Union européenne. Il faut mettre fin aux transferts d’armes vers l’Égypte afin qu’ils ne puissent plus favoriser des homicides et la torture

Près de la moitié des États membres de l’Union européenne (UE) ont passé outre à la suspension décidée au niveau de l’UE des transferts d’armes vers l’Égypte, risquant ainsi de se rendre complices d’une vague d’homicides illégaux, de disparitions forcées et de torture, a déclaré Amnesty International mercredi 25 mai. 

Malgré la suspension qui a été décidée après que des centaines de manifestants eurent été tués par les forces de sécurité qui ont eu recours à une force largement excessive en août 2013, 12 des 28 États membres de l’UE ont continué de compter parmi les principaux fournisseurs d’armes et d’équipements pour le maintien de l’ordre destinés à l’Égypte. Il est à craindre que les ministres des Affaires étrangères de l’UE ne décident prochainement de supprimer cette actuelle suspension qui est déjà insuffisante. 

« Près de trois ans se sont écoulés depuis les tueries qui ont poussé l’UE à demander à ses États membres de suspendre leurs transferts d’armes vers l’Égypte, et la situation des droits humains s’est encore dégradée, a déclaré Magdalena Mughrabi, directrice par intérim du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International.

Près de trois ans se sont écoulés depuis les tueries qui ont poussé l'UE à demander à ses États membres de suspendre leurs transferts d'armes vers l'Égypte, et la situation des droits humains s'est encore dégradée.

Magdalena Mughrabi, directrice par intérim du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International.

« Les forces de sécurité continuent de mener une répression interne, et elles agissent quasiment en toute impunité. Le recours excessif à la force, les arrestations arbitraires massives, la torture et les disparitions forcées font à présent partie du mode opératoire des forces de sécurité.

« Les pays de l’UE qui transfèrent des armes et des équipements pour le maintien de l’ordre aux forces égyptiennes qui se livrent à des disparitions forcées, à la torture et à des arrestations arbitraires de façon massive, agissent de façon irresponsable et risquent de se rendre complices de ces graves violations. » 

L’UE complice de la répression

Ne serait-ce qu’en 2014, des États membres de l’UE ont octroyé 290 licences d’exportation vers l’Égypte d’équipements militaires pour un total de plus de 6 milliards d’euros (6,77 milliards de dollars des États-Unis). Les articles concernés comprenaient des armes légères et de petit calibre ainsi que des munitions, des véhicules blindés, des hélicoptères militaires, des armes lourdes destinés aux opérations militaires et de lutte contre le terrorisme, et de la technologie de surveillance. 

Les pays de l’UE qui fournissent des armes à l’Égypte depuis 2013 au moyen d’exportations ou de courtage sont les suivants : Allemagne, Bulgarie, Chypre, Espagne, France, Hongrie, Italie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni et Slovaquie.

Selon Privacy International, des entreprises de plusieurs pays de l’UE, dont l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni, ont également fourni aux autorités égyptiennes des technologies ou des équipements sophistiqués destinés à être utilisés pour la surveillance exercée par l’État, et Amnesty International craint que ces équipements ne soient utilisés pour réprimer la dissidence pacifique et pour violer le droit au respect de la vie privée. 

Répression violente de la dissidence en Égypte

Au cours des dernières années, les autorités égyptiennes ont mené une répression sous le prétexte de rétablir la stabilité dans le pays après la destitution par l’armée du président Mohammed Morsi en juillet 2013. Elles ont utilisé des méthodes brutales, notamment en recourant à une force excessive et arbitraire avec des armes à feu, des véhicules blindés et d’autres équipements, qui ont causé l’homicide illégal de centaines de manifestants. Des milliers de personnes ont aussi été arrêtées et jugées dans le cadre de procès collectifs manifestement iniques. Des détenus signalent souvent des actes de torture et d’autres mauvais traitements.

Les forces de sécurité ont à la fois  menacé de recourir à la force armée et utilisé cette force pour faire peur à ceux qui voulaient contester pacifiquement la légitimité du gouvernement ou critiquer ouvertement sa politique. En parallèle, la nouvelle loi répressive relative aux manifestations (de novembre 2013) et la loi antiterroriste (d’août 2015) ont sanctionné le recours à une force excessive. 

Les membres des forces de sécurité égyptiennes sont généralement armés de pistolets et de fusils. Ils utilisent souvent des matraques, des fusils, des canons à eau et des gaz lacrymogènes, avec l’appui de divers types de véhicules blindés, pour disperser les manifestations et les autres rassemblements publics à caractère politique. La Loi de 2013 relative aux manifestations permet aux forces de sécurité de réagir de façon « proportionnée » quand des manifestants utilisent des armes à feu, afin de protéger la vie, l’argent et les biens d’autrui – mais cette disposition est interprétée d’une manière qui viole les normes internationales qui permettent aux forces de sécurité d’utiliser une force meurtrière qu’en cas de risque imminent de mort ou de blessure grave.

Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, les forces de sécurité ont utilisé une force excessive pour disperser brutalement des manifestations, avec des conséquences souvent meurtrières. En janvier 2015, au moins 27 personnes sont mortes dans le cadre de violences liées à des manifestations, dont un grand nombre aux mains de membres armés des forces de sécurité. Parmi eux figure Shaimaa Al Sabbagh, militante politique, poétesse et jeune mère, qui a été tuée par balle par un policier dans le centre du Caire. Malgré les images de sa mort qui ont largement circulé et l’indignation internationale qu’elles ont suscitée, l’agent des forces de sécurité qui avait dans un premier temps été considéré comme responsable de cet homicide a vu sa déclaration de culpabilité annulée par la plus haute juridiction égyptienne, et il doit à présent être rejugé.

Des membres armés des forces de sécurité ont également procédé à des arrestations massives de personnes qui critiquaient le gouvernement et d’opposants politiques. Près de 12 000 personnes ont été arrêtées parce qu’elles étaient soupçonnées de « terrorisme » au cours des seuls 10 premiers mois de l’année 2015, selon un responsable du ministère de l’Intérieur cité par la presse égyptienne. En janvier 2016, des membres armés des forces de sécurité ont effectué des descentes dans plus de 5 000 immeubles d’habitation du centre du Caire dans le cadre d’une opération de sécurité menée au moment du  cinquième anniversaire du soulèvement de 2011, et de nombreux militants ont été arrêtés. 

Des membres armés des forces de sécurité ont arrêté des centaines de personnes alors qu’ils dispersaient des manifestations généralement pacifiques qui ont eu lieu le 25 avril et été déclenchées par la décision du gouvernement de céder à l’Arabie saoudite deux îles en mer Rouge. Parmi les personnes arrêtées lors de la répression de ce mouvement de protestation figurent des défenseurs des droits humains, des journalistes et des militants. 

Le 14 mai, des tribunaux ont condamné plus de 150 personnes à des peines allant de deux à cinq ans d’emprisonnement en raison de leur participation à ces manifestations.

Au cours de l’an dernier, le pays a connu une vague de disparitions forcées : des centaines de personnes ont été enlevées par des membres armés des forces de sécurité. Ces personnes sont maintenues en détention au secret de façon prolongée, sans qu’elles puissent communiquer avec leur famille ou avec un avocat, et torturées par des agents des forces de sécurité qui tentent de leur faire « avouer » des infractions liées au terrorisme. 

Les responsables des graves violations des droits humains perpétrées durant le soulèvement de 2011 et depuis n’ont pas eu à répondre de leurs actes. Jusqu’à présent, les autorités égyptiennes se sont abstenues de mener des enquêtes efficaces, indépendantes et impartiales sur les centaines de cas de disparition forcée, de torture et d’homicides illégaux répertoriés par des groupes de défense des droits humains. 

Opérations militaires dans le Sinaï

L’armée égyptienne a mené un nombre croissant d’opérations militaires contre des groupes armés, qui ont lancé des attaques contre des civils et des forces de sécurité, notamment dans le nord de la péninsule du Sinaï. On sait qu’elle a utilisé des armes lourdes lors de telles opérations, y compris des véhicules blindés, des chars, des hélicoptères de combat Apache et des avions de combat F-16.

Amnesty International est préoccupée par l’absence totale de transparence en ce qui concerne les opérations militaires menées contre des groupes armés. 

Les médias ont été contraints au silence sur la question des opérations militaires menées dans le Sinaï, et les journalistes et organisations indépendantes de la société civile ont reçu l’interdiction de se rendre dans cette région. Pendant ce temps, des pays de l’UE ont autorisé des transferts d’armes lourdes et d’équipements censés aider l’Égypte à combattre le « terrorisme », malgré l’absence de transparence et de garanties en matière de droits humains quant à leur utilisation. Cela est particulièrement inquiétant compte tenu du fait que les responsables des violations flagrantes des droits humains commises sous le régime militaire à la suite du soulèvement de 2011 n’ont absolument pas eu à répondre de leurs actes. 

L’UE facilite la répression interne

Alors que les informations qui ont été réunies montrent que de nombreux États de l’UE n’ont pour ainsi dire tenu aucun compte de l’appel lancé en 2013 pour une suspension des transferts d’armes utilisées pour la « répression interne » en Égypte, il est à craindre que les prochaines négociations ne débouchent sur un nouvel assouplissement voire une suppression de cette suspension. Cela fait suite à la décision prise l’an dernier par les États-Unis de relancer son aide militaire à l’Égypte pour un montant annuel de 1,3 milliard de dollars.

« Le fait de fournir des armes qui vont probablement faciliter la répression interne en Égypte est contraire aux dispositions du Traité sur le commerce des armes, auquel tous les États de l’UE sont parties, et bafoue la position commune de l’UE sur les exportations d’armes, a déclaré Brian Wood, responsable des questions liées au contrôle des armes et aux droits humains à Amnesty International.

« L’UE devrait immédiatement imposer un embargo sur tous les transferts des types d’armes et d’équipements utilisés en Égypte pour commettre de graves violations des droits humains. L’UE et ses membres doivent cesser de récompenser le comportement déplorable de la police et de l’armée égyptiennes en leur fournissant des armes. »

Parmi les principaux fournisseurs d’armes qui peuvent être utilisées en Égypte à des fins de répression interne, citons : 

  • la Bulgarie, qui a émis un total de 59 licences correspondant à 51 643 626 euros d’équipement militaire destiné à l’Égypte en 2014, dont plus de 11 millions d’euros pour des armes légères et de petit calibre et des munitions. Ses exportations vers l’Égypte comprennent 10 500 fusils d’assaut, 300 mitrailleuses légères et 21 pistolets mitrailleurs ; 

  • la République tchèque, qui fournit régulièrement des armes légères à l’Égypte. En 2014, le gouvernement tchèque a émis 26 licences pour des biens militaires destinés à l’Égypte représentant un montant de 19,9 millions d’euros – des armes légères et des munitions pour l’essentiel. Les autorités tchèques ont indiqué à l’ONU qu’elles ont exporté vers l’Égypte 80 953 pistolets et révolvers entre 2013 et 2015. Le ministère égyptien de l’Intérieur a également commandé 10 millions de cartouches de calibre 9 mm à des fabricants d’armes tchèques en février 2014 ;
     
  • la France, qui a émis des licences d’exportation pour des biens représentant un montant de plus de 100 millions d’euros en 2014 et entrant dans la catégorie « bombes, torpilles, roquettes, missiles et autres engins explosifs » et « véhicules terrestres et leurs composants ». Elle a notamment exporté plus de 100 camions Sherpa, recommandés par le constructeur pour les forces de sécurité ;
  • l’Italie a émis 21 licences pour des équipements militaires représentant un montant de 33,9 millions d’euros en 2014, et dont près de la moitié étaient des armes légères. En 2015, l’Italie a exporté pour plus de quatre millions d’armes légères, composants connexes et accessoires, et elle a déjà enregistré l’exportation vers l’Égypte de pistolets et de révolvers pour un montant de 73 391 d’euros en 2016. 

Amnesty International demande à l’UE et à ses États membres de :

  • décréter et mettre pleinement en œuvre un embargo contraignant sur les transferts vers l’Égypte d’équipements de sécurité et de maintien de l’ordre correspondant aux types d’armes utilisés pour commettre ou faciliter de graves violations des droits humains ; à défaut de quoi des infractions persistantes à la position commune de l’UE sur les exportations d’armes ainsi qu’aux dispositions relatives aux droits humains du Traité mondial sur le commerce des armes risquent de se produire ;
  • mettre en place une politique de « présomption de refus » pour les transferts d’armes destinées à être utilisées par les forces de sécurité et l’armée de l’air égyptiennes. Les informations faisant état de raids aériens ayant causé des morts et de graves blessures n’ont pas donné lieu à des enquêtes indépendantes et impartiales. Les violations des droits humains commises par les forces armées pendant le soulèvement de 2011 et durant l’année suivante sous le régime militaire n’ont, elles non plus, pas fait l’objet d’enquêtes efficaces. Toute éventuelle exportation vers l’Égypte de tels articles ne doit pas être autorisée à moins qu’une évaluation exhaustive des risques en matière de droits humains n’ait montré que les destinataires au sein des forces armées égyptiennes vont utiliser cet équipement de façon légale, notamment en respectant leurs obligations découlant du droit international relatif aux droits humains, et à moinsque le pays exportateur et le gouvernement égyptien n’aient convenu de garanties contraignantes à cet effet ;

  • maintenir cet embargo ainsi que la politique de « présomption de refus » jusqu’à ce que les autorités égyptiennes mettent en place des garanties efficaces pour empêcher que d’autres graves violations ne soient commises par les forces de sécurité, et mènent au plus vite des enquêtes exhaustives, indépendantes et impartiales sur les violations perpétrées depuis le soulèvement de 2011, en vue de poursuivre en justice les responsables présumés dans le cadre de procès équitables. 

    CORRECTION : Une référence aux transferts d’armes de la Serbie vers l’Égypte a été retirée du texte original, et le nombre de pays membres de l’UE ayant fait état de transferts d’armes vers l’Égypte en 2014  a été réduit par conséquent de 13 à 12. En effet, la Serbie n’est pas un État membre de l’UE, elle est en cours de négociations pour son adhésion à l’UE. À ce titre, elle s’est engagée à respecter la politique de l’UE en matière d’exportations d’armes et lui fait état de ses transferts d’armes et de ses activités de courtage dans ce domaine