Les attaques militaires menées dans deux États de l’est du Myanmar constituent des sanctions collectives

  • Des attaques militaires dans l’État kayin et l’État kayah, après le coup d’État, constituent des crimes de guerre, et probablement des crimes contre l’humanité
  • Plus de 150 000 personnes déplacées, des villages entiers vidés et incendiés
  • Amnesty International a recueilli les propos de près de 100 personnes et s’est rendue dans la zone frontalière

L’armée du Myanmar s’est systématiquement rendue coupable d’atrocités de masse ces derniers mois, notamment d’homicides illégaux, d’arrestations arbitraires et de déplacements forcés de civil·e·s dans deux États de l’est du pays, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public mercredi 1er juin.

Ce rapport, intitulé “Bullets rained from the sky”: War crimes and displacement in eastern Myanmar, a établi que l’armée du Myanmar a soumis des civil·e·s karens à des sanctions collectives par le biais d’attaques aériennes et terrestres de grande ampleur, de détentions arbitraires débouchant souvent sur des actes de torture ou des exécutions extrajudiciaires, et de pillages et d’incendies systématiques de villages.

Les violences dans l’État kayin et l’État kayah ont connu une recrudescence après le coup d’État militaire de l’an dernier, et se sont intensifiées de décembre 2021 à mars 2022, faisant des centaines de morts chez les civil·e·s et déplaçant plus de 150 000 personnes.

« L’attention du monde s’est peut-être détournée du Myanmar depuis le coup d’État de l’an dernier, mais les civil·e·s continuent à payer le prix fort. Les attaques que continue à mener l’armée contre les civil·e·s dans l’est du Myanmar sont généralisées et systématiques, constituant probablement des crimes contre l’humanité », a déclaré Rawya Rageh, conseillère à Amnesty International pour les situations de crise.

« Des sonnettes d’alarme devraient retentir : les tueries, pillages et incendies actuels ont toutes les caractéristiques de sanctions collectives, tactique phare de l’armée, utilisée à de nombreuses reprises contre des minorités ethniques à travers le pays. »

Des sonnettes d’alarme devraient retentir : les tueries, pillages et incendies actuels ont toutes les caractéristiques de sanctions collectives, tactique phare de l’armée, utilisée à de nombreuses reprises contre des minorités ethniques à travers le pays

Rawya Rageh, conseillère à Amnesty International pour les situations de crise

Des flambées de violences consécutives au coup d’État

Depuis des décennies au Myanmar, des organisations ethniques armées, notamment dans les États kayin et kayah, sont engagées dans des luttes visant à obtenir plus de droits et une autonomie accrue. De fragiles cessez-le-feu en place dans ces deux États depuis 2012 se sont effondrés à la suite du coup d’État de février 2021, et de nouveaux groupes armés ont émergé. Dans le cadre de ses opérations, l’armée s’en est prise aux civil·e·s de manière impitoyable.

Certaines attaques semblent avoir directement pris pour cible des civil·e·s dans le but d’infliger des sanctions collectives aux personnes soupçonnées de soutenir un groupe armé ou le soulèvement plus large ayant fait suite au coup d’État. Dans d’autres cas, l’armée a ouvert le feu sans discernement sur des zones civiles où se trouvaient également des objectifs militaires. Les attaques directes contre des civil·e·s, les sanctions collectives et les attaques menées sans discrimination qui tuent ou blessent des civil·e·s portent atteinte au droit international humanitaire et constituent des crimes de guerre.

Pour constituer des crimes contre l’humanité, les attaques contre une population civile doivent être généralisées ou systématiques ; dans les États kayin et kayah, ces deux conditions sont remplies pour des crimes tels que le meurtre, la torture, les transferts forcés et la persécution sur la base de l’appartenance ethnique.

Map of Kayin and Kayah States, Myanmar
Carte générale du Myanmar indiquant les États kayah et kayin.

Frappes illégales

Dans le cadre de ses opérations en cours, l’armée du Myanmar a utilisé de manière répétée, en direction de zones civiles peuplées, des armes explosives ayant un large champ d’action. Des dizaines de témoins ont parlé à Amnesty International de tirs de barrage ayant duré plusieurs jours. L’organisation a recueilli des informations sur 24 attaques d’artillerie ou de mortier entre décembre 2021 et mars 2022 ayant tué ou blessé des civil·e·s, ou ayant causé la destruction de résidences civiles, d’écoles, d’établissements de santé, d’églises et de monastères.

Par exemple, le 5 mars 2022, à l’heure du dîner, l’armée a bombardé le village de Ka Law Day, dans le district de Hpapun (État kayin), tuant sept personnes, notamment une femme qui était enceinte de huit mois. Un proche parent de quatre des personnes tuées a déclaré qu’il avait dû rester toute la nuit à son domicile à regarder leurs corps sans vie, craignant d’être blessé par de nouveaux bombardements, avant de les enterrer le matin suivant.

Un grand nombre de personnes ont décrit le recours de l’armée à des avions de chasse et des hélicoptères d’attaque comme une expérience terrifiante. Des témoins ont expliqué qu’ils ne dormaient pas de la nuit, par crainte des frappes aériennes, ou qu’ils avaient fui afin de se réfugier dans des abris souterrains et des grottes.

Amnesty International a recensé huit frappes aériennes contre des villages et un camp de personnes déplacées à l’intérieur du pays, dans l’est du Myanmar au cours des trois premiers mois de 2022. Ces attaques, qui ont fait neuf morts parmi les civil·e·s et en ont blessé au moins neuf autres, ont détruit des logements civils et des bâtiments religieux. Dans presque toutes les attaques en question, seuls des civil·e·s semblent avoir été présents.

Dans un cas, le 23 février 2022 vers 18 heures, un avion de chasse a ouvert le feu sur le village de Dung Ka Mee, dans le district de Demoso (État kayah), tuant deux hommes civils et blessant plusieurs autres personnes. Amnesty International a recueilli les propos de deux témoins et d’un parent d’une des victimes, ainsi que d’un travailleur humanitaire intervenu sur place après l’attaque. Ils ont déclaré qu’il n’y avait aucun affrontement ce soir-là et que la base du groupe armé le plus proche se situait à au moins un kilomètre et demi.

Un paysan de 46 ans, résident local ayant vu l’attaque, a dit que l’aéronef militaire est passé trois fois, faisant feu avec ses canons et lançant une roquette :

« Quand cet avion de chasse est arrivé dans notre direction en piqué, je me suis trouvé comme paralysé […] Quand ils ont lancé la roquette, je me suis ressaisi et j’ai compris qu’il fallait que je coure [jusqu’à un abri souterrain] […] Nous étions choqués par la quantité de poussière et de débris qui venait vers nous […] Il y a un immeuble d’un étage […] La famille vit en haut, et en bas, il y a un magasin de téléphonie. Le bâtiment s’est effondré et il était en flammes. »

Un autre témoin, un paysan de 40 ans, a vu le corps mutilé et sans vie d’un voisin :

« On ne pouvait même pas les mettre dans un cercueil, nous les avons mis dans un sac en plastique et nous les avons enterrés. Les gens ont dû ramasser des corps déchiquetés et les mettre dans un sac. »

Ailleurs, l’armée a effectué une frappe aérienne sur le camp de personnes déplacées de Ree Khee Bu le 17 janvier 2022 vers 1 heure du matin, tuant un homme d’une cinquantaine d’années, ainsi que deux sœurs âgées de 15 et 12 ans.

On ne pouvait même pas les mettre dans un cercueil, nous les avons mis dans un sac en plastique et nous les avons enterrés. Les gens ont dû ramasser des corps déchiquetés et les mettre dans un sac

Un paysan de 40 ans, témoin d'une frappe aérienne

Exécutions extrajudiciaires

Le rapport montre que l’armée du Myanmar a soumis des civil·e·s à des arrestations arbitraires sur la base de leur appartenance ethnique ou parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir soutenu le mouvement hostile au coup d’État. Les détenu·e·s ont souvent été torturés, soumis à des disparitions forcées ou exécutés de manière extrajudiciaire.

Dans un des nombreux cas où des soldats ont procédé à des exécutions extrajudiciaires de civil·e·s qui s’étaient aventurés hors de lieux d’accueil pour personnes déplacées, afin de se procurer de la nourriture ou de récupérer des effets personnels, trois paysans du village de San Pya 6 Mile (État kayah) ont disparu en janvier 2022. Leurs corps décomposés ont été retrouvés dans des latrines à fosses environ deux semaines plus tard.

Le frère de l’une des victimes a expliqué qu’il avait identifié les trois hommes grâce à leurs habits et leur dentition. Des soldats ont tiré sur cet homme et sur d’autres personnes alors qu’ils essayaient de récupérer les corps ; ce n’est qu’un mois plus tard qu’ils ont pu revenir afin de finir de les inhumer.

Dans un cas ayant suscité une condamnation internationale, fait rare, des soldats auraient intercepté au moins 35 femmes, hommes et enfants se trouvant à bord de différents véhicules le 24 décembre 2021 près du village de Mo So, dans le district de Hpruso (État kayah), avant de les tuer et de brûler leurs dépouilles. Les médecins ayant examiné les corps auraient déclaré qu’un grand nombre des victimes avaient été ligotées et bâillonnées, et présentaient des blessures donnant à penser qu’elles avaient été tuées par balles ou à l’arme blanche.

Amnesty International soutient que cette affaire doit donner lieu à une enquête car il semble s’agir d’exécutions extrajudiciaires. Des homicides de ce genre dans le cadre de conflits armés constituent des crimes de guerre.

Des témoins ont également déclaré que des soldats ont tiré sur des civil·e·s, notamment celles et ceux qui tentaient de fuir en traversant une rivière séparant le Myanmar et la Thaïlande.

Pillages et incendies

Suivant le même schéma que de précédentes opérations militaires, des soldats ont systématiquement pillé et incendié de larges sections de villages des États kayin et kayah. Des témoins dans six villages ont déclaré que des articles tels que des bijoux, de l’argent liquide, des véhicules et du bétail leur ont été volés, avant que leurs domiciles et d’autres bâtiments ne soient brûlés.

Quatre hommes ayant quitté le village de Wari Suplai, à la frontière des États chan et kayah, ont dit avoir vu depuis des champs voisins des maisons disparaître dans les flammes après que la plupart des villageois·e·s ont fui le 18 février 2022. Ils ont déclaré à Amnesty International que les incendies ont continué pendant plusieurs jours, détruisant plus des deux-tiers des maisons de la zone.

« Ce n’est plus une maison. C’est un tas de cendre – du noir et du charbon […] Ce sont les économies de toute ma vie. Elle a été détruite en quelques minutes », a déclaré un paysan de 38 ans, père de deux jeunes enfants.

L’analyse menée par Amnesty International sur les données relatives aux incendies et les images satellite montre que des villages ont été incendiés, certains d’entre eux plusieurs fois, dans des zones de l’État kayah. La trajectoire des feux montre directement la progression des opérations militaires de village en village en février et mars 2022.

Un transfuge de la 66edivision d’infanterie légère de l’armée, qui a participé à des opérations dans l’État kayah jusqu’en octobre 2021, a déclaré à Amnesty International qu’il avait vu des soldats piller et incendier des maisons : « Ils n’ont aucune raison particulière [de brûler une maison spécifique]. Ils veulent seulement effrayer les civil·e·s afin de faire passer le message que “Voilà ce que l’on fera si vous soutenez [les combattants de la résistance]”. Une autre chose consiste à interrompre les approvisionnements et la logistique des forces de résistance locales […] [Les soldats] ont pris tout ce qu’ils pouvaient [dans le village], et puis ils ont brûlé le reste. »

Smoke billowing from Wari Suplai village, in southern Shan State, after buildings were set on fire by the Myanmar military, 18 February 2022. Well over two thirds of the houses in the village were destroyed in February; soldiers set more alight in March.

Ils n’ont aucune raison particulière [de brûler une maison spécifique]. Ils veulent seulement effrayer les civil·e·s afin de faire passer le message que “Voilà ce que l’on fera si vous soutenez [les combattants de la résistance]”. Une autre chose consiste à interrompre les approvisionnements et la logistique des forces de résistance locales […] [Les soldats] ont pris tout ce qu’ils pouvaient [dans le village], et puis ils ont brûlé le reste

Un transfuge de la 66edivision d’infanterie légère de l’armée

Ces violences ont causé le déplacement massif de plus de 150 000 personnes, notamment entre un tiers et la moitié de la population de l’État kayah. Dans certains cas, des villages entiers ont été vidés de leurs habitant·e·s ; certains civil·e·s ont parfois dû fuir à plusieurs reprises ces derniers mois.

Les personnes déplacées endurent des conditions très difficiles, sur fond d’insécurité alimentaire, de pénurie de soins de santé – notamment en ce qui concerne l’énorme impact psychosocial du conflit – et d’efforts persistants de la part de l’armée afin d’entraver l’acheminement de l’aide humanitaire. Des travailleurs humanitaires ont parlé de malnutrition accrue et de difficultés croissantes à atteindre les personnes déplacées, du fait des violences et des restrictions militaires en cours.

« Les donateurs et les organisations humanitaires doivent considérablement augmenter les aides aux civil·e·s dans l’est du Myanmar, et l’armée doit lever toutes les restrictions à l’acheminement de l’aide humanitaire », a déclaré Matt Wells, directeur adjoint du programme de réaction aux crises, chargé des questions thématiques.

« Les crimes commis par l’armée contre les civil·e·s dans l’est du Myanmar s’inscrivent dans des violations constituant des pratiques établies depuis des décennies, dans une impunité flagrante. La communauté internationale – notamment l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et les États membres des Nations unies – doit intervenir sans attendre dans cette crise qui ne cesse de s’amplifier. Le Conseil de sécurité des Nations unies doit aussi instaurer un embargo mondial total sur les armes à destination du Myanmar et saisir la Cour pénale internationale de la situation dans le pays. »

Les crimes commis par l’armée contre les civil·e·s dans l’est du Myanmar s’inscrivent dans des violations constituant des pratiques établies depuis des décennies, dans une impunité flagrante. La communauté internationale – notamment l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et les États membres des Nations unies – doit intervenir sans attendre dans cette crise qui ne cesse de s’amplifier. Le Conseil de sécurité des Nations unies doit aussi instaurer un embargo mondial total sur les armes à destination du Myanmar et saisir la Cour pénale internationale de la situation dans le pays

Matt Wells, directeur adjoint du programme de réaction aux crises, chargé des questions thématiques

Méthodologie

Le rapport s’appuie sur des recherches effectuées en mars et avril 2022, notamment deux semaines à la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar. Amnesty International a recueilli les propos de 99 personnes, en particulier des dizaines de rescapé·e·s et trois transfuges de l’armée du Myanmar.

L’organisation a aussi analysé plus de 100 photographies et vidéos en relation avec des violations des droits humains – donnant à voir des blessures, des destructions et l’utilisation d’armes -, en plus d’images satellites, de données relatives aux incendies et de données de sources en accès libre sur les vols militaires.