Les autorités du Burkina Faso doivent immédiatement prendre des dispositions pour mettre fin aux attaques contre les civils dans le cadre du conflit armé et diligenter une enquête impartiale et indépendante sur les crimes survenus le 20 avril dernier à Karma, qui pourraient être qualifiés de crimes de guerre.
Le massacre de Karma constitue un énième exemple de la violence contre les civils dans le cadre du conflit au Burkina Faso. Après les meurtres à Nouna le 30 décembre dernier et ceux commis lors de l’attaque du site de personnes déplacées de la Ferme à Ouahigouya, le 13 février, la responsabilité de l’armée est une nouvelle fois avérée dans cette attaque et ces meurtres qui visaient délibérément des civils. Ces attaques à l’encontre des populations civiles doivent immédiatement cesser.
Samira Daoud, Directrice du Bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre
Le 20 avril à Karma, village à 15 km de Ouahigouya dans le nord du pays, des éléments de l’armée burkinabè sont entrés dans le village à 7h 30 du matin, dans ce que les villageois ont considéré comme une patrouille de routine. Les militaires les ont rassemblés, collecté leurs documents d’identité, avant de tirer à bout portant sur ces mêmes villageois, tuant ainsi au moins 147 personnes. L’attaque a duré de 7h30 à 14h.
Amnesty International a pu recueillir des témoignages auprès de rescapé.e.s et de sources locales basées à Ouahigouya. Les témoignages pointent du doigt la responsabilité du 3e bataillon de la brigade d’intervention rapide (BIR) dans les meurtres.
Lors d’une conférence de presse des ressortissants de Karma tenue le 29 avril, le bilan du massacre a été évalué à 147 personnes, dont 45 enfants. Les victimes sont recensées dans les quartiers de Ipaala, Moygayiri, Saayiri, Seygayiri, Rikin, Kassomrikin, Maringo et Rokoudin du village.
Sous le droit international humanitaire, toutes les parties à un conflit armé doivent faire systématiquement la distinction entre les personnes civiles et les combattants, et ont l’interdiction de mener des attaques visant la population civile et des exécutions extrajudiciaires. Ces violations graves des conventions de Genève peuvent constituer des crimes de guerre.
Selon les rescapé.e.s interviewé.e.s par Amnesty International, les militaires ont accusé les habitants de Karma de n’avoir pas dénoncé les éléments des groupes armés qui auraient traversé le village de Karma pour aller attaquer des positions de l’armée et des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) à Aourema, village voisin.
Hassane*, un parent de victimes de Karma, témoigne :
« Nous n’avons pas compris ce qui nous est arrivé à Karma. Quand l’armée est venue ce matin du jeudi 20 avril à 7h30, les habitants sont sortis naturellement les accueillir et se rassembler autour d’eux. Ces gens étaient habillés en uniformes noirs, d’autres en treillis verdâtres, certains avaient des casques, d’autres étaient encagoulés, et ils étaient sur plusieurs pick-up et motos. Certains parlaient en dioula, d’autres en mooré. Ils ont d’abord demandé les cartes nationales d’identité aux villageois avant de commencer à tirer sur eux ».
“Nous allons vous traiter comme les terroristes vous traitent”
Un rescapé de l’attaque, blessé et soigné à Ouahigouya, a fait le récit détaillé suivant :
« Quand ils [les militaires] sont arrivés, ils ont demandé à vérifier nos pièces d’identité. Après cela, ils nous ont demandé de faire sortir femmes et enfants pour les contrôler également. Ils nous ont regroupé pour s’entretenir avec nous. Ils nous ont demandé pourquoi nous étions toujours dans le village, alors que les villages environnants comme Youba et Aourema ont été désertés. Nous avons répondu que ce sont les terroristes qui ont donné l’ordre aux habitants de Youba et de Aourema de partir. Comme nous n’avons pas reçu cet ultimatum, nous n’avons pas voulu quitter notre terre. Et ils [les militaires] ont rétorqué “comme vous craignez plus les terroristes que nous, nous allons vous traiter comme les terroristes le font” (…) “Ils ont demandé aux hommes de se débarrasser de tout ce qu’ils avaient sur eux (téléphones portables, pièces d’identité et argent), nous ont encerclés et désigné des gens à qui ils ont demandé de rejoindre un endroit donné. Alors qu’on se dirigeait vers cet endroit, je suis entré dans une cour à côté, j’ai grimpé sur un mur mitoyen et je me suis sauvé”.
Noufou*, un survivant du quartier de Rikin décrit ce qui lui est arrivé :
“Ils sont venus chez moi pour contrôler les pièces d’identité. Et ils m’ont demandé pourquoi, je ne suis pas allé présenter ma pièce au lieu où les villageois étaient rassemblés. Ils ont abattu mon frère devant la porte. Il était sourd-muet. Ils ont aussi pris ma moto. J’ai aussi vu le corps de l’imam de notre mosquée dans sa cour. Quand ils sont venus contrôler ma pièce d’identité, ils m’ont demandé pourquoi nous étions toujours là alors que les habitants du village d’Aourema s’étaient déplacés. »
Après ce contrôle, Noufou a été conduit avec plusieurs autres habitants du village, qui ont été fusillés par les militaires : « Quand ils ont cru avoir tué tout le monde ils sont partis. Mais deux personnes sont revenues pour achever ceux qui n’étaient pas morts. Moi j’ai eu la vie sauve parce que je me suis recouvert du sang des corps qui étaient juste à côté de moi. Ce sont les militaires du Burkina qui ont commis ce massacre. Sur l’épaule de certains soldats, il y avait un écusson avec un crâne humain. Ce sont eux qui sont rentrés dans le village sur les grosses motos ».
Le massacre de Karma a eu lieu cinq jours après une attaque contre une base des VDP, auxiliaires de l’armée, dans le village d’Aourema, attribuée au groupe djihadiste Ansaroul Islam. Le schéma de ce qui s’apparente à une expédition punitive, est similaire à celui des tueries de Nouna de décembre 2022, et au raid de l’armée contre le site de personnes déplacées de la Ferme à Ouahigouya, le 13 février, au cours duquel 7 mineurs ont été tués dans le camp militaire de Zondoma, selon une enquête de Libération et de AP News.
Amnesty International a pu recueillir des photos de personnes tuées, prises le 25 avril, après le départ de l’armée du village, ainsi que des photos de blessé.e.s en traitement à Ouahigouya, montrant des blessures par balles sur les victimes.
Les militaires auraient par ailleurs brûlé plusieurs bâtiments du village après les tueries. Jusqu’au 24 avril, des militaires étaient toujours déployés entre Karma et Ouahigouya. Ces militaires interdisaient tout accès au village pour les ressortissants de Karma basés à Ouahigouya, les empêchant également d’enterrer les victimes.
Le bataillon d’intervention rapide (BIR) mis en cause
Plusieurs témoins ont affirmé à Amnesty International que l’unité militaire ayant attaqué Karma relève du troisième Bataillon d’Intervention Rapide (BIR) ayant quitté Ouagadougou pour se rendre à Karma. Des personnes présentes dans la ville de Ouahigouya ont affirmé avoir été témoins du mouvement de ce bataillon vers la zone de Karma.
Certains de ces militaires en treillis, portaient des t-shirts où le nom de leur unité « 3e BIR » était clairement visible.
Ces militaires déployés ont été vus vers 5h du matin par plusieurs habitants riverains de la Place de la Nation ici à Ouahigouya. Les gens étaient sortis pour la prière, en cette matinée de Ramadan. Ils ont quitté la Place à l’aube du même jour en direction du nord, où se trouvent les villages de Karma et de Aourema.
*Kader, un ressortissant de Ouahigouya, membre de la société civile
« Ce détachement de militaires est revenu à Ouahigouya le dimanche 23 avril. Tout le monde pouvait les voir dans la ville qu’ils ont quitté en direction de Ouagadougou, cet après-midi [24 avril] », renchérit Hassane*, un habitant de Ouahigouya, originaire de Karma.
Selon un observateur sécuritaire, “ils [les éléments du BIR] ont quitté Ouagadougou avec des instructions claires et fermes. […] Or ici, un massacre a été commis en toute impunité.”
Le 22 avril, le parquet du tribunal de grande instance de Ouahigouya a annoncé l’ouverture d’une enquête pour établir les faits et les responsabilités sur l’attaque de Karma.
« Cette enquête doit être menée de façon impartiale et indépendante afin que les responsables de crimes de guerre et autres violations graves soient traduits devant des juridictions de droit commun selon les normes d’un procès équitable », a déclaré Samira Daoud, directrice d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
* Tous les noms ont été changés pour protéger l’identité des personnes citées.