Kenya, Soudan du Sud. Une enquête doit être menée sur la disparition de deux détracteurs du gouvernement

La police kenyane et les autorités du Soudan du Sud doivent veiller à ce que des enquêtes efficaces, transparentes et impartiales soient menées sur la disparition forcée, à Nairobi, il y a plus de deux ans, de deux détracteurs des autorités sud-soudanaises, ont déclaré Amnesty International et Human Rights Watch le 12 février.

Le 17 janvier 2019, un tribunal kenyan a mis fin à sa supervision, depuis 24 mois, de l’enquête policière sur la disparition de Dong Samuel Luak, éminent avocat et défenseur des droits humains sud-soudanais, et  d’Aggrey Idri, membre de l’opposition politique. Ils ont été enlevés dans la rue à Nairobi les 23 et 24 janvier 2017 respectivement. Les familles avaient déposé une demande de contrôle judiciaire parce qu’elles craignaient que la police n’ait pas enquêté de façon efficace.

Ce que je crains le plus, c’est de devenir veuve. Quand j’y pense, ça me fait mal au cœur. Nous sommes soumis à des restrictions dans notre vie quotidienne et pour nos activités habituelles, et je suis devenue dépressive. Je n’ai plus autant d’espoir qu’il y a deux ans.

Aya Benjamin, l’épouse d’Aggrey Ezbon Idri

« Les familles de Dong Samuel Luak et d’Aggrey Ezbon Idri, qui vivent dans l’incertitude, attendent patiemment la vérité depuis deux ans, a déclaré Jehanne Henry, directrice adjointe du programme Afrique à Human Rights Watch. Mais cette décision, qui permet à la police de se tirer de ce mauvais pas, risque de faire sombrer dans l’oubli cette affaire, et de priver les familles de justice. »

Cette décision, qui permet à la police de se tirer de ce mauvais pas, risque de faire sombrer dans l’oubli cette affaire, et de priver les familles de justice.

Jehanne Henry, directrice adjointe du programme Afrique à Human Rights Watch

La disparition de ces deux hommes résulte, selon leurs familles et de nombreuses personnes qui suivent les affaires politiques au Soudan du Sud, d’une entente entre ce pays et le Kenya, mais les deux gouvernements ont nié détenir ces hommes et savoir où ils se trouvent.

La police kenyane n’a pas officiellement demandé d’informations au gouvernement sud-soudanais, et le gouvernement sud-soudanais n’a pas enquêté sur ces disparitions ni demandé officiellement des informations sur cette affaire au gouvernement kenyan.

Après ces disparitions forcées, les familles des deux hommes ont rapidement déposé devant la Haute Cour kenyane une demande d’ordonnance d’habeas corpus, pour obliger le gouvernement à les faire comparaître devant la justice. La Haute Cour a rejeté cette demande, au motif qu’elle ne pouvait pas établir que Dong Samuel Luak et Aggrey Ezbon Idri se trouvaient en détention, mais qu’un « enlèvement criminel commis par des personnes non identifiées » avait eu lieu et que la police devait mener une enquête exhaustive.

Or, les enquêtes de la police sont restées au point mort. Le 20 avril 2017, les familles ont demandé un contrôle judiciaire et qu’ordre soit donné à la police d’enquêter de façon plus approfondie sur la disparition des deux hommes. Au cours des mois qui ont suivi, le tribunal a constaté des lacunes dans les enquêtes menées par la police, qui s’est notamment abstenue de demander des informations aux autorités sud-soudanaises et d’interroger les témoins ainsi que le service de renseignement kenyan. Lors d’une audience qui a eu lieu le 5 février 2018, la police a déclaré qu’elle n’avait pas eu accès à certains des témoins et qu’elle ne disposait d’aucune autre piste, mais qu’elle n’allait pas clore ce dossier.

Or, le 17 janvier 2019, le tribunal a, dans une décision finale, rejeté cette demande, déclarant que la police avait agi « avec prudence et dans le respect de la loi ». Le tribunal a indiqué qu’il était tenu de respecter les méthodes de la police et son calendrier, et que les familles devaient utiliser d’autres voies de recours administratives telles que le dépôt d’une plainte auprès de l’Autorité interne de surveillance de la police. Cette décision met fin à tout contrôle judiciaire des agissements de la police dans cette affaire.

« Combien de temps cette mascarade va-t-elle encore durer alors que les familles de Dong Samuel Luak et d’Aggrey Ezbon Idri continuent de vivre dans l’angoisse et l’incertitude ? », a déclaré Joan Nyanyuki, directrice du programme Afrique de l’Est, Corne de l’Afrique et Grands Lacs à Amnesty International.

Des sources dignes de foi ont indiqué à Amnesty International et à Human Rights Watch avoir vu les deux hommes  détenus au Service de la sûreté nationale (SSN), à Djouba, au Soudan du Sud, les 25 et 26 janvier 2017. Des informations venant du Soudan du Sud indiquent que les deux hommes ont été déplacés le 27 janvier et transférés dans un lieu inconnu. Des organisations de défense des droits humains ont rassemblé des informations sur de nombreuses violations graves des droits humains  commises par des agents du SSN, notamment sur des cas de détention illégale, de mauvais traitements, de torture et de mort en détention.

D’anciens détenus ont également donné des informations confirmant que Dong Samuel Luak et Aggrey Ezbon Idri ont été détenus au Soudan du Sud en janvier 2017. Fin 2018, un ancien détenu, William Endley, a indiqué aux médias qu’il avait vu Aggrey Ezbon Idri et que d’autres avaient confirmé avoir vu Dong Samuel Luak dans la prison du quartier général du SSN. Cependant, le gouvernement sud-soudanais a gardé le silence et il n’a pas mené d’enquête au sujet de ces informations.

Si les deux hommes sont détenus par ce service, comme l’indiquent les preuves disponibles, ils risquent fortement d’être soumis à des abus, notamment à la torture, ont déclaré les deux organisations.

Dong Samuel Luak était un réfugié enregistré au Kenya, où il vivait depuis août 2013. Aggrey Ezbon Idri s’est installé au Kenya avec un visa de séjour quand la guerre a éclaté au Soudan du Sud, mi-décembre 2013, et il se trouvait en toute légalité dans le pays au moment de sa disparition. Toute approbation ou coopération des autorités kenyanes pour le retour forcé de ces hommes au Soudan du Sud constitue une violation grave des obligations internationales du Kenya. 

Ce n’est pas la première fois qu’un réfugié sud-soudanais est soumis à une disparition forcée sur le territoire kenyan, apparemment avec l’accord du gouvernement kenyan, et renvoyé illégalement au Soudan du Sud. En décembre 2017, un représentant de l’opposition politique sud-soudanais, Marko Lokidor Lochapo, a été victime d’une disparition forcée alors qu’il se trouvait dans le camp de réfugiés de Kakuma. Il a été incarcéré sans inculpation dans le centre de détention connu sous le nom de Blue House (La maison bleue), à Djouba, jusqu’au 25 octobre 2018.

En novembre 2016, le Kenya a expulsé vers le Soudan du Sud James Gatdet Dak, qui était alors le porte-parole de l’opposition politique au Soudan du Sud, ce qui a soulevé un tollé. James Gatdet Dak a par la suite été condamné à la mort par pendaison pour trahison, mais il a été gracié le 31 octobre 2018. Ce qu’il a raconté au sujet de son expulsion illégale confirme que les plus hautes autorités du Kenya et du Soudan du Sud ont collaboré à cette fin.

L’inaction du gouvernement sud-soudanais et le fait qu’il ne veuille pas enquêter sur la disparition de Dong Samuel Luak et d’Aggrey Ezbon Idri et déterminer où ils se trouvent et ce qu’il est advenu d’eux vont à l’encontre de ses obligations juridiques contraignantes, témoignent d’un mépris total à l’égard des droits fondamentaux de ces hommes et aggravent les inquiétudes de leurs familles, ont déclaré les deux organisations.

« Ce que je crains le plus, c’est de devenir veuve, a déclaré Aya Benjamin, l’épouse d’Aggrey Ezbon Idri. Quand j’y pense, ça me fait mal au cœur. Nous sommes soumis à des restrictions dans notre vie quotidienne et pour nos activités habituelles, et je suis devenue dépressive. Je n’ai plus autant d’espoir qu’il y a deux ans. »

« La disparition de Dong nous a tous ébranlés psychologiquement, en particulier ses quatre filles. Il est leur meilleur ami, a déclaré Polit James, le frère cadet de Dong. La question la plus difficile que je dois affronter, c’est “Où est papa ? Quand va-t-il rentrer à la maison ?” On les voit parfois pleurer et écrire des lettres émouvantes dans leurs cahiers. »