Les interdictions répétées de manifester et la mort de personnes dans le contexte de manifestations constituent une menace réelle pour le droit de manifester au Sénégal, a déclaré Amnesty International. Alors qu’une nouvelle marche est prévue demain, Amnesty International appelle les autorités sénégalaises à garantir le droit de réunion pacifique, à mener des enquêtes indépendantes et impartiales sur les morts lors de précédentes manifestations et à proscrire l’usage excessif de la force par les forces de défense et de sécurité.
La dernière manifestation organisée le 17 juin à l’initiative de la coalition de l’opposition Yewwi Askan Wi (YAW) avait été interdite par un arrêté du préfet de Dakar pour risque de troubles à l’ordre public. Pourtant, neuf jours auparavant, une manifestation de cette même coalition s’était déroulée de manière pacifique.
Les autorités sénégalaises doivent garantir le droit de réunion pacifique inscrit dans la constitution sénégalaise et dans le droit international et notamment abroger l’arrêté ministériel no. 7580 du 20 juillet 2011 qui interdit les « manifestations à caractère politique » au centre-ville de Dakar, conformément à la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO du 31 mars 2022.
Lors de la manifestation du 17 juin, des violences ont éclaté à Dakar lorsque des manifestants ont voulu accéder à la Place de la Nation, barricadée par les forces de sécurité, ainsi qu’à Bignona et Ziguinchor. Trois personnes y ont perdu la vie.
« Nous appelons les autorités judiciaires à ouvrir une enquête sans délai sur ces incidents du 17 juin, et la conduire de manière indépendante et impartiale. S’il y a des éléments de preuves de violences illégales et de meurtres commis par des membres des forces de sécurité, ces personnes doivent être poursuivies et jugées»
Seydi GASSAMA, Directeur Exécutif d'Amnesty Sénégal
Encore des morts
Idrissa Goudiaby, 43 ans, a trouvé la mort dans le contexte de la manifestation à Ziguinchor dans le sud du pays. Le certificat d’autopsie établissant le genre de mort n’a pas encore été rendu à sa famille, ni son corps, 10 jours après les faits.
Amnesty International s’est entretenu avec plusieurs frères et le père d’Idrissa Goudiaby sur les circonstances de ce décès. Selon son frère, Mamadou Goudiaby,
« Idrissa n’était pas à la manifestation mais il était sorti de la concession pour ramener les enfants à la maison. Il est taximan et quand il y a manifestation à Ziguinchor, il termine sa journée à midi et ne travaille pas le reste de la journée. Les enfants étaient éparpillés dans le quartier et il essayait de les faire rentrer ».
Rapportant les témoignages de ceux qui ont acheminé le corps de son frère à l’hôpital, il affirme «La balle l’a atteint au cou, et il est tombé près de la Pharmacie Néma au quartier Grand-Dakar. Ce sont les gens du quartier qui l’ont amené à l’hôpital alors qu’il perdait son sang, car les sapeurs-pompiers prenaient beaucoup de temps ».
Albert « Abdoulaye » Diatta est mort lors de la manifestation à Bignona. Sa famille, qui affirme qu’il aurait également été atteint mortellement par balles, n’est toujours pas en possession du corps, acheminé à l’hôpital régional de Ziguinchor pour autopsie.
Un autre individu, toujours non identifié à ce jour, est mort dans le quartier de Bopp, à Dakar, près de la mosquée Massalikoul Jinane lors de la manifestation du 17 juin. Si les manifestants interviewés par les médias précisent que l’individu est décédé à la suite de tirs de grenades lacrymogènes par la police qui auraient été la cause du déclenchement d’un feu sur des matelas, la police affirme dans un communiqué public datant du 18 juin que l’individu décédé a déclenché l’accident par inadvertance en s’apprêtant à brûler un pneu.
Alors que de nouvelles manifestations sont prévues ce 29 juin, Amnesty International rappelle que lors de manifestations, le recours à la force par les forces de sécurité doit être nécessaire et proportionnel au but légitime du maintien de l’ordre, et le recours aux armes à feu est illégal sauf dans les cas de danger imminent de mort ou blessure grave pour soi ou pour autrui.
Arrestations arbitraires
Certaines personnes ont par ailleurs été arrêtées durant la manifestation du 17 juin à Dakar dont des figures et leaders de la coalition YAW mais aussi des dizaines de manifestants. C’est le cas de Mame Diarra Fam et de Dethié Fall, députés, et d’Ahmed Aidara, maire de la commune de Guédiawaye. Ce dernier a été jugé et condamné pour « participation à un attroupement non armé », à une peine d’un mois de prison avec sursis et à une amende de 50.000 FCFA, le 27 juin. Dethié Fall avait été arrêté devant le siège de son parti sur la voie de dégagement nord (VDN) à Dakar, alors que Mame Diarra Fam a été arrêtée devant la maison du maire de Dakar Barthélémy Dias. Dethié Fall a été condamné à une peine de six mois avec sursis pour participation à une manifestation non-autorisée alors que Mame Diarra Fam et 82 autres prévenus ont été acquittés pour les mêmes charges. Ces personnes ont été arrêtées arbitrairement pour avoir participé ou pour avoir appelé à la participation à ces manifestations.
Le 18 juin, Guy-Marius Sagna, candidat à la députation pour le département de Ziguinchor a également été arrêté arbitrairement alors qu’il rendait visite à 33 manifestants détenus à la gendarmerie de Ziguinchor pour « participation à une manifestation non-autorisée ». Leur jugement sera rendu ce 28 juin 2022 à Ziguinchor. Ces personnes ne devraient être ni détenues, ni poursuivies simplement pour avoir exercé leur droit de réunion pacifique et Amnesty International appelle à leur libération immédiate et inconditionnelle et à l’abandon des charges portées à leur encontre.
« Les décisions administratives abusives, telles que des interdictions de manifester générales, non limitées dans le temps ou non justifiées par un but légitime, entravent la jouissance de la liberté de réunion pacifique »
Samira DAOUD, Directrice régionale d'Amnesty International pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre
Compléments d’information
Les manifestations organisées le 17 juin à Dakar et ailleurs dans le pays, à l’initiative des partis de l’opposition au pouvoir, visaient à dénoncer le rejet par une décision du Conseil constitutionnel de la liste nationale de l’opposition pour les prochaines élections législatives .
L’an dernier, le 03 mars 2021, des manifestations spontanées ont éclaté dans plusieurs villes du Sénégal, à la suite de l’arrestation par la gendarmerie de l’opposant politique Ousmane Sonko, alors qu’il se rendait à une convocation judiciaire dans le cadre d’une plainte pour viols. Quatorze personnes avaient été tuées durant les 5 jours de manifestations et près de 600 personnes ont été blessées selon la Croix-Rouge Sénégalaise.
Dans le cadre de sa campagne ‘‘Ensemble, demandons justice pour les victimes de la répression violente des manifestations au Sénégal’’ Amnesty demande l’ouverture d’enquêtes indépendantes et rapides afin de poursuive le cas échéant les membres des forces de l’ordre accusés d’usage excessif de la force.