États-Unis. Sous les verrous pendant des décennies : la dure réalité des prisonniers maintenus à l’isolement en Californie

Durant les 16 années que Joe Simpson (nom d’emprunt) a passées à l’isolement dans un quartier de haute sécurité de la prison de Pelican Bay, en Californie, le seul être vivant avec lequel il a réellement noué des contacts était une grenouille. Il l’avait trouvée dans la petite cour où il était autorisé à aller faire de l’exercice de façon irrégulière, et a passé des mois à ramasser des vers et des insectes pour la nourrir. Lorsqu’il a décidé d’entamer une grève de la faim en juillet 2011 pour protester contre ses conditions de détention, les gardiens lui ont enlevé sa grenouille. Joe compte parmi les quelque 25 000 détenus enfermés aux États-Unis dans des établissements de très haute sécurité (« supermax »), en isolement cellulaire, dans pas moins de 44 États et au sein du système fédéral. Parmi eux, plus de 3 000 prisonniers sont détenus dans des quartiers de haute sécurité, les Security Housing Units, en Californie, dans des conditions qu’Amnesty International a récemment qualifiées de « choquantes ». Aucun autre État américain ne détient autant de prisonniers à l’isolement pendant de si longues périodes. On estime que pas moins de 78 hommes sont détenus depuis plus de 20 ans dans des cellules d’isolement. Les spécialistes d’Amnesty International qui se sont rendus à Pelican Bay et dans d’autres quartiers de haute sécurité fin 2011 ont constaté que les prisonniers sont enfermés au moins 22 heures et demie par jour, dans des cellules qui font moins de 8 m², dépourvues de fenêtres, et qui ne laissent quasiment pas entrer ni la lumière naturelle ni l’air. Les 1 000 hommes détenus avec Joe à Pelican Bay ne peuvent faire de l’exercice qu’une heure et demie par jour, seuls, dans une cour de béton totalement vide et entourée de murs de plus de 6 mètres de haut, d’où ils ne peuvent apercevoir qu’un morceau de ciel à travers un toit de plastique en partie grillagé. Les programmes de réinsertion sont quasi inexistants, aucune activité de groupe n’est proposée et les contacts humains sont sévèrement limités. Pelican Bay est située dans une zone reculée de l’État de Californie et de nombreux prisonniers reçoivent au mieux de rares visites. Le seul contact que la plupart ont avec le monde extérieur se fait par des lettres. Même les consultations avec le personnel médical se déroulent généralement derrière des barrières ; lors des visites de leur famille ou de leur avocat, les prisonniers se trouvent derrière une vitre. En outre, les contacts téléphoniques avec les proches sont extrêmement restreints. Certains n’ont pas reçu la visite de leur famille depuis plus de 10 ans. L’isolement est si extrême qu’un prisonnier a déclaré aux délégués d’Amnesty International venus à Pelican Bay qu’ils étaient « les premières personnes extérieures à la prison qu’il voyait depuis plusieurs années ». Des quartiers construits dans un but précis Les prisons comme celle de Pelican Bay ont été construites dans les années 1980, pendant une période de forte augmentation de la population carcérale aux États-Unis, où la Californie fut le fer de lance des initiatives visant à durcir les peines. Pelican Bay a été conçue tout spécialement comme une prison « sans programmes », construite sans que soit prévu un espace commun pour des activités de groupe, notamment de détente et d’éducation. Les autorités américaines ont justifié la construction des prisons de très haute sécurité « supermax » par le fait qu’en isolant les détenus les plus dangereux et les fauteurs de troubles, la sécurité du reste de la population carcérale s’en trouverait renforcée – pourtant, nombre de prisonniers qui se retrouvent dans ces unités souffrent de maladies mentales ou de troubles du comportement et ont été, dans certains cas, placés à l’isolement à la suite de comportements perturbateurs et d’infractions répétées relativement mineures. Ce que les autorités semblent avoir sous-estimé, ce sont les conséquences à long terme de ce type d’incarcération au niveau de la santé. Des prisonniers enfermés dans les unités d’isolement à Pelican Bay ont fait état de problèmes médicaux et psychologiques graves résultant de leur maintien à l’isolement, notamment : détérioration de la vision consécutive à plusieurs années de privation de lumière naturelle et d’enfermement dans des espaces obstruant la vision, problèmes dus à l’insuffisance de lumière naturelle (qui provoque des carences en vitamine D) et d’exercice, asthme chronique aggravé par les conditions d’enfermement, insomnie sévère et pertes de mémoire. L’un des prisonniers, détenu à l’isolement depuis 16 ans, a déclaré à Amnesty International : « Depuis que je suis enfermé dans l’unité d’isolement, je me suis mis à ressembler à un fantôme, ma peau a pris une teinte très pâle, comme beaucoup d’autres ici, car nous ne sommes jamais exposés à la lumière du soleil. J’aimerais tellement sentir le soleil me chauffer longuement le visage. » Un coup porté à la santé mentale Les conséquences psychologiques de l’isolement de longue durée sont particulièrement graves, comme en témoignent les données qui montrent que le taux de suicide est beaucoup plus élevé dans les unités d’isolement que parmi la population carcérale en général. D’après les informations émanant d’un observateur désigné par un tribunal, 42 % des suicides recensés dans les prisons californiennes entre 2006 et 2010 – 34 par an en moyenne – ont eu lieu dans des unités de détention à l’isolement ou d’isolement préventif. L’un d’entre eux s’appelait Alex Machado, il s’est suicidé le 24 octobre 2011. Il avait été transféré à Pelican Bay en février 2010 après avoir été classé dans la catégorie des membres de gangs, pour y passer une période indéterminée à l’isolement. Selon sa famille, il ne présentait pas de problèmes psychologiques particuliers durant ses 11 précédentes années d’incarcération ; il était instruit, savait s’exprimer, et aidait d’autres prisonniers dans leurs démarches juridiques. Sa santé mentale a commencé à se détériorer nettement après un an passé à l’isolement à Pelican Bay. De janvier à juin 2011, le dossier de la prison relatif à sa santé mentale indique qu’il souffrait d’une anxiété et d’une paranoïa croissantes, d’insomnie et de crises de panique. Il avait également la sensation d’être épié, avait des hallucinations visuelles et pensait entendre des voix et des coups frappés sur les murs de sa cellule. Lorsqu’il a menacé de mettre fin à ses jours le 12 juin 2011, il a été placé dans une cellule de crise. Toutefois, il n’a pas été transféré hors de l’unité de détention à l’isolement, alors qu’il souffrait toujours de « symptômes psychotiques actifs ». D’après le rapport d’autopsie, Alex Machado a été vu en vie pour la dernière fois vers 12h15 le jour de sa mort. Il se plaignait de palpitations cardiaques et a été examiné par le personnel médical, qui l’a ensuite renvoyé dans sa cellule. Trente minutes plus tard, un gardien l’a trouvé « pendu dans sa cellule ». Après la sortie Pour de nombreux prisonniers, les problèmes ne s’arrêtent pas à leur sortie de prison. En moyenne, chaque année, 900 détenus sont remis en liberté conditionnelle directement depuis les unités d’isolement des prisons de Californie, avec en poche quelques dollars et une carte d’identité. Les programmes de transition sont plus que rares. Un ancien détenu de Pelican Bay a raconté à Amnesty International : « Il n’y a pas de programmes de réinsertion, pas d’église, pas d’éducation, pas de fournitures pour les artistes. Ils disent qu’on ne peut pas avoir de compagnon de cellule parce que ce serait trop dangereux, mais c’est faux. Beaucoup de détenus sont maintenus à l’isolement pendant plus de 15 ans, parfois plus de 20 ans. Même pour moi qui suis resté à l’isolement pendant près de sept ans, cette vague de solitude immense résonne toujours en moi… Alors imaginez les conséquences pour eux. » En mars 2012, l’administration pénitentiaire et de la réinsertion de l’État de Californie a proposé des modifications qui offriraient à certains prisonniers une voie permettant de quitter la détention à l’isolement, par le biais d’un processus en plusieurs étapes. Toutefois, les prisonniers placés à l’isolement pour une durée indéterminée resteraient à l’isolement pendant au moins les deux premières années et ce projet ne semble prévoir aucune modification de l’environnement physique des quartiers de très haute sécurité de Pelican Bay. Amnesty International demande aux autorités de limiter l’utilisation des quartiers d’isolement et de n’appliquer cette mesure qu’en dernier ressort, de faire sortir de ces quartiers les détenus qui y ont déjà passé plusieurs années et d’améliorer les conditions de détention de tous les prisonniers placés à l’isolement.