Les personnes ayant traversé des expériences traumatisantes ou ayant besoin de soutien en Sierra Leone sont livrées à elles-mêmes du fait de l’absence quasi totale de services de santé mentale, des années après la guerre civile et l’épidémie dévastatrice d’Ébola que le pays a connues, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public mardi 25 mai.
Dans ce document, intitulé « On nous oublie » : Les effets durables de la guerre et d’Ébola sur la santé mentale en Sierra Leone, des victimes révèlent qu’elles continuent à se débattre avec divers symptômes de détresse psychologique, notamment une sensation de tristesse tenace.
La santé mentale n’est pas un luxe, c’est un droit fondamental.
Rawya Rageh, conseillère auprès d’Amnesty International pour les situations de crise
Les services de santé mentale dans le pays sont cependant loin de répondre aux besoins des citoyen·ne·s, du fait de divers obstacles de taille. Ces derniers incluent un manque de financement de la part du gouvernement, un soutien insuffisant de la part des donateurs, une pénurie de professionnel·le·s qualifiés de la santé mentale, et le fait que les quelques services existants sont essentiellement disponibles dans les villes.
« La population sierra-léonaise a enduré des événements extrêmement traumatisants ces dernières décennies, et le pays se trouve désormais aux prises avec les effets de la pandémie de COVID-19 », a déclaré Rawya Rageh, conseillère auprès d’Amnesty International pour les situations de crise.
« La Sierra Leone, comme de nombreux autres pays, fait face à des contraintes financières et aux difficultés inhérentes à un système de santé affaibli, mais la santé mentale n’est pas un luxe, c’est un droit fondamental.
« Le gouvernement sierra-léonais doit désormais traduire ses engagements politiques en mesures concrètes, en investissant dans l’amélioration des services de santé mentale. Travailler de concert avec les acteurs nationaux de ce secteur, les gouvernements donateurs et des organisations devrait permettre de donner un degré de priorité élevé à ces systèmes de soins essentiels. »
Amnesty International demande aussi au gouvernement d’accélérer le processus d’adoption d’une nouvelle loi portant sur la santé mentale, afin de remplacer la « Loi sur la démence » de 1902, un texte discriminatoire datant de l’époque coloniale, et ainsi de mettre le droit national en conformité avec les obligations de la Sierra Leone en vertu du droit international relatif aux droits humains.
Des traumatismes liés au conflit
Une exposition répétée à des expériences traumatisantes dans le contexte d’un conflit augmente le risque de problèmes de santé mentale. De nombreuses personnes ayant survécu à la guerre civile ont déclaré à Amnesty International avoir vu les forces rebelles réduire leurs logements et leurs villages en ruines. Beaucoup étaient présentes lorsque des proches ont été tués par balle, ou ont aperçu leurs corps sans vie alors qu’elles couraient elles-mêmes se mettre à l’abri.
Un grand nombre de personnes vivent avec des lésions et des handicaps physiques permanents après avoir été blessées par balle ou atteintes par des éclats d’obus. Cinq des personnes interrogées ont été soumises à des amputations sommaires par les forces rebelles, une des atrocités spécifiques à ce conflit. Elles ont décrit avoir supplié qu’on les laisse en vie, tandis que des combattants leur coupaient une main ou un bras, voire deux.
Marie* a expliqué à Amnesty International que son village a été attaqué à la fin des années 1990 par des membres des forces rebelles qui lui ont coupé la main gauche. Elle a déclaré : « Je les ai suppliés, j’ai dit “s’il vous plaît, épargnez-moi, au nom de Dieu” […] Ils ont répondu “Ici, Dieu c’est nous, nous décidons si vous allez vivre ou mourir”. » Marie a dit que les combattants l’ont laissée pour morte, et qu’elle a dû finir de trancher sa main gauche elle-même afin de rester en vie.
Traumatismes liés à l’épidémie d’Ébola
Des personnes ayant survécu à une infection au virus Ébola ont parlé à Amnesty International de l’immense impact psychologique de leur maladie et des suites de celle-ci. Beaucoup ont décrit avoir été si souffrantes qu’elles ne savaient pas si elles survivraient. Elles ont dit que la confusion, le manque d’information et la mauvaise gestion générale de la crise par le gouvernement à l’époque ont contribué à leur détresse.
La majorité des victimes d’Ébola interrogées ont déclaré avoir été très affectées par la réprobation sociale et la discrimination auxquelles elles ont été confrontées, y compris après leur rétablissement. Plusieurs d’entre elles ont dit que des membres de leur communauté les ont accusées d’avoir amené Ébola sur place.
Des anciens malades ont expliqué que le virus a décimé certaines familles. Kaday* a décrit avoir partagé une chambre d’hôpital avec quatre membres de sa fratrie après qu’ils ont tous contracté Ébola en 2014. Elle a déclaré : « Ils sont morts et j’étais seule pour les couvrir. J’avais une perfusion mais j’ai rampé pour aller leur couvrir le visage. »
La majorité des personnes interrogées continuent à vivre avec diverses complications de santé, notamment des douleurs et des faiblesses musculaires, des problèmes oculaires, une tension artérielle irrégulière, et des pertes de mémoire. Plusieurs anciens malades ont déclaré que la pandémie de COVID-19 avait fait ressurgir des souvenirs perturbants et ravivé leur peur persistante de mourir.
Réprobation sociale et manque de soutien
Il subsiste en Sierra Leone une stigmatisation importante autour des problèmes de santé mentale, et certains mythes répandus leur attribuent des causes surnaturelles. Les personnes présentant des difficultés psychologiques et des problèmes de santé mentale sont fréquemment victimes d’abus, et pourtant le gouvernement ne prend pas suffisamment de mesures afin de combattre ces préjugés par le biais de campagnes de sensibilisation et d’information du public.
Bien que les besoins soient clairement immenses, il est rare de pouvoir bénéficier de soins de santé mentale. Il n’y a que 20 infirmières et infirmiers psychiatriques et trois psychiatres en Sierra Leone, un pays comptant sept millions d’habitant·e·s.
Le soutien que reçoivent les très rares infirmières et infirmiers psychiatriques présents dans des hôpitaux généraux à travers le pays est tout à fait insuffisant ; leurs conditions de travail sont difficiles et ils ne disposent pas de moyens de transport officiels pour effectuer des visites à domicile. Sur les 25 rescapé·e·s du conflit et du virus Ébola dont Amnesty International a recueilli les propos, 15 ont déclaré qu’ils n’avaient pas connaissance de services d’aide psychologique, qu’ils soient proposés par des structures de santé publique ou des organisations non gouvernementales. Dans l’ensemble, les services de santé mentale officiels restent extrêmement centralisés ; la carence de soins au niveau local est nette.
Amina*, une rescapée du conflit, a déclaré à Amnesty Internationa : « Nous avons besoin de ce type d’appui et de ce type d’aide psychologique au niveau local pour que les personnes qui ont [subi] des expériences traumatisantes et les personnes qui sont soumises actuellement à un stress de ce genre puissent comprendre que la vie doit suivre son cours, [qu’]elles ont une vie et doivent la vivre. »
De nombreux rescapé·e·s s’appuient donc sur des réseaux de soutien par des pairs qui, même s’ils sont importants, ne peuvent pas remplacer des services professionnels de santé mentale.
La pauvreté est un facteur supplémentaire ayant un fort impact sur la santé mentale. De nombreuses victimes ont déclaré que les promesses de protection sociale non tenues et des possibilités de subsistance réduites ont encore davantage fragilisé leur bien-être, et qu’elles se sentaient abandonnées par leur gouvernement et les organisations internationales ayant fourni de l’aide par le passé.
On nous oublie sur beaucoup de plans.
Mariatu, qui a survécu au virus Ébola
Mariatu*, qui a survécu au virus Ébola, a déclaré : « On nous oublie sur beaucoup de plans. »
Si des programmes humanitaires d’urgence ont permis d’apporter un soutien temporaire en termes de santé mentale, une grande partie de cette aide a pris fin au lendemain des diverses crises. Le rapport d’Amnesty International montre que des investissements à long terme dans des services gouvernementaux sont requis pour fournir des soins durables et efficaces.
« Non seulement la santé mentale est un droit fondamental, mais c’est aussi un bien public. Le gouvernement sierra-léonais doit accorder un degré de priorité adéquat à la santé mentale et demander aux donateurs d’allouer des fonds spécifiques afin qu’il puisse étendre ses services de santé mentale et psychologique en bonne et due forme », a déclaré Rawya Rageh.
« Nous demandons aussi aux donateurs internationaux de soutenir davantage les campagnes ayant pour but de combattre les préjugés tenaces dont la santé mentale fait l’objet. Cette crise ne peut plus durer. »
Méthodologie
Entre novembre 2020 et mai 2021, Amnesty International a effectué des recherches et recueilli les propos de 55 personnes, notamment 25 Sierra-Léonais·e·s, à travers cinq districts, qui avaient été directement exposées à des violences durant la guerre ou qui avaient contracté le virus Ébola. Les personnes interrogées – 16 femmes et neuf hommes – étaient âgées de 28 à 73 ans.
Amnesty International a aussi mené des entretiens avec, entre autres, des professionnel·le·s sierra-léonais de la santé mentale ; des représentant·e·s du gouvernement ; des membres d’organisations de la société civile, notamment de la branche sierra-léonaise de la Coalition pour la santé mentale ; ainsi que des spécialistes de la santé publique et des expert·e·s de la santé mentale.
Complément d’information
Entre mars 1991 et janvier 2002, la Sierra Leone a été le théâtre d’un conflit armé durant lequel des dizaines de milliers de civil·e·s ont été tués, et plus de deux millions de personnes ont été déplacées.
En 2014, alors que la Sierra Leone se relevait avec difficulté de la guerre, une épidémie d’Ébola s’est abattue sur l’ouest de l’Afrique. Selon l’Organisation mondiale de la santé, entre mai 2014 et mars 2016, quelque 14 124 cas ont été enregistrés dans le pays, et 3 956 personnes sont mortes.