts de la plus haute juridiction du pays, échappe totalement à l’obligation de rendre des comptes. Il a toute latitude pour consolider son pouvoir, déchirer des lois et sanctionner ses opposant·e·s politiques, et peut adopter n’importe quelle politique arbitraire, cruelle ou même absurde.
En Israël, les craintes que l’érosion du contrôle judiciaire ne conduise à un recul des droits fondamentaux sont avivées par le programme hostile à ces droits du gouvernement en place. Le traitement réservé aux Palestinien·ne·s en est la parfaite illustration.
Depuis décembre 2022, le gouvernement israélien intensifie sa rhétorique raciste et les violations systématiques à l’égard des Palestinien·ne·s. Il a déposé un projet de loi qui introduit la peine de mort pour les « terroristes », un terme qu’il emploie presque exclusivement pour désigner des Palestinien·ne·s. Il milite en faveur d’une proposition visant à créer une « garde nationale », une milice de volontaires qui pourront exercer la force contre des civil·e·s, et intensifie ses projets d’annexion d’une plus grande partie de la Cisjordanie occupée, en violation du droit international.
Parallèlement, des ministres ont présenté plusieurs propositions inquiétantes qui menacent les droits de certains groupes parmi les plus fragiles en Israël. Un projet de loi vise à empêcher les enfants de moins de 14 ans de participer à des cours ou même à des discussions sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, et un appel a été lancé pour autoriser les médecins à refuser de soigner les personnes LGBTI.
Enfin, cette année, un projet de loi proposant d’étendre les pouvoirs des tribunaux rabbiniques exclusivement masculins, qui ont une tradition de discrimination à l’égard des femmes, a été adopté en première lecture.
Que demande Amnesty International ?
Les autorités israéliennes doivent renoncer à leur projet de réforme judiciaire. Elles doivent faire respecter les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique de tous ceux qui le contestent.
Les préoccupations légitimes des manifestant·e·s et des opposant·e·s politiques ne doivent pas occulter la souffrance des Palestinien·ne·s, ni détourner l’attention de la nécessité de démanteler le système d’apartheid israélien.
Les manifestations en Israël ont attiré l’attention des médias du monde entier et de nombreux États ont condamné les projets du gouvernement. Ce regard, bienvenu et nécessaire, contraste fortement avec la réticence de la communauté internationale à condamner le système d’apartheid israélien.
Si la communauté internationale est réellement attachée à l’état de droit et à la justice, elle doit prendre des mesures pour amener les autorités israéliennes à répondre de leurs nombreuses violations et de leurs crimes contre les Palestinien·ne·s. Elle ne doit pas accepter le statu quo, qui permet à la Cour suprême d’Israël de valider des crimes de guerre et des violations des droits humains. Au contraire, elle doit profiter de ce moment pour faire pression sur les autorités israéliennes afin qu’elles mettent un terme aux homicides illégaux de mineur·e·s palestiniens et de civil·e·s imputables à l’armée, à l’accaparement des terres via l’expansion des colonies et au blocus de la bande de Gaza.
Il ne fait aucun doute qu’Israël doit réformer son système judiciaire, mais ce processus doit s’inscrire dans le cadre du démantèlement global du système d’apartheid et du respect pour tous des normes internationales en matière de droits humains.