Par Diana Semaan, chargée de campagne sur la Syrie à Amnesty International
À un moment où la presse se fait l’écho de nouvelles initiatives pour des négociations en vue de mettre un terme au conflit syrien et où, tandis que la Russie intervient désormais militairement, les pays occidentaux réfléchissent à l’avenir de la Syrie et de Bachar el Assad, une question d’importance majeure est semble-t-il en train de disparaître des préoccupations premières : la nécessité d’amener les responsables présumés des innombrables crimes de guerre et violations des droits humains, commis par toutes les parties en présence, à rendre compte de leurs actes.
En dépit de l’indignation manifestée au niveau international face aux homicides de civils perpétrés par le gouvernement syrien, la plupart des États, et notamment les gouvernements occidentaux, ferment les yeux sur ce qui se passe dans le pays et ne parviennent aucunement à se mettre d’accord sur des mesures effectives qui permettraient de protéger les civils contre la brutalité du régime.
Leur principale priorité est clairement de combattre le groupe armé qui se donne le nom d’État islamique et d’empêcher les réfugiés d’atteindre leurs frontières. Toute initiative en vue d’amener les auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité à rendre compte de leurs actes est désormais reléguée au second plan.
Hélas pour les Syriens, cela signifie que le calvaire va se poursuivre, car ceux qui en sont responsables savent bien que leurs crimes resteront impunis. Pour les victimes et leurs proches, la perspective d’obtenir justice reste du domaine du rêve.
Chaque jour les forces du président Bachar el Assad mènent des attaques aveugles et délibérées qui touchent les populations civiles, bombardant habitations, écoles, hôpitaux et marchés.
Selon des observateurs sur place, plus de 47 000 civils ont été tués depuis 2011 dans des bombardements et des frappes aériennes. Je recueille régulièrement le témoignage d’habitants et de militants des villes d’Alep, d’Idlib et de Damas ; ils m’expliquent la terreur dans laquelle ils vivent, sous une pluie de barils d’explosifs, de missiles et de roquettes ; ils me parlent de la peur qui surgit au seul son d’un avion de combat ou d’un hélicoptère dans le ciel.
Fahed est l’une des premières personnes avec qui je me suis entretenue lorsque j’ai commencé à travailler pour Amnesty International. C’était en 2012, au moment où le régime a largué les premiers barils d’explosifs. Il refusait de quitter Alep, malgré toute l’horreur de sa vie sous les bombardements aériens quotidiens.
Il m’a décrit des scènes atroces, évoquant le sol jonché de corps d’hommes, de femmes et d’enfants, les élèves tués dans les écoles, les ambulances prises pour cible pendant les opérations de secours, les hôpitaux de campagne totalement détruits.
Plus de trois ans durant, Fahed a dénoncé sans relâche ces attaques. Il me répétait qu’il ne cesserait de témoigner que le jour où la communauté internationale et les Nations unies se décideraient à agir. Il n’est pas parvenu à son but. Il a été tué en juin par l’explosion d’une bombe-baril. Son nom est venu s’ajouter à la longue liste des victimes civiles des autorités syriennes.
Le gouvernement syrien met également en œuvre ses pratiques meurtrières derrière des portes closes. Exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, arrestations arbitraires, détention et torture font partie de la vie quotidienne en Syrie et sont pratiquées sur une échelle industrielle. Des milliers de militants pacifiques, de journalistes, de défenseurs des droits humains, de travailleurs humanitaires et d’enfants figurent parmi les victimes. Plus de 60 000 personnes ont été soumises à une disparition forcée. Leurs proches sont plongés dans la douleur atroce que connaissent ceux qui ne savent pas ce qui est arrivé à la personne qu’ils aiment.
Issam, un bénévole d’un hôpital de campagne de la Ghouta orientale, a été détenu pendant deux ans par les forces de sécurité sous l’accusation de soutien à des « terroristes ». Il m’a expliqué qu’il avait été torturé pendant deux semaines, jusqu’à ce qu’il livre le nom de personnes avec qui il travaillait à l’hôpital de campagne. Il pensait alors que la torture allait cesser, mais cela n’a pas été le cas. Il a déclaré : « J’aurais préféré être tué par une frappe aérienne. Ça aurait été une mort rapide. C’est bien mieux que de passer deux ans de ma vie dans un cachot à entendre les gens hurler à côté. »
Le manque de médicaments, de nourriture, d’eau potable, d’électricité et d’autres produits et services de première nécessité ne fait qu’exacerber la souffrance des civils syriens. À cause de la guerre, des millions de personnes dans le pays ne peuvent subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.
Alors qu’à Damas Bachar el Assad et les responsables du régime se procurent sans difficulté une nourriture de qualité, de l’eau potable et de l’électricité, à 13 kilomètres de là, des milliers de familles de la Ghouta orientale vivent assiégées et en proie aux attaques aériennes, à la faim et au désespoir. Pourquoi ? Tout simplement parce que le gouvernement syrien empêche les Nations unies et les autres agences humanitaires de se rendre dans les zones assiégées pour y distribuer l’aide.
Le gouvernement syrien répand le sang et la souffrance dans tout le pays, et la communauté internationale observe cela à distance.
La communauté internationale devrait se préoccuper avant tout de soulager les souffrances du peuple syrien et de faire en sorte que toutes les parties au conflit comprennent que toute personne soupçonnée d’avoir ordonné des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, qu’elle appartienne aux forces gouvernementales ou à un groupe armé, sera traduite en justice. Il faut sans attendre saisir la Cour pénale internationale de la situation en Syrie. La négociation et le compromis ne peuvent se faire au prix de l’impunité des crimes de droit international.
Quand les dirigeants mondiaux adopteront-ils des mesures concrètes pour mettre un terme au calvaire des Syriens ? Les Syriens ne cessent de me poser cette question, et je me trouve hélas dans l’incapacité de leur répondre.
Cet article a été publié (en anglais) dans le magazine Newsweek.